« Nous vivons l’avenir », avertissait Nagraj Adve, spécialiste indien du dérèglement climatique (Frontline, 2024). Entre juin 2023 et mai 2024, la température moyenne au niveau mondial a dépassé de 1,6° C celle de l’ère préindustrielle. À l’échelle de l’Inde, 2023 a été la deuxième année la plus chaude jamais enregistrée. Delhi a subi 38 jours consécutifs de températures supérieures à 40°C, tandis que certaines régions du pays ont atteint des records dépassant les 50°C. Dans le même temps, l’Inde fait face à une crise sanitaire liée à la piètre qualité de l’air, de l’eau et des sols qui contribue à une mortalité élevée [1] dans les villes, dont 83 figurent parmi les 100 villes les plus polluées de la planète (IQAir, 2023).
Ces vagues de chaleur, associées à la dégradation environnementale, ont des conséquences mortelles pour la population et désastreuses pour l’économie, soulignant l’urgence de réorienter le développement vers des modèles plus durables. Cependant, la transition énergétique indienne, censée répondre à ces défis, révèle des contradictions profondes. D’un côté, le gouvernement s’engage à réduire l’intensité carbone du pays et affiche une volonté politique de développer les énergies renouvelables. De l’autre, il continue à dépendre massivement des énergies fossiles et à promouvoir l’expansion du charbon. Dans les deux cas, qu’il s’agisse de la transition « verte » ou de l’intensification de l’usage du charbon, les coûts et les bénéfices de la transition sont inégalement répartis.
Les paradoxes de la transition énergétique
Dès son premier mandat, Narendra Modi s’est positionné comme un acteur de premier plan de la diplomatie climatique et un porte-parole des États du Sud. En 2015, l’Inde, troisième émetteur mondial de gaz à effet de serre derrière la Chine et les États-Unis, a ratifié l’accord de Paris visant à contenir l’élévation des températures à 1,5°C par rapport aux niveaux pré-industriels. Le pays s’est engagé à produire 40 % de son électricité à partir de sources non fossiles d’ici 2030.
En 2021, lors de la COP26 à Glasgow, Modi a réaffirmé le leadership de son pays en matière climatique en se fixant pour objectifs d’atteindre la neutralité carbone pour 2070 et de porter la capacité en énergie renouvelable [2] à 500GW d’ici la fin de la décennie [3]. Pourtant, malgré ces engagements, l’Inde reste largement dépendante de l’industrie du charbon, qui demeure la première source d’émissions de carbone et le premier secteur consommateur d’eau du pays (Down To Earth, 2021). Le gouvernement justifie cette dépendance par la nécessité de soutenir sa croissance économique, au nom du droit au développement.
Cette ligne de conduite est également soutenue par les besoins croissants d’une population ayant atteint 1,43 milliard d’habitant·es en 2024. Des efforts ont été entrepris, au cours de la dernière décennie, pour augmenter la part de la population raccordée au réseau électrique. Les chiffres de la Banque mondiale (2022) font état d’un taux de raccordement proche de 100%, mais le pari de l’électricité pour toutes et tous est cependant loin d’être tenu, tant la qualité et la fiabilité de l’approvisionnement demeurent insuffisantes. De nombreuses communautés, en particulier celles situées en zones rurales ou parmi les populations les plus marginalisées, continuent de faire face à des coupures fréquentes ou prolongées, témoignant d’une inégalité dans l’accès à l’électricité.
Pour répondre aux enjeux liés à la croissance économique et à la démographie, New Delhi a principalement axé sa stratégie sur l’augmentation de la production électrique, reposant en grande partie sur les combustibles fossiles. Cette approche combine une hausse de la production nationale de charbon et un maintien de la dépendance aux importations. [4]
D’autres solutions existent toutefois pour concilier la lutte contre le changement climatique et les besoins énergétiques. Investir massivement dans des infrastructures d’énergie renouvelable « zéro émission » et à bas coût, au lieu des combustibles fossiles, aiderait l’Inde à se doter d’un modèle énergétique plus durable, indépendant et économique (Buckley, 2023). De plus, développer des systèmes de stockage d’énergie permettrait de pallier l’intermittence des sources solaires et éoliennes, garantissant une fourniture stable et fiable. Promouvoir simultanément des solutions décentralisées, comme l’énergie solaire sur les toits, bénéficierait, pour leur part, aux régions éloignées, réduisant ainsi les inégalités d’accès énergétique [5]. En outre, améliorer l’efficacité énergétique dans l’industrie et les transports, réduire les pertes, moderniser les infrastructures, adopter des technologies intelligentes de gestion de l’énergie, stimuler les solutions locales contribueraient à optimiser la consommation énergétique et à diminuer la demande en énergies fossiles.
