28 avril 2022. Quelques mois après avoir organisé un « Sommet pour la démocratie » qui devait réaffirmer la posture américaine de « leader du monde libre » [1], la Maison-Blanche accueille cette fois le lancement de la « Déclaration sur l’avenir de l’internet », un document de trois pages destiné à affirmer l’engagement des soixante pays signataires [2] en faveur d’un internet « ouvert, libre, mondial, interopérable, fiable et sûr » [3].
Officiellement, l’objectif consiste à se « réapproprier les promesses de l’internet » face à différentes menaces telles que les restrictions d’accès et autres mécanismes de surveillance et de censure imposés par des États autoritaires, l’essor de la cybercriminalité, la diffusion de fausses informations ou encore la concentration croissante de l’économie numérique et les craintes liées à l’utilisation des données personnelles.
Cinq principes clés
Pour ce faire, les États signataires s’engagent à « défendre une série de principes clés (…) concernant l’internet et les technologies numériques ; promouvoir ces principes au sein des forums multilatéraux et multipartites existants ; traduire ces principes en politiques et actions concrètes ; et travailler ensemble pour promouvoir cette vision au niveau mondial ».
Les « principes » en question sont au nombre de cinq :
« Protection des droits humains et des libertés fondamentales » (ex : liberté d’expression, lutte contre les discriminations, etc.) ;
« Un internet mondial » (ex : liberté d’accès, neutralité d’internet, etc.) ;
« Un accès inclusif et abordable à l’internet » (ex : lutte contre la fracture numérique, diversité culturelle, etc.) ;
« Confiance dans l’écosystème numérique » (ex : lutte contre la cybercriminalité, protection de la vie privée, etc.) ;
« Gouvernance multipartite de l’internet » (participation des « parties prenantes » : États, société civile, secteur privé, monde académique, etc.).
Pourquoi maintenant ?
Plusieurs raisons expliquent la volonté américaine de pousser à l’adoption de cette déclaration. Tout d’abord, nous l’avons évoqué, cette initiative est à resituer dans l’ambition plus large de l’administration Biden de renouer avec une posture de « leader du monde libre » que les quatre années de Trump au pouvoir ont considérablement fragilisée. Ce dernier a en effet poursuivi une politique étrangère ouvertement nationaliste et cynique où seuls primaient les intérêts de puissance américains étroitement compris, y compris au risque de froisser ses alliés ou de bafouer explicitement le droit international et les « valeurs occidentales » [4].
Pour Biden, il s’agissait donc de réaffirmer l’engagement des États-Unis en faveur de ces « valeurs » pour mieux se distinguer de ses rivaux stratégiques, à commencer par la Chine, tout en resserrant les liens avec ses alliés traditionnels (ou plus récents). Or, l’internet constitue un des enjeux clés dans cette lutte pour l’hégémonie mondiale que les États-Unis cherchent à présenter sous un angle moral. Jusqu’ici, le réseau des réseaux reste en effet dominé économiquement, politiquement et institutionnellement par les États-Unis [5], mais plusieurs évolutions menacent cette domination, que ça soit la montée en puissance de la Chine, les velléités de rééquilibrage en Europe ou encore les projets d’industrialisation numérique dans les pays du Sud [6].
Un débat entre partisans et adversaires d’un internet « libre et ouvert »
Le contenu et le timing de la déclaration doivent donc être lus à la lumière de ce double impératif : contrer les ambitions des rivaux numériques des États-Unis, tout en déployant une vision positive à même de rassembler leurs alliés. Dans ce contexte, le choix du registre des « libertés numériques » est particulièrement efficace, puisqu’il permet de situer le débat entre partisans et adversaires d’un internet « libre et ouvert ». Or, les choses sont évidemment plus complexes.
D’abord, parce que les signataires de la déclaration sont loin d’être eux-mêmes irréprochables en matière de droits et de libertés numériques, à commencer par les États-Unis. Ces derniers abritent en effet ce que les auteurs Powers et Jablonski [7] nomment un « complexe informatio-industriel », en référence au « complexe militaro-industriel » fameusement dénoncé par le président Eisenhower en 1961, lequel constitue une des menaces les plus massives et les plus systématiques pour ces droits et libertés à travers le monde [8].
