Un entretien paru dans Syndicats magazine.
Comme chaque 8 mars, pour la journée internationale des droits des femmes, un appel à la grève internationale est lancé par et pour celles-ci. Cette action symbolique, mais très politique, a pour visée de révéler que « lorsque les femmes s’arrêtent » - qu’elles soient au travail ou à la maison - « le monde s’arrête ».
Traditionnellement associée au travail productif et rémunéré, la grève s’étend aussi, à cette occasion, à la consommation et à l’éducation, au travail domestique et au soin aux autres (le « care »). Une façon de mettre en lumière que tout le travail de « réalisation de la vie » dans lesquelles les femmes jouent un rôle essentiel ne peut être ignoré plus longtemps et doit être valorisé à hauteur de son utilité sociale.
À l’occasion de cette journée très spéciale, portons un regard appuyé sur une figure particulière, celle des travailleuses migrantes domestiques, frappées de plein fouet par la conjugaison des crises. Aujourd’hui, on estime globalement qu’une personne migrante sur deux dans le monde est une femme et que près de trois-quarts des travailleurs migrants domestiques sont des femmes.
Yannick Bovy – Aurélie Leroy, vous venez de publier aux Editions Syllepse, dans la collection Alternatives Sud, un ouvrage collectif intitulé « Migrations en tout ‘genre’ », qui envisage les migrations et le travail dans une perspective de genre, depuis le point de vue des femmes – et tout particulièrement des femmes du Sud.
Qu’est-ce que vous avez eu envie collectivement de mettre en avant dans cet ouvrage ?
Aurélie Leroy – Le titre de cet ouvrage, comme vous l’avez rappelé, est « Migrations en tout ‘genre’ ». Avec ce titre, on joue sur le double sens donné au « genre ». Dans l’approche telle qu’adoptée par les féministes, il y a cette volonté de mettre en avant le processus de différenciation et de hiérarchisation qui existe entre les hommes et les femmes, et qu’on retrouve dans toutes les dimensions et à toutes les étapes des migrations. Migrer ne signifie pas la même chose pour les hommes et pour les femmes. Ces différences se marquent dans les facteurs qui sont à l’origine des migrations, dans les circuits migratoires, dans la ségrégation du marché du travail, dans les politiques d’immigration, etc.
Avec ce titre, on a aussi voulu souligner le fait qu’il existe plusieurs types de migrations, que ce processus est loin d’être monolithique, il est complexe et multiforme. Il existe des migrations légales et clandestines, par choix ou par contrainte, etc.
Yannick Bovy – Ce livre que vous avez coordonné met en évidence des femmes migrantes, travailleuses, obligées de quitter leur pays, qui sont souvent délitées par les effets de la politique de la mondialisation néolibérale et qui se retrouvent, par exemple, travailleuses domestiques, précaires et exploitées chez nous, dans les pays du Nord ?
Aurélie Leroy – Lorsqu’on parle de féminisation de la migration, lorsqu’on croise « genre » et « migration », il y a une figure qui ressort et qui est assez emblématique, c’est celle de la femme migrante travailleuse domestique. Ce lien entre travail domestique et migration internationale de main-d’œuvre féminine a été notamment établi, par l’Organisation internationale du travail.
La figure de la travailleuse migrante domestique est dès lors mise en évidence dans l’ouvrage, car on se rend bien compte que les rôles reproductifs qui sont assignés traditionnellement aux femmes dans une majorité de sociétés vont avoir un rôle déterminant dans la manière dont les femmes vont s’insérer dans le marché du travail et dans les variations des schémas migratoires.
Dans les contextes de « crise de la reproduction sociale » des pays d’Europe du Nord - résultant du vieillissement de la population, de l’insertion des femmes des classes moyenne et supérieure sur le marché de l’emploi et du fléchissement des politiques sociales -, une partie du travail de soin a été externalisée sur le marché global et les femmes des pays à plus faibles revenus, confrontés aux chômage, à la pauvreté et aux inégalités, sont venues combler une pénurie de main-d’œuvre en matière de travail domestique et de soin. S’est ainsi forgée l’idée d’une « division internationale du travail reproductif ». Cette chaîne de soin aux multiples maillons, établie à l’échelle internationale, est révélatrice à la fois de rapports Nord-Sud qui demeurent persistants (même si les migrations sont surtout internes ou s’opèrent entre les Suds), mais aussi de rapports de classe, de genre et de « race » qui se croisent et structurent les relations de travail et les flux migratoires.