Une addiction persistante au charbon
Le charbon fournit environ 75% de l’électricité consommée en Inde (The Hindu, 2024). Les responsables indiens craignent dès lors qu’un abandon prématuré de ce combustible ne compromette la sécurité énergétique de la nation. Ils soutiennent fermement l’expansion des énergies renouvelables [6], mais refusent de renoncer à leur précieux « diamant noir ».
Lors de la COP26, l’Inde a ainsi bataillé pour imposer l’expression « réduction progressive » du charbon plutôt que celle d’« élimination progressive » dans l’accord final ; et lors de la COP28 à Dubaï, ses représentants ont refusé de s’engager sur un point central portant sur la fin des investissements dans des nouvelles centrales à charbon. Bhupender Yadav, ministre de l’environnement, a ainsi déclaré : « tous les pays souhaitent que l’objectif de 1,5°C fixé par l’Accord de Paris soit atteint. Mais nos points de départ sont différents. Tant que nous n’aurons pas atteint nos objectifs de développement, nous utiliserons du charbon » (Chandrasekhar, 2024).
Depuis son arrivée au pouvoir en 2014, Narendra Modi a consolidé le charbon comme pilier vital de la nation. Il a profondément libéralisé et réformé le secteur en Inde, en introduisant un système de ventes aux enchères pour attribuer des blocs d’extraction de charbon et permettre aux entreprises privées d’exploiter commercialement cette ressource. Parallèlement, le gouvernement a investi dans l’amélioration des infrastructures d’extraction et de transport du charbon, dans le but de revitaliser le secteur et d’accroître la production nationale.
Ces réformes ont conduit à des niveaux d’investissement sans précédent, consolidant le rôle stratégique du charbon dans la croissance énergétique et économique de l’Inde, mais compromettant sa trajectoire de décarbonation. Aujourd’hui encore, le Premier ministre continue à encourager la production de charbon. Celle-ci a désormais franchi le cap du milliard de tonnes et l’objectif poursuivi est désormais d’atteindre 1,5 milliard de tonnes d’ici 2029-2030 (Ministry of Coal, 2024). Selon les projections de l’Agence internationale de l’énergie, l’Inde devrait atteindre son pic de consommation de charbon vers 2040.
Les raisons de cette frénésie sont multiples. Tout d’abord, le sous-continent dispose des troisièmes plus grandes réserves mondiales de charbon. Cette ressource est non seulement abondante, mais aussi relativement bon marché. L’extraction du charbon est aussi une source majeure d’emplois, dans un pays en proie à des taux élevés de chômage. La seule société publique Coal India Ltd (CIL), qui assure 80% de la production totale de charbon du pays, emploie près de 230 000 personnes. L’emploi formel dans les mines de charbon est estimé à 350 000 personnes mais plusieurs études font état de 15 millions de personnes dépendant, directement ou indirectement, du charbon pour leurs revenus (Bhushan et al., 2020). Une entreprise comme la CIL contribue par ailleurs de manière significative aux recettes publiques des États et du Centre.
Accroître la production nationale de charbon présente aussi des avantages stratégiques : cela réduit la dépendance aux importations et limite l’exposition aux fluctuations des prix mondiaux du pétrole et du gaz. Dans un contexte géopolitique tendu, ce combustible est perçu comme un pilier stratégique qui s’inscrit dans une vision souverainiste. Le Premier ministre a d’ailleurs fixé un cap ambitieux : atteindre l’autonomie énergétique d’ici 2047, à l’occasion du centenaire de l’indépendance de l’Inde. L’objectif est de réduire la dépendance aux importations d’énergies fossiles, tout en augmentant la production d’énergie domestique. Pour ce faire, le gouvernement prévoit à la fois de développer les énergies renouvelables et de renforcer la production nationale de charbon.
Cette addiction au charbon est ensuite liée à un système de « capitalisme de connivence » entre le gouvernement Modi et des conglomérats influents. Les intérêts de quelques grandes familles sont liés aux objectifs stratégiques du pays et vice et versa. Le groupe de Gautam Adani, par exemple, a ainsi bénéficié, depuis son entrée dans le secteur minier en 2015, de privilèges économiques tels que l’attribution de contrats ou licences, de prêts ou subventions, ou encore de réglementations sur mesure facilitant l’expansion de ses projets charbonniers. Aujourd’hui, son groupe est le plus grand développeur privé de charbon au monde [7] et joue un rôle clé dans l’ouverture de nouvelles mines [8] et la construction de centrales thermiques. La proximité entre les intérêts politiques et économiques a consolidé un modèle de développement axé sur le charbon qui a servi indirectement les intérêts des magnats de l’industrie.
