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Trajectoire et perspectives du féminisme décolonial

Le, ou plus exactement, les « féminismes décoloniaux » sont directement liés aux « féminismes postcoloniaux », dont ils sont issus et dont ils constituent un prolongement, que Nicolas Bancel qualifie de « germinations militantes » (Bancel, 2019). Ces deux approches du féminisme s’inspirent l’une et l’autre des perspectives des postcolonial studies.

Les postcolonial studies ont pu soulever des critiques, en raison notamment des usages nationalistes ou identitaires qui en ont été faits et de certains de ses effets anhistoriques et dépolitisants. Elles ont néanmoins permis d’ouvrir un vaste registre de questionnements portant sur le récit hégémonique, diffusé par le colonialisme et l’impérialisme, selon lequel l’Europe serait le foyer de la raison, du progrès et de la modernité, sous-tendant une supériorité des sociétés occidentales sur celles du reste du monde

Les féministes postcoloniales ont, dans cette optique, cherché à analyser la puissance des représentations et des systèmes de pensée prévalant durant la colonisation - depuis la « découverte » du Nouveau monde au 15e siècle - ainsi que leur résonance et effets, au-delà des indépendances, notamment en termes de préjugés raciaux et de genre. Elles ont appelé à contextualiser, à historiciser et à rejeter des essentialismes qui prévalent encore aujourd’hui sur l’ « Autre », sur le « garçon arabe » (Guénif-Souilamas, 2004) ou la « femme opprimée », notamment dans les « récits de sauvetage » qui ont servi de justifications morales à plusieurs interventions militaires (Irak, Afghanistan, Mali, etc.), ou encore dans les multiples affaires autour du foulard.

Les femmes qui portent le voile sont toujours considérées en 2021 comme la figure par excellence de la femme soumise, naturalisée et infantilisée, inculte et ignorante, passive et impuissante qui doit être sauvée, comme étaient censées l’être les femmes musulmanes dans les termes des administrateurs coloniaux. Leila Ahmed a ainsi mis en évidence dans plusieurs de ses travaux comment les controverses actuelles sur l’islam ou sur les femmes musulmanes sont héritières du discours colonial (2011). Dans la durée, elles ont été principalement perçues comme les victimes d’un despotisme patriarcal oriental, avec l’homme arabe comme ennemi principal.

Les représentations figées de « l’Orient » élaborées par l’« Occident » ont conduit d’une part à faire de la tradition, de la culture et de la religion, la cause de tous les maux – depuis les conditions d’existence des femmes moyen-orientales aux violences qu’elles subissent - sans rendre compte des facteurs historiques, socioéconomiques, matériels qui agissent pourtant de manière déterminante sur la manière dont ces femmes vivent et sont considérées par la société. Elles ont d’autre part conduit, en se focalisant sur le sexisme « extraordinaire » des hommes de couleur, à nier et à absoudre l’oppression patriarcale et le sexisme « ordinaire » des hommes blancs, considérés comme insignifiants en comparaison [1].

Cette obsession d’hier et d’aujourd’hui pour le voile - plutôt que pour les droits sociaux, économiques, civils ou politiques des femmes - et ce refus d’accorder au voile une diversité de sens et de valeurs (en termes de résistance et d’émancipation notamment) ont concouru à légitimer un discours néocolonial qui a réifié les catégories binaires et abouti à encenser les uns (« les sauveteurs ») et à stigmatiser les autres (« les oppresseurs »), établissant une frontière et une hiérarchie de valeurs entre les sociétés occidentales « civilisées » et le monde « barbare » musulman, entre les « bons » et les « mauvais » nationaux.

Le questionnement des féministes postcoloniales sur les représentations sexuées véhiculées par l’idéologie coloniale «  a montré à quel point le genre structure les catégories raciales et sociales ». L’« homme blanc » a, pendant des décennies, été associé à une masculinité forte, une excellence virile qui lui a conféré une position dominante par rapport au colonisé - homme ou femme - qui était, pour sa part, rattaché à la féminité « faible », infantilisé ou bestialisé, réduit à une figure « grotesquement sexuelle, plongée dans le péché et l’incroyance » (Ali, 2016). Ce système de genre forgé par les colonisateurs européens, que Maria Lugones qualifie de « colonialité du genre » (2016), s’est perpétué jusqu’à nos jours et structure encore les rapports de genre, de race et de classe.

Une critique du féminisme dominant

Les féministes postcoloniales ont appliqué la critique générale émise à l’encontre de la « rationalité hégémonique de l’Occident » au mouvement féministe « historique » lui-même, et rejeté l’universalité de la trajectoire et de l’expérience des femmes occidentales. Elles ont rejoint en cela les mouvements de femmes « du Sud » qui, dans le courant des années 1960 et 1970, ont mis en exergue l’hétérogénéité de la catégorie « femme », mettant à mal l’idée d’une « condition féminine partagée », d’une « sororité universelle » ou encore d’une stratégie d’émancipation applicable à toutes les femmes.