Yannick Bovy – Ces femmes migrantes aux situations précaires, aux salaires les plus bas, aux conditions de travail les plus pénibles sont victimes de ce que l’Organisation internationale du travail considère comme de l’esclavage moderne. Qu’en pensez-vous ?
Aurélie Leroy - Le terme est en effet adéquat. Pour illustrer cela, il suffit de penser au cas du Liban, pays dans lequel les travailleuses domestiques sont soumises au régime de la kafala. Ce système place les travailleuses sous la tutelle de leurs employeurs et fait qu’elles ne bénéficient pas des mesures de protection en termes de droit du travail. Elles n’ont donc pas de salaires minimums, ni de limites en termes de quotas d’heures, elles n’ont pas non plus de liberté d’association. Cette précarité juridique rend ces travailleuses particulièrement vulnérables. Il n’est donc pas trop fort de parler d’esclavage moderne. D’autant plus qu’à cette absence de droit en matière de travail s’ajoutent de très fortes restrictions sur leur vie et leur corps. Les femmes sont contrôlées dans leur déplacement, dans leur circulation dans l’espace public. Elles le sont aussi par rapport à leur corps. Elles n’ont pas le droit d’avoir des enfants. Un test de grossesse leur est réclamé à leur entrée sur le territoire. Si elles ont des enfants quand elles sont sous contrat, elles sont alors souvent contraintes d’abandonner leurs emplois et de quitter le pays.
Rappelons toutefois qu’il n’existe pas une situation de « domination sociale » commune à toutes les travailleuses domestiques. Les situations de travail (emploi à demeure – live-in – ou travailleuse ayant son logement – live-out –, par exemple) et les conditions d’emploi (droit du travail et relations professionnelles) sont multiples. Mais dans ce secteur de l’économie, le temps de travail est le plus long, les salaires sont les plus bas et une bonne partie des personnes travaillent dans des conditions que l’OIT désigne comme de « l’esclavage moderne ».
Yannick Bovy – Et en Belgique ?
Aurélie Leroy - En Belgique, les travailleuses domestiques sans-papiers qui travaillent dans l’informel sont estimées à plusieurs milliers, sans pouvoir donner plus de précision. Certaines d’entre elles ont entamé depuis 2018 un combat en se constituant en Ligue, refusant de vivre plus longtemps dans l’isolement, l’insécurité et la précarité alors qu’elles remplissent des fonctions essentielles au maintien et à la dynamique de nos sociétés. Elles entendent faire valoir leurs droits et réclament de l’État belge, conformément à ses engagements internationaux (convention d’Istanbul, Convention 189 de l’OIT notamment), de bénéficier de mécanismes de protection lorsqu’elles déposent plainte contre un patron violent ou abuseur, et d’obtenir un accès au travail légal et aux formations dans les secteurs en pénurie.
L’obtention de droits minimaux serait indéniablement une avancée au regard des conditions d’exploitation existantes, mais cet objectif n’est toutefois pas assez ambitieux. Ce dont il est aussi question ici, c’est de redonner sens et revaloriser toutes les formes de travail qui rendent la vie possible, et dès lors de reconnaître les valeurs essentielles sur le plan social et économique des métiers de la reproduction sociale assumés très majoritairement par des femmes.
Yannick Bovy – Qu’est-ce qu’elles nous disent de nos sociétés, ces femmes dont vous parlez, dans ce livre ?
Aurélie Leroy – Dans cette publication, on a voulu mettre en évidence ce que le genre fait aux migrations mais aussi ce que les migrations font au genre. Dans certains cas, les migrations permettent de reconfigurer les relations entre hommes et femmes. Dans un sens qui est parfois positif, même si ces évolutions ne sont jamais mécaniques et radicales. Les transformations se font à petit pas et de manière non linéaires. À travers leur insertion dans les migrations, on voit cependant que les femmes sont des actrices de changement, qu’elles refusent de s’arrêter à des situations qu’elles estiment intolérables, qu’elles ont des aspirations – notamment en matière de reconfiguration des rapports entre hommes et femmes -, et qu’elles luttent avec d’autres pour changer les choses.
Sur ce thème, lire Migrations en tout « genre », Alternatives Sud (2023), Vol.30/1, Cetri-Syllepse, Louvain-la-Neuve-Paris.