Enfin les promesses de financement climatique de 100 milliards de dollars par an, faites par les pays industrialisés à Copenhague en 2009, puis réaffirmées dans les Accords de Paris, pour soutenir la transition énergétique des pays du Sud, n’ont pas été pleinement honorées, malgré la responsabilité historique de ces nations dans le réchauffement.
L’Inde, qui fait face à des défis importants en matière d’adaptation et de transition énergétique, insiste pour que les pays développés honorent leurs engagements. Dans le cadre des négociations en vue de la COP29 à Bakou, elle réclame une augmentation substantielle du financement climatique à travers le New Collective Quantified Goal (NCQG), qui vise à établir de nouveaux objectifs à partir de 2025. New Delhi a avancé un montant plancher de 1000 milliards de dollars par an (Mohan, 2024), qu’elle souhaite prioritairement consacrer à l’adaptation, plutôt qu’à la réduction des émissions. Bien que les pays en développement n’aient contribué de manière marginale aux émissions historiques de gaz à effet de serre, ils sont en parmi les plus touchés par les conséquences du réchauffement climatique. En mettant l’accent sur les mesures d’adaptation, l’Inde souhaite attirer des financements pour faire face aux effets immédiats du réchauffement climatique (sécheresses, inondations, etc.), tout en évitant d’être poussée à réduire drastiquement ses émissions de carbone à court terme.
Des transitions énergétiques injustes
Au cours des deux dernières décennies, de multiples recherches sur le dérèglement climatique ont démontré qu’il était impératif de renoncer aux combustibles fossiles, ce qui impose une transition vers des énergies renouvelables et une élimination progressive de l’électricité produite à partir de charbon.
En Inde, la remise en question du charbon est toutefois un sujet presque tabou. Considéré comme un trésor national, il est jugé essentiel à la souveraineté du pays et crucial pour un avenir énergétique sûr (Lahiri-Dutt, 2014). Dans ce sens, les discours officiels mettent généralement l’accent sur les bénéfices du charbon ou sur les inconvénients que son abandon occasionnerait, plutôt que sur les dommages causés par le maintien d’un statu quo ou encore sur les défis à relever pour mettre en œuvre une transition juste.
Facteurs clés à prendre en compte pour une transition juste en Inde
La principale raison de l’utilisation à grande échelle du charbon a longtemps été sa disponibilité et son faible coût. Les externalités associées à son exploitation ont souvent été négligées, mais la donne est toutefois en train de changer. En effet, les coûts des énergies renouvelables sont en baisse, rendant ces sources de plus en plus compétitives par rapport à l’électricité produite par les centrales à charbon.
Aujourd’hui, l’Inde possède l’un des tarifs les moins chers au monde pour l’énergie solaire, autour de 2,50 roupies par kWh, soit 0,03 USD (Shankar, 2024), contre 5-6 roupies (0,06 USD) par kWh pour le charbon [9]. De plus, environ deux tiers des mines de charbon ne sont plus viables économiquement et ferment de manière soudaine et imprévue [10]. Il s’agit principalement de mines souterraines à faible rendement ou d’anciennes mines à ciel ouvert. Cependant, plutôt que d’investir dans une transition écologique socialement juste, ce qui serait une opportunité pour l’Inde à ce stade, les compagnies préfèrent compenser leurs pertes en ouvrant de nouveaux sites d’extraction ainsi que de nouvelles centrales thermiques, sans se préoccuper ni de réparer les conséquences socio-économiques et environnementales laissées dans les zones désaffectées, perpétuant un cycle de destruction sans fin.
La pollution et les torts causés par les activités extractives sont ensuite des facteurs déterminants à intégrer dans les processus de transition. Les principales zones d’exploitation minière, situées dans les États d’Odisha, du Jharkhand, du Chhattisgarh et du Madhya Pradesh, subissent de graves dégradations environnementales, avec des conséquences majeures sur la qualité de l’air, les forêts, ainsi que sur les eaux souterraines et de surface. Ces activités ont aussi des répercussions directes sur les moyens de subsistance des communautés locales. En particulier, les communautés tribales adivasis, qui représentent seulement 8 % de la population indienne, mais qui sont disproportionnellement affectées par un modèle économique fondé sur la dépossession des terres et l’appropriation des biens communs.
