Version longue d’un article publié dans Le Soir.
Notre paysage médiatique est logiquement dominé par la sidération européenne face au retournement d’alliance états-unien que constitue le rapprochement entre Washington et Moscou. Pour autant la nouvelle administration américaine a aussi des conséquences à grande échelle sur d’autres parties du monde, notamment dans le Sud global. Et le moins que l’on puisse dire est que l’effet Trump sur les économies et sociétés des pays en développement, déjà désastreux, pourrait devenir catastrophique. La nocivité des mesures prises ou annoncées relève de l’évidence.
Le démantèlement en cours de l’agence gouvernementale d’aide - l’USAID - met à l’arrêt des programmes humanitaires qui soutiennent des millions de personnes parmi les plus vulnérables de la planète, notamment en matière de santé publique, alors que les États-Unis se retirent parallèlement de l’OMS, au détriment de la lutte contre les pathologies dans les régions les moins équipées. Bien entendu, l’USAID a pu et peut encore jouer un rôle ambigu, en étant subordonnées aux priorités de la politique étrangère états-unienne, bien sûr les programmes humanitaires ont parfois des effets pervers en évinçant ou affaiblissant les mécanismes publics, sociaux et productifs locaux de réponse aux catastrophes, il n’en reste pas moins que la suppression non planifiée de cet appui financier a un coût humain et social direct d’une ampleur considérable.
La politique anti-migrants adoptée par la nouvelle administration se traduit par la fermeture de la frontière Sud, des expulsions massives manu militari et une véritable chasse aux clandestins sur l’ensemble du territoire états-unien. Outre qu’elle piétine allègrement les droits des personnes concernées, cette politique aura pour conséquence de tarir le flux des remesas, ces transferts monétaires dont dépendent des millions de familles au sud du Rio Grande - cela correspond à près de 50% de la consommation des ménages et 1,4 fois le budget national au Nicaragua ! - et qui innerve les tissus socioéconomiques locaux. [1]
Sur le plan économique, l’adoption de la réciprocité commerciale impactera les exportations des pays en développement ayant des droits de douane supérieurs à ceux des États-Unis, en particulier les pays entretenant un excédent commercial important vis-à-vis d’eux (Mexique, Vietnam, Inde). Des millions d’emplois sont concernés dans les secteurs les plus concernés. Si l’on peut (l’on doit) questionner les bienfaits sociaux, humains, environnementaux globaux de la mondialisation du libre-échange depuis les années 1980, d’autant que le succès électoral de Trump repose sur l’attractivité de son discours protectionniste dans les États les plus touchés par la désindustrialisation (Virginie Occidentale, etc.), l’imposition unilatérale de droits de douane par le pays qui a poussé le reste du monde à se convertir à la « globalization » est d’une violence politique et économique rare.
La hausse prévisible des taux directeurs de la Réserve fédérale (contre l’inflation causée par le renchérissement des importations) augmentera encore la part, déjà en forte croissance, des budgets des pays pauvres consacrée au remboursement de leur dette extérieure (contractée en dollars), au détriment des dépenses de santé ou d’éducation. Comme le rappelle le FMI, le ratio d’endettement moyen en Afrique subsaharienne a presque doublé en seulement dix ans, passant de 30 % du PIB à la fin de 2013 à un peu moins de 60 % du PIB à la fin de 2022. [2]
Au nom de l’« America First » toujours, la nouvelle administration envisage par ailleurs de récupérer les fonds états-uniens de la Banque mondiale, du FMI et d’autres banques multilatérales, dont les prêts sont essentiels à la stabilité financière et au financement du développement des pays en difficulté, en dépit des prescriptions problématiques qui les accompagnent. Et en attendant, le pouvoir américain utilisera son poids décisionnel au sein de l’institution pour bloquer les nouveaux prêts aux pays… ayant des dettes en souffrance auprès d’entreprises états-uniennes. C’est en tout cas le message qui a été envoyé aux autorités ghanéennes au courant du mois de janvier. [3]
Mais l’effet le plus massivement désastreux du retour de Trump aux affaires pour les habitants du Sud global réside bien entendu dans le sabotage de la lutte contre le dérèglement climatique, dont les principales victimes vivent très majoritairement en Afrique et en Asie. D’après le très crédible site CarbonBrief, la victoire de Trump pourrait entraîner une augmentation des émissions états-uniennes de 4 milliards de tonnes de CO2 à l’horizon 2023. [4] Ce à quoi il faut ajouter les émissions indirectes liées au fait que le régime international du climat sera affaibli par le retrait des États-Unis de l’accord de Paris et que bien des gouvernements et des populations seront désincités à renforcer leurs politiques climatiques si les principaux pollueurs relâchent complètement leurs efforts.
Dans l’ensemble, les pays en développement ont beaucoup à perdre de l’affaiblissement du système multilatéral provoqué par la diplomatie trumpienne. Une intensification de la coopération internationale est indispensable pour répondre collectivement et solidairement aux défis mondiaux. Si l’architecture de la gouvernance globale est datée, l’enjeu est de la réformer pour la rendre plus équitable, démocratique et efficace – ce qui était bien le message porté par les représentant·es du Sud lors du « Sommet de l’avenir » des Nations unies il y a quelques mois –, et non pas de la liquider. [5] Un monde dans lequel le droit international, dont on sait bien sûr que l’application demeure inégale et insatisfaisante (comme le démontre en particulier le cas de la Palestine) est remplacé par le règlement entre puissances sera nécessairement inhospitalier pour les États les plus faibles, majoritairement situés au Sud faut-il le rappeler. Davantage encore que l’Ukraine aujourd’hui, dont les pays européens s’érigent en défenseurs, ces pays pauvres souvent riches en ressources naturelles seront des oiseaux pour le(s) chat(s).
Á la différence des circonvolutions européennes, les président·es latino-américain·es progressistes (du Mexique, de Colombie, du Brésil, etc.) ont dénoncé sans ambages l’unilatéralisme brutal de Washington. Pour autant, force est de constater que nombre de régimes du Sud global voient d’un bon œil les tendances néo-impérialiste, souverainiste et illibérale du président états-unien, en ce qu’elles légitiment leurs propres visées expansionnistes et/ou confortent leur style autoritaire d’exercice du pouvoir. La diplomatie isolationniste et transactionnelle de Trump ne s’embarrasse manifestement plus de la gouvernance interne des pays avec lesquels elle traite. Cette remise en question des dimensions universalistes de l’ordre international libéral fait le bonheur des puissances révisionnistes. Pour un régime illégitime, un Trump vaut potentiellement mieux qu’un Biden, à moins de poser un problème sécuritaire singulier aux États-Unis, cas de l’Iran.
Plus surprenante est l’appréciation positive de Trump dans de larges pans des opinions publiques du Sud global, jusque dans ces pays qualifiés de shithole par l’intéressé lors de son premier mandat. Nombre d’indices montrent que cette bienveillance tient à l’existence de puissants courants d’opinion conservatrice dans les sociétés du Sud, en affinité avec les discours « anti-genre » de Trump (et Poutine…), ainsi qu’au profond ras-le-bol de « l’hypocrisie occidentale » et du double standard en matière de démocratie et de droits humains. Pour autant cette bienveillance paradoxale a toutes les chances de se retourner à mesure que se manifestera cet interventionnisme impérial d’un nouveau genre. A l’instar de la colère suscitée en Afrique du Sud par l’ingérence de Trump en matière de législation foncière… au nom de la défense de la minorité blanche.