Les Afro-américaines du Black feminism, les femmes caribéennes, les femmes noires d’Afrique du Sud, les femmes dalit d’Inde ou indigènes du Mexique ou encore les femmes musulmanes en Égypte ou en Algérie ne partagent pas les mêmes conditions d’existence, ni ne bénéficient de la même attention que les femmes blanches de la classe moyenne. Femmes colonisées hier, « racisées » [2] aujourd’hui, elles ont pour la plupart été invisibilisées, « oubliées » par le féminisme majoritaire qui s’est construit « indépendamment », voire « contre » elles, pour les critiques les plus sévères. En effet, pour une partie des féministes appartenant à des groupes marginalisés, l’émancipation des femmes « blanches et bourgeoises » s’est opérée au détriment des femmes « subalternes ». Les féministes post- et décoloniales les invitent dès lors à affronter le racisme et les stéréotypes raciaux qui ont historiquement imprégné le mouvement. Elles les pressent « à voir leurs expériences et leur savoir comme situés, socialement construits, marqués par la race, la classe, le genre, la sexualité ou l’ethnicité » (Kian, 2010) et soulignent, à la suite de bell hooks (1984), que « la véritable solidarité politique, c’est apprendre à lutter contre des oppressions qu’on ne subit pas soi-même ».

Rappelons que dans l’Empire français, « les femmes blanches qui n’avaient pas de droits civiques avaient néanmoins le droit racial de posséder des esclaves, et notamment d’autres femmes » (Bereni, 2020). Aux États-Unis, en 1851, Sojourner Truth [3], dans son apostrophe devenue célèbre : « Ne suis-je pas une femme ? » (Davis, 2020), força l’attention des femmes blanches et révéla les préjugés raciaux et de classe du nouveau mouvement pour les droits des femmes. Elle entendait par ce discours s’élever autant contre la domination sexiste que contre l’oppression raciale.

La matrice coloniale du féminisme n’a pas disparu au lendemain des luttes de libération et d’indépendance. Françoise Vergès, dans son ouvrage Le ventre des femmes, pointe ainsi la contradiction du Mouvement de libération des femmes qui, dans les années 1970, a lutté pour la reconnaissance du droit à l’avortement en France métropolitaine, mais qui ne s’est pas mobilisé pour les femmes françaises « racisées » de la Réunion qui subissaient, au même moment, des stérilisations et avortements forcés dans une perspective de contrôle des naissances.

Hier comme aujourd’hui, toutes les vies ne se valent donc pas. Ce constat cynique a été confirmé lors de la crise de la covid-19. Les statistiques sur la surmortalité des Afro-Américain·es aux États-Unis ou encore en Seine-Saint Denis [4], ont révélé que l’illusion d’égalité devant l’épidémie était fausse et que la position occupée en termes de classe, de genre ou de « race » s’était une fois de plus révélée déterminante.

Le projet politique des féministes décoloniales

Les féminismes « de politique décoloniale », on le voit, ne viennent pas de nulle part. Elles s’appuient sur les réflexions et les luttes de leurs aînées. L’approche féministe décoloniale qui émerge dans les années 1990 en Amérique du Sud, si elle partage l’essentiel des perspectives postcoloniales, s’en distingue toutefois. Tout d’abord, en raison de la temporalité et du lieu de son émergence qui influenceront son développement. Ensuite, car les militantes décoloniales estiment que les postcoloniales, en se concentrant sur les discours, les identités, les subjectivités, ont fini par occulter les dimensions concrètes et matérielles des sujets en présence, ont atténué les « immenses souffrances, cruautés et injustices si tranquillement et inconsidérément infligées aux pauvres, exploités et opprimés » (Kaiwar, 2013) et omis les moyens et stratégies à mettre en œuvre pour transformer ces situations. Pour les décoloniales, la libération des peuples ne peut se faire par la seule critique de la raison hégémonique occidentale, elle résulte avant tout de luttes et de résistances.

Sans réfuter l’héritage postcolonial, elles entendent plutôt prolonger concrètement la radicalité des études postcoloniales. Pour cela, elles s’investissent à la fois dans la décolonisation des savoirs pour une « justice épistémique » (Vergès, 2020) ainsi que dans des combats militants contre la persistance de la « colonialité du pouvoir », « soit une structure étatique et des modes de gouvernementalité issus de la période coloniale et reproduisant les hiérarchies raciales alors instituées » (Bancel, 2019). Le préfixe « dé- » renvoie aussi à un projet davantage politique qui laisse entendre une démarche active visant autant à défaire et à critiquer les formes actuelles de domination, qu’à reconstruire, par la réparation des torts et la création de nouveaux liens ; là où le préfixe « post- » revêt un caractère plus consensuel, associé au récit sur la « diversité culturelle », dans une période « post - » coloniale, soi-disant apaisée.