Les femmes adivasis subissent quant à elles une double marginalisation. Traditionnellement responsables de l’agriculture de subsistance et des ressources communautaires, elles voient leurs rôles menacés par l’expansion minière, ce qui nuit à leur autonomie économique et sociale. Par ailleurs, dans les communautés charbonnières, les femmes sont souvent reléguées à des emplois précaires et informels, et exclues des processus décisionnels, exacerbant ainsi leur vulnérabilité.
Ces injustices sont en outre accentuées par des dynamiques de pouvoir. L’État, pour faciliter l’expansion de l’industrie charbonnière, recourt à des méthodes répressives telles que la violence policière, l’impunité et la coercition judiciaire pour exproprier des terres ou réduire au silence les voix dissidentes (CETRI, 2024). À cela s’ajoute le contournement des garanties légales et constitutionnelles supposées protéger les droits des communautés. L’absence de consultation dans le processus décisionnel est également flagrante : moins de 15 % des projets miniers incluent des mécanismes de participation des communautés locales, laissant ainsi les populations sans voix face aux décisions qui affectent leur avenir. Ce déficit de participation démocratique alimente des conflits sociaux et environnementaux, exacerbant les tensions entre les communautés et l’État, et entraînant des affrontements violents (Bhushan et al., 2020).
En plus de ces injustices sociales et environnementales, les zones minières sont confrontées à un sous-développement chronique. Les principaux districts miniers, tels que Singrauli, Sidhi, Chatra, Godda, Surguja, Korba et Sonbhadra, qui se trouvent au cœur de l’activité énergétique de l’Inde, présentent des niveaux de développement humain bien inférieurs à la moyenne nationale. Pendant des décennies, la priorité accordée à l’extraction du charbon et à ses industries dérivées a freiné le développement d’autres secteurs économiques, rendant ces régions fortement dépendantes du charbon. Cette situation a non seulement limité les opportunités de diversification économique, mais a aussi consolidé le charbon comme principale source de revenus pour la majorité des ménages ainsi que pour les administrations locales et régionales. Malgré leur contribution à la croissance économique nationale, les populations locales continuent de vivre dans des conditions de pauvreté alarmante, sans accès à des revenus décents et avec des infrastructures de base, de santé et d’éducation notamment, gravement insuffisantes. Environ 40 % des habitant·es de ces régions vivent dans des conditions critiques, illustrant le manque de redistribution des bénéfices issus de l’extraction de charbon (Bhushan et al., 2020).
Enfin, ces problématiques s’inscrivent dans un contexte plus large, celui de la crise climatique. Les coûts de cette crise sont colossaux pour l’Inde. Le changement climatique intensifie la pression sur les écosystèmes, l’agriculture et les ressources naturelles du pays, tout en endommageant les infrastructures de manière croissante. Ces impacts posent de sérieuses menaces pour la sécurité alimentaire, hydrique et énergétique de l’Inde, ainsi que pour la santé publique et la poursuite de la croissance économique. En 2018, l’Inde a enregistré les deuxièmes plus importantes pertes économiques au monde dues au réchauffement climatique et le ministère des finances a estimé que les coûts d’adaptation représenteront une part significative du PIB du pays ces prochaines années (Idem).
Les transitions énergétiques en Inde ont mis en lumière des enjeux cruciaux. La dépendance au charbon a laissé les travailleur·euses, majoritairement informel·les et mal rémunéré·es, ainsi que les communautés locales, dans une situation de grande vulnérabilité. Les zones minières souffrent de sous-développement chronique, avec des infrastructures insuffisantes et des niveaux de pauvreté élevés, malgré leur contribution à la croissance nationale. Pour réaliser une transition juste, il est essentiel de garantir des conditions de travail et de vie décentes, de soutenir les communautés affectées, et de réparer les injustices historiques liées à l’expropriation et à la répression étatique.
Vers des énergies renouvelables : une nouvelle forme d’injustice ?
Bien que les énergies renouvelables soient largement promues comme la solution à un avenir énergétique durable, leur expansion entraîne des dommages sociaux et environnementaux importants. Les immenses parcs solaires de Bhadla ou Pavagada [11] et la ferme éolienne de Jaisalmer, souvent salués comme des solutions « vertes », ont pourtant des répercussions sur l’environnement et les communautés locales. La conversion de vastes étendues - agricoles, forestières ou « incultes » [12] - en installations énergétiques perturbe les habitats naturels et les cycles écologiques (Priti, 2023), et entraîne un déclin de la biodiversité. La prolifération de panneaux solaires augmente les températures locales et affecte les ressources en eau de ces régions. Ces projets ont aussi provoqué des déplacements de populations et réduit les espaces de pâturage et de culture. Ils ont envahi des terres sacrées et bouleversé des modes de vie ancestraux (Paliwal, 2023).