On notera d’ailleurs que de nombreux passages de la déclaration reflètent les préoccupations de différents États, à commencer par celles de l’Union européenne, vis-à-vis de la puissance numérique américaine et des abus qu’elle entraîne, notamment en matière de concentration économique, de protection de la vie privée ou encore de respect de la diversité culturelle. Or, on peut douter de la sincérité des engagements américains dans ces domaines, au vu de leurs positions dans d’autres instances internationales comme l’OMC [9] ou encore de leur réaction face aux (imparfaites) tentatives de régulation du secteur numérique par les autorités européennes, notamment [10].
Instrumentalisation des « libertés numériques »
Difficile en tout cas, dans ces conditions, de croire que le véritable problème avec la Chine se situe sur le plan des « valeurs », d’autant plus que les États-Unis s’accommodent parfaitement de leur violation et de pratiques au moins aussi problématiques dans le chef d’autres pays amis comme Israël, par exemple [11]. Ce qu’ils reprochent en réalité à la Chine (et à d’autres) ce n’est donc pas tant leur autoritarisme numérique que leur volonté explicite de contester la domination américaine sur l’internet.
Il ne faut pas croire pour autant que la mobilisation par les Américains du registre de « l’ouverture » et de la « liberté » sur internet relève uniquement de l’hypocrisie. Il s’agit en effet de valeurs dont une certaine application permet de conforter un fonctionnement de l’économie numérique qui bénéficie avant tout aux États-Unis et à leurs entreprises. Rien de nouveau, d’ailleurs, puisque Nordenstreng et Schiller nous rappellent que « depuis la Seconde Guerre mondiale, la rhétorique de la liberté est l’usage préféré des monopoles d’entreprise américains, de la presse et autres, pour décrire les mécanismes du système qui favorise leur fonctionnement » [12].
Dans un contexte où les multinationales américaines du numérique règnent sans partage sur l’économie numérique mondiale, défendre un internet libre et ouvert revient ainsi surtout à défendre la liberté d’action de ces entreprises. De la même manière, l’insistance sur la gouvernance « multipartite » de l’internet [13] vise en fait à « légitimer des accords qui profitent à des acteurs puissants et bien établis, comme les États-Unis et leur solide secteur privé des TIC » [14].
Un internet par et pour les citoyens ?
Ce n’est pas le moindre des paradoxes de l’initiative américaine que de risquer de favoriser ce qu’elle prétend combattre : la possibilité croissante d’un « splinternet », c’est-à-dire d’un internet fragmenté entre camps rivaux. Ici comme ailleurs, on retrouve en tout cas la même logique de blocs qu’entendent promouvoir les États-Unis en décidant unilatéralement avec qui et comment certains enjeux clés doivent être discutés [15]. En face, la Chine a dès lors beau jeu de se poser en défenseur du multilatéralisme et de la souveraineté étatique, deux notions d’ailleurs au centre de sa stratégie numérique et qui trouvent souvent davantage écho dans les préoccupations et les intérêts de nombreux pays du Sud que la promotion d’un internet « libre et ouvert » [16].
On aurait toutefois tort de tomber dans le piège qui consiste à opposer trop strictement liberté et contrôle sur internet. D’abord, parce que ce serait faire le jeu des différents camps qui cherchent à instrumentaliser ces notions au bénéfice de leurs propres intérêts géopolitiques et économiques. Ensuite, parce que de toute façon, comme le rappellent entre autres Powers et Jablonski, tous les États contrôlent déjà plus ou moins internet et le numérique : « nous soulevons ces comparaisons pour faire comprendre qu’il s’agit d’une réalité juridique et normative bien établie : chaque État réglemente, dans une mesure ou une autre, le flux d’informations à l’intérieur de ses frontières. L’objectif central de ce livre n’est donc pas d’interroger la légitimité de ces mécanismes de contrôle, mais plutôt la manière dont la poursuite de différents contrôles, plateformes et normes en ligne est liée à une compétition plus large pour les ressources et le pouvoir dans le système international » [17].
La véritable question consiste dès lors à se demander comment et au bénéfice de qui il est possible d’articuler contrôle et liberté numériques, en cherchant une voie médiane entre la capture par des intérêts privés et la toute-puissance de l’État. Un internet par et pour les citoyens en somme. Pour autant que la possibilité existe encore…