La trajectoire des féministes décoloniales est aussi à replacer plus largement dans la longue histoire des luttes de leurs aînées, que ce soit « les femmes autochtones pendant la colonisation, les femmes réduites en esclavage, les femmes noires, les femmes dans les luttes de libération nationale et de l’internationalisme subalterne féministe des années 1950-1970, et les femmes racisées qui luttent quotidiennement aujourd’hui » (Vergès, 2019).

Depuis le début du 21e siècle, une multitude de pratiques et d’expériences menées par des mouvements de femmes – qualifiée de « quatrième vague » - se sont développées depuis les Sud et ont contesté, lors de soulèvements populaires massifs - en Argentine, en Algérie, au Mexique, en Inde, etc. -, la conjonction destructrice du racisme, du sexisme, du capitalisme et de l’impérialisme. La violence patriarcale a été dénoncée à travers des mobilisations - Ni Una Menos, la Marea Verde, Las Tesis, etc.-, qui l’ont articulée à d’autres formes structurelles de domination, telles que le mode de production capitaliste – abusif pour les femmes – et la matrice coloniale, dont les effets sont concrets et durables sur les corps et les territoires des femmes pauvres racisées, souvent considérées comme « sacrifiables ».

Ces dynamiques, inscrites sur le terrain des luttes sociales, veillent ainsi à appréhender le réel de manière complexe, à partir de situations vécues tenant compte de la spécificité historique et politique des sociétés, en « ne laissant personne derrière ». Elles prennent en compte l’intégralité des subordinations et des périls que subissent les femmes, dans une perspective intersectionnelle, et entendent s’attaquer aux structures de pouvoir qui produisent les inégalités. En adoptant des stratégies de luttes imbriquées, en refusant l’imposition d’un modèle normatif, en renouvelant des cadres de pensée et en resignifiant certains enjeux, les féministes de politique décoloniale ont rendu au féminisme un tranchant critique. Qui le bouscule, qui entraîne des oppositions et des passions, qui n’est pas dépourvu non plus de contradictions, mais qui résonne désormais dans les sociétés du monde entier en proie à des formes variées de domination, d’oppression et d’exploitation.


Notes

[1Dans l’Égypte de la fin du 19e siècle, l’un des principaux représentants du pouvoir britannique, Lord Cromer, qui appelait au dévoilement des musulmanes, fut aussi président et membre fondateur de la Ligue masculine contre le suffrage féminin dans son propre pays (Leroy, 2018).

[2Colette Guillaumin utilise, à l’origine, la notion de « racisé » en sciences sociales pour étudier le racisme comme construction sociale. Une personne « racisée » désigne un individu susceptible d’être assigné à un groupe minoritaire et de subir des discriminations. La « race » n’est pas considérée ici comme biologique, mais comme une construction sociale qui sert à exclure certaines catégories (Guillaumin, 1972).

[3Sojourner Truth (1797-1883), abolitionniste afro-américaine militante pour le droit de vote des femmes nées de parents esclaves.

[4Le département français le plus pauvre de France métropolitaine, avec la plus forte concentration de minorités ethnoraciales (Fassin, 2020).


bibliographie

  • Ahmed L. (2011), A Quiet revolution. The Veil’s Resurgence from the Middle East to America, Yale University Press.
  • Ahmed L. (1992), Women and Gender in Islam. Historical Roots of a Modern Debate, Yale University Press.
  • Alternatives Sud (2015), « Etat des résistances dans le Sud. Mouvement de femmes du Sud », volume 22, Louvain-la-Neuve/Paris, Cetri/Syllepse,
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  • Bereni L, Chauvin S, Jaunait A., Revillard A. (2020), Introduction aux études sur le genre, Louvain-la-Neuve, deboeck supérieur.
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  • hooks bell (1986), « Sisterhood : Political Solidarity between Women », Feminist Review , n°23.
  • Guénif-Souilamas N., Macé E. (2004), Le féminisme et le garçon arabe, Paris, l’Auben 2004.
  • Guillaumin Colette (1972a), L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris, Mouton.
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  • Kian A. (2017), « Féminisme postcolonial : contributions théoriques et politiques », Cités, n°72, 69-80.
  • Leroy A. (2018), « Repolitiser le genre », Alternatives Sud, Vol.25,Cetri/syllepse, Louvain-la-Neuve/Bruxelles.
  • Lugones M. (2016), « The Coloniality of Gender », in Harcourt W. (dir.), The Palgrave Handbook of Gender and Development, Londres, Palgrave Macmillan.
  • Tamale S. (2020), Decolonization and Afro-Feminism, Ottawa, Daraja Press.
  • Vergès F. (2019), Un féminisme décolonial, Paris, La fabrique éditions.


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.

Portrait de Bell Hooks, féministe afroaméricaine, par Will Kasso
Portrait de Bell Hooks, féministe afroaméricaine, par Will Kasso

(Photo : Flickr)