Les grands projets d’infrastructures, comme les parcs solaires, risquent de marginaliser davantage les femmes, les castes inférieures, les travailleur·euses sans terre et les petits agriculteur·trices. Lorsque les propriétaires vendent leurs terres, les ouvriers agricoles perdent leur gagne-pain, et bien que la construction de ces sites crée temporairement des emplois, les travailleurs non qualifiés n’ont pas accès aux postes techniques permanents. Dans le parc solaire de Pavagada, ce sont des robots qui sont utilisés pour nettoyer les panneaux dans une optique de réduction de coût (Venugopal, 2024), limitant plus encore les opportunités d’emploi local.
Cette approche reflète la conception technocentrée de l’écologie et du paysage imposée par le gouvernement, qui cherche à homogénéiser et à tout concevoir à travers un prisme technologique, ignorant souvent la diversité des écosystèmes et des modes de vie locaux. Les écologies indigènes et les relations vécues des peuples à la terre sont dès lors sacrifiées au profit d’une vision uniformisée de la transition énergétique.
Ces initiatives, qualifiées par des militants écologiques, des ONG et des communautés locales d’ « accaparement vert » ou de « colonialisme vert », reposent sur des dynamiques d’appropriation des ressources et des territoires, similaires à celles observées dans l’extraction du charbon. Les projets renouvelables de grande envergure sont en outre fréquemment mis en œuvre sans consultation des communautés locales et échappent aux procédures d’évaluation de l’impact environnemental (EIE), particulièrement depuis les modifications apportées à la loi EIE en 2020, qui facilitent le développement rapide de projets qualifiés de « prioritaires » dans le domaine des énergies renouvelables.
En résumé, qu’elles conduisent à une intensification de l’exploitation du charbon ou à un développement des énergies bas carbone, les transitions énergétiques restent marquées par des injustices profondes et des conflits violents. Les bénéfices sont principalement captés par de grandes entreprises tandis que les retombées (emplois, services sociaux, services de base, etc) pour les populations locales sont marginales. Le directeur d’une petite école, nichée au cœur du parc solaire de Pavagada, dénonçait ainsi l’absurdité de sa situation : « 22% de l’électricité du Karnataka est produite ici, mais pour nous, il n’y a pas d’électricité » (Subramanian, 2023).
Cette dynamique d’accaparement profite à de puissants conglomérats proches du pouvoir, renforçant les structures de pouvoir existantes. Le groupe Adani a ainsi réussi à s’imposer comme un acteur clé dans le solaire à travers Adani Green Energy Limited, tout en restant solidement ancré dans l’industrie du charbon avec Adani Enterprises Limited. Comme l’a souligné Tim Buckley (2023), directeur du Climate Energy Finance, « Gautam Adani joue sur les deux tableaux » et ajoute que « plutôt que d’investir des milliards dans de nouveaux projets de combustibles fossiles, l’Inde serait mieux servie si Adani consacrait l’intégralité de ses efforts et de ses ressources au développement de technologies à faible coût et à zéro émission ». Cette évolution conjointe dans les secteurs du charbon et des énergies renouvelables illustre une stratégie axée sur la maximisation des profits et la diversification des risques, plutôt que sur la promotion d’une transition énergétique durable et juste. Une telle approche entrave la décarbonation et finit par orienter la trajectoire énergétique du pays au gré des intérêts d’une poignée d’oligarques.
Conclusion
La transition énergétique de l’Inde révèle des contradictions majeures. D’un côté, le pays affiche des ambitions de neutralité carbone et de développement des énergies renouvelables ; de l’autre, il reste massivement dépendant du charbon, source clé de sa souveraineté énergétique. Cette double trajectoire met en lumière un conflit entre les objectifs de réduction des émissions et la persistance des pratiques extractives liées aux énergies fossiles, soulignant ainsi la difficile conciliation des objectifs économiques, de l’engagement climatique et de la satisfaction des besoins énergétiques d’une population en pleine expansion.
Ces processus de transition, qu’ils concernent le charbon ou les énergies renouvelables, sont en outre souvent inégaux. Ils ignorent les injustices historiques liées à l’expropriation des terres, à la marginalisation et l’appauvrissement des communautés locales et à la violence cautionnée par l’État. Si l’Inde ne s’attaque pas aux systèmes qui produisent ces inégalités, elle risque de reproduire les mêmes dynamiques de développement extractif, qu’il s’agisse de combustibles fossiles ou d’énergies vertes. À l’aube de la 29e COP, l’Inde se trouve à un tournant décisif où il devient urgent pour elle de transformer ces contradictions en opportunités pour concrétiser une transition véritablement durable et juste.