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Violences en Haïti : « Ce qui intéresse les bandes armées, c’est le chaos »

Depuis la fin du mois de février les gangs lourdement armés, qui prolifèrent en Haïti, se sont regroupés pour attaquer des cibles stratégiques. La crise sécuritaire et politique semble désormais avoir atteint un point de non-retour.

Analyse de la situation avec le chercheur en sciences politiques Frédéric Thomas (CETRI) dans le Nouvel Obs (propos recueillis par Manon Bernard).

Le sang n’en finit plus de couler dans les rues de Port-au-Prince. Le Haut-Commissaire des Nations unis, Volker Türk, a dénoncé une situation « insoutenable pour le peuple haïtien » devant le Conseil de Sécurité ce mercredi 6 mars en précisant que 1 193 personnes ont été tuées depuis le début 2024 à cause de la violence des gangs.

Mardi soir, un influent chef de gang haïtien, Jimmy Chérizier, surnommé « Barbecue » a menacé d’une « guerre civile » si jamais le Premier ministre Ariel Henry ne démissionnait pas. Ce dernier, parti en voyage diplomatique au Kenya, est toujours bloqué à Porto Rico, l’aéroport de Port-au-Prince refusant de l’accueillir. Jusqu’où ces bandes armées peuvent-elles aller ? Peuvent-elles s’emparer du pouvoir ?
Frédéric Thomas, docteur en sciences politiques et chercheur au Centre tricontinental (CETRI) à Louvain-la-Neuve en Belgique, revient pour « l’Obs » sur la situation.

Comment les bandes armées qui sévissent aujourd’hui ont-elles réussi à proliférer en Haïti ?

Frédéric Thomas Les gangs existent en Haïti depuis longtemps. Tout comme leurs liens structurels avec les élites politiques et économiques. Il y a d’abord eu une privatisation de la violence dans les années 1960, avec les « tontons macoutes », une sorte de police parallèle qui ne dépendait pas de la hiérarchie de l’institution policière mais directement du pouvoir du président François Duvalier. Sous Jean-Bertrand Aristide apparaissent les « chimères », des jeunes des quartiers populaires. Ces groupes armés instrumentalisés par le pouvoir assuraient un contrôle du territoire et une clientèle aux députés et autres hommes politiques.

Depuis six ans environ, ces gangs contrôlent plus de territoire mais comptent aussi plus de membres. Ils utilisent également des armes plus sophistiquées comme des drones. A travers cette puissance, ils se sont en partie autonomisés.

L’origine immédiate de ces groupes plus récents, c’est le massacre de La Saline en novembre 2018 où 71 personnes sont tuées. Il a lieu dans un quartier populaire dans le cadre de manifestations de masse contre la corruption, l’impunité et les inégalités. Il est perçu comme l’exemple de l’instrumentalisation des forces armées parallèles par le pouvoir en place.

L’assassinat de l’ancien président Jovenel Moïse, en juillet 2021, a-t-il été un tournant dans la violence des gangs ?

On a l’impression que la situation se dégrade à ce moment-là, mais c’est faux. Quelques semaines avant l’assassinat il y a une vague de violence qui frappe Port-au-Prince où des dizaines de personnes sont tuées. On voit aussi que la puissance des bandes armées qui ont tué Jovenel Moïse est liée à ce premier massacre de La Saline avec la complicité de la police. Ils vont aller toujours plus loin en se fédérant, en gagnant des territoires et des membres, en s’armant davantage, en ayant davantage recours aux kidnappings.

Après l’assassinat de Jovenel Moïse, l’arrivée au pouvoir d’Ariel Henry est d’emblée contestée par la population. Et son bilan social, politique, économique et sécuritaire est catastrophique. En 2023, le nombre d’assassinat, homicides et kidnappings a presque doublé. Et janvier 2024 a été le mois le plus sanglant de ces deux dernières années selon l’ONU.

La dégradation de la sécurité de l’île est amplifiée par une coalition de gangs. Quel est l’intérêt pour ces bandes armées de se rassembler et d’attaquer ?

Il existe plusieurs centaines de gangs. On estime que cette coalition est composée d’environ 23 grandes bandes armées et deux grandes coalitions dont le G9 à la tête duquel on retrouve Jimmy Chérizier, un ancien policier vite devenu ennemi public numéro 1. Ce qui est nouveau, ce sont les attaques coordonnées qui visent des sites stratégiques symboliques : prisons, aéroport, académie de police…

Cette coalition pourrait-elle prendre la tête du gouvernement de Haïti ?

Ils ont une rhétorique antigouvernementale et révolutionnaire mais pas de projets politiques. Ce qui les intéresse c’est le chaos. C’est de s’assurer qu’il n’y ait pas d’Etat ou d’institutions publiques qui les contrôlent et les répriment. Ils prospèrent de cette inaction étatique et de l’impunité dont ils jouissent pour se développer.

De plus, les bandes armées, même si Haïti est très centralisé, restent concentrées sur Port-au-Prince et dans l’Artibonite, un département au nord de la capitale. On en retrouve un peu ailleurs mais elles n’ont pas de réalité nationale. Certains médias prennent au mot les bandes armées qui ont un discours antigouvernemental. Ils leur prêtent une visée politique que les gangs n’ont pas. Il ne faut pas tomber dans le piège : ce n’est pas une guerre entre les gangs et le gouvernement, c’est une guerre des gangs contre la population, dans laquelle le gouvernement et la communauté internationale ont une large responsabilité. Ces bandes armées restent composées de mafieux qui gouvernent par la terreur et ont recours à une violence systématique.

Que doit faire le conseil de sécurité de l’ONU, réuni à huis clos ce mercredi ?

La communauté internationale, menée par les Etats-Unis, a soutenu obstinément le gouvernement d’Ariel Henry sans écouter les oppositions ni reconnaître l’impopularité et l’illégitimité de ce gouvernement. Ce qui se lit à travers la faillite du gouvernement d’Ariel Henry, c’est donc la faillite de la stratégie internationale. Il y a une course contre la montre : si Ariel Henry n’arrive pas à atterrir à Port-au-Prince, cela marquera l’échec complet de cette stratégie.

Aujourd’hui, il n’y a ni transition ni élections en vue. Soit la communauté internationale continue dans sa fuite en avant en précipitant l’arrivée d’une force internationale, soit elle continue d’encourager un accord politique autour d’Ariel Henry en vue d’élections. Mais ça, nombre d’acteurs n’en veulent pas.

Ce que la communauté internationale pourrait faire ce serait d’accepter enfin de passer par une transition de rupture et de lutter contre l’impunité dont se nourrissent les groupes armés.

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Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.