Quelle mouche a piqué Nancy Pelosi ? La question mérite d’être posée tant la visite officielle qu’elle vient d’effectuer sur l’île de Taïwan est lourde de conséquences, et suscite de vifs débats jusque sur les scènes politiques européennes [1]. À tel point, d’ailleurs, que ni le Pentagone, ni l’administration Biden ne la voyaient d’un bon œil… [2] C’est que le contexte international actuel, marqué par la guerre en Ukraine, est déjà suffisamment explosif sans qu’il soit besoin de risquer une autre escalade militaire avec la deuxième puissance économique et militaire mondiale.
Pour de nombreux observateurs et observatrices (y compris dans des médias qu’on peut difficilement soupçonner de complaisance vis-à-vis de Pékin [3]), la cause est donc entendue : cette visite relève avant tout d’un acte imprudent et quelque peu opportuniste, posé par une dirigeante de la Chambre des représentants qui se sait probablement condamnée à perdre sa place lors des élections de mi-mandat de novembre prochain, et qui chercherait dès lors à inscrire son nom dans l’histoire par un ultime coup d’éclat.
Un jeu dangereux
Pour autant, le timing de la visite n’est pas totalement fortuit. En effet, les tensions s’accumulaient ces dernières années autour de cette île que la Chine considère comme une province à réunifier avec le reste de son territoire [4]. Or, Xi Xinping a fait de la « réjuvénation » de la grandeur chinoise la clé de voute de son pouvoir [5]. Et il n’a jamais fait mystère de sa volonté d’être celui qui ramènera Taïwan dans le giron chinois. Un objectif devenu d’autant plus important que sa gestion intransigeante de la pandémie commence à avoir un coût économique et social qui menace sa légitimité, à quelques mois seulement d’un vingtième Congrès crucial du Parti Communiste Chinois, où il briguera un troisième mandat après avoir fait changer la constitution en ce sens [6].
D’aucuns craignaient que cette situation ne pousse le dirigeant chinois à envisager une opération militaire contre Taïwan, un scénario rendu encore plus plausible dans les moments qui ont suivi l’invasion de l’Ukraine par la Russie, même si la situation a changé depuis lors [7]. Dans ce contexte, la visite de Pelosi pouvait donc être vue comme une façon de réaffirmer l’engagement américain à protéger Taïwan en cas d’attaque de la Chine [8], afin de dissuader cette dernière de passer à l’acte. Une dissuasion qui fonctionnerait d’autant mieux maintenant que la Russie s’est engluée dans un conflit coûteux et de longue durée, dont seuls les Américains semblent avoir pu tirer un avantage stratégique significatif [9].
Le risque consiste toutefois à enfermer Pékin dans une position où ses dirigeants doivent choisir entre réagir ou perdre la face. Nul doute en effet que l’enlisement de la Russie en Ukraine – ainsi que la pluie de sanctions occidentales qui ont suivi – ne fasse réfléchir la Chine à deux fois avant de se lancer dans une aventure similaire à Taïwan.
Mais précisément, dans ce contexte, était-ce bien nécessaire d’aller les provoquer sur ce terrain, au risque justement de les pousser à effectuer cela même que l’on prétendait vouloir éviter ? D’autant qu’au vu des difficultés économiques et sociales que traverse actuellement le pouvoir chinois, la rhétorique guerrière et l’union sacrée face aux « ennemis extérieurs » et à « l’impérialisme américain » constituent des diversions politiques de choix.
L’enjeu des puces électroniques
Mais un autre élément rend la visite de Pelosi encore plus explosive : le rôle central qu’occupe Taïwan dans la fabrication mondiale des puces électroniques [10]. L’île est en effet, de loin, le plus gros exportateur de ces composants essentiels au fonctionnement et à la numérisation croissante de nos économies, avec une domination encore plus écrasante dans le secteur des puces les plus avancées [11].
Les États-Unis et la Chine dépendent ainsi de Taïwan pour leur accès aux puces de dernière génération, ce qui en fait un enjeu majeur dans la lutte pour la suprématie technologique mondiale que se livrent aujourd’hui les deux superpuissances, y compris dans le domaine militaire [12]. Et ce d’autant plus que ce secteur ultra-sensible fait face depuis plus d’un an à une pénurie sévère liée aux conséquences de la pandémie ; pandémie qui a révélé à la fois leur caractère critique pour l’économie mondiale et les vulnérabilités liées à leur trop forte concentration au sein d’un nombre restreint d’acteurs [13].
Ces derniers temps, on assiste ainsi à la multiplication d’initiatives diplomatiques et industrielles de la part des États-Unis, de la Chine ou encore de l’Europe pour tenter de sécuriser leur approvisionnement en puces électroniques et développer des capacités de production autonomes [14]. Une des dernières en date nous vient d’ailleurs des États-Unis, où l’adoption du « CHIPS Act » prévoit jusqu’à 52 milliards de dollars (51 milliards d’euros) de subsides pour les entreprises qui investiraient dans des capacités de production sur le sol américain… à condition qu’elles n’investissent pas dans d’autres pays qui posent problèmes aux États-Unis, à commencer par la Chine [15] ! Une clause qui n’a évidemment pas échappé à Pékin, qui y voit – à raison – une manœuvre de plus de la part de Washington pour freiner son ascension technologique en la privant d’accès à des marchés et/ou à des technologies critiques [16].
La visite américaine à Taïwan doit donc aussi – et peut-être surtout – être lue dans ce contexte. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si durant le peu de temps qu’elle a passé sur l’île, Nancy Pelosi s’est précisément entretenue, entre autres, avec les principaux dirigeants de l’industrie des puces taïwanaises, à commencer par le CEO du leader mondial TSMC, quelques jours à peine après l’adoption du CHIPS Act dont elle n’a pas oublié de faire la promotion [17].
Quitte ou double pour la Chine
Or, côté chinois, plus que l’affront diplomatique, c’est peut-être davantage leur possible exclusion d’un accès à cette technologie hautement stratégique qui est impossible à accepter. D’ailleurs, plus largement, le regain d’intérêt et d’agressivité de la Chine envers Taïwan ces dernières années ne s’expliquerait-il pas autant par cet enjeu que par la stratégie ultra-nationaliste de Xi Xinping ?
Quoiqu’il en soit, à en croire le dirigeant de TSMC, une éventuelle invasion chinoise de Taïwan pour prendre le contrôle de ses usines n’aurait de toute façon aucun sens dans la mesure où celles-ci s’inscrivent dans un réseau international sans lequel elles ne peuvent pas fonctionner ; le déclanchement d’une guerre ne créerait donc que des perdants, selon lui [18].
Un raisonnement qui ne tient toutefois… que pour autant que la Chine ait effectivement quelque chose à perdre. Si d’aventure elle s’imaginait – à tort ou à raison – qu’elle était sur le point d’être de toute façon privée d’accès à cette technologie décisive, le rapport coût-bénéfice d’une tentative de prise de contrôle par la force pourrait tout d’un coup évoluer significativement.
Quitte à semer encore un peu plus le chaos dans ce maillon stratégique et déjà largement malmené de l’économie mondiale, en renforçant au passage des logiques de blocs antagonistes face auxquelles les alternatives en faveur d’une économie numérique plus démocratique et plus équitable peinent déjà à exister [19]. Sans parler évidemment des conséquences pour la population taïwanaise, plus que jamais au centre d’une lutte qui la dépasse et dont elle sera la première à payer le prix si les événements devaient s’accélérer…