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Tunisie

Retour sur la révolte du bassin minier. Les cinq leçons politiques d’un conflit social inédit

Lorsqu’elle a éclaté au début de l’année 2008, personne ne soupçonnait l’ampleur qu’allait prendre la révolte du bassin minier de Gafsa. Limitée au départ à des revendications socioprofessionnelles, elle a progressivement revêtu une dimension politique et protestataire qui fait d’elle un mouvement social emblématique de la crise du « système Ben Ali ». Sur le plan sécuritaire d’abord, où les modes d’encadrement autoritaires habituels se sont rapidement avérés incapables de contenir la contestation sociale, au point de remettre en cause la cohérence du dispositif répressif. Sur le plan économique, ensuite, la révolte du bassin minier est venue égratigner sérieusement le mythe de la « Tunisie dragon d’Afrique », le chômage, la précarité généralisée et la corruption constituant les principaux moteurs de la protestation. Sur le plan politique, enfin, dans la mesure où les forces d’opposition classiques et les syndicats se sont retrouvés dépassés par l’audace protestataire de citoyens ordinaires. En ce sens, le mouvement social du bassin minier est porteur de « leçons politiques », sur lesquelles il est nécessaire de revenir, afin d’appréhender la dégénérescence du Pacte de sécurité mis en place par le régime au cours de la décennie précédente.

Au début de l’année de 2008 éclatait dans le bassin minier de Gafsa l’un des plus grands mouvements sociaux qu’ait connu la Tunisie depuis son indépendance. Au départ, personne n’aurait pensé, dans un pays totalement verrouillé par l’appareil sécuritaire, que des mères de familles, des adolescents, des « petites gens », des diplômés chômeurs ou de simples militants syndicaux puissent défier le régime des mois durant, au point que la « révolte » est considérée aujourd’hui comme le symbole de la résistance populaire à l’autoritarisme benalien. Alors que tous les observateurs étaient braqués sur la campagne pour les élections présidentielle et législative d’octobre 2009 et, que les opposants cooptés ou indépendants se mettaient déjà en marche pour participer symboliquement ou boycotter énergiquement un « scrutin sur mesure », l’expression du ras-le-bol a explosé là où on ne l’attendait pas forcément : la Tunisie de l’intérieur, déshéritée et oubliée (les « zones d’ombre » pour reprendre la rhétorique officielle du régime1) qui n’intéresse finalement pas grand monde et encore moins les correspondants de la presse étrangère trop accoutumés à leurs réseaux d’informateurs des « beaux quartiers » de la capitale (le triangle La Marsa-Sidi Bousaïd-Carthage). Et, il est vrai, qu’au départ, comme le souligne pertinemment le politologue Amin Allal (2010), le « mouvement » du bassin minier n’a pas été vraiment pris au sérieux par les partis d’opposition et les organisations des droits de l’Homme basés à Tunis, qui ont voulu y voir la résurgence d’une « révolte tribale », que le pouvoir n’aurait aucune difficulté à étouffer dans l’œuf par la distribution de gratifications matérielles et de subventions en tout genre. Selon cette vision élitiste, le clientélisme d’État n’aurait aucun mal à venir à bout de la colère des gueux, peu politisés et facilement « achetables », en dépit du fait que Gafsa reste dans l’esprit de nombreux Tunisiens la « ville indomptable » en référence à une très ancienne tradition de luttes syndicales et aux événements de 1980 (Baduel, 1982, p. 521-574). Or, c’est tout le contraire qui s’est passé : au fil des jours, le mouvement social n’a cessé de se politiser et de revêtir une dimension protestataire, outrepassant largement les registres social et professionnel des premiers temps (demandes d’embauche collective dans la Compagnie des phosphates de Gafsa).

Avec du recul, les analyses produites par les social scientists (Allal, 2010 ; Chouikha et Gobe, 2009, p. 387-420) et les observateurs engagés2 ont convergé pour mettre en exergue la charge politique et contestataire de la révolte du bassin minier, au point de se demander si elle n’anticipait pas les contours d’un mouvement social à venir qui, à moyen terme, pourrait ébranler les bases du régime. En somme, les spécialistes du champ politique tunisien ont longtemps estimé que les changements au « pays du jasmin » viendraient du « sérail tunisois » et des milieux élitaires : le mouvement de Gafsa laisse à penser, au contraire, que le « pays de l’intérieur » pourrait jouer aussi un rôle dans la redéfinition des enjeux politiques futurs et la transition vers un nouveau type de régime. La répression policière et judiciaire du mouvement (procès en première instance des 4 et 11 décembre 2008 et procès en appel du 3 février 2009) et la « clémence présidentielle » (libération des condamnés du bassin minier à l’occasion de la fête du 7 novembre 20093) n’enlèvent rien à la charge subversive de la révolte. Cette dernière continue à marquer les mémoires et sert consciemment ou inconsciemment de « modèle de mobilisation », même si celui-ci n’a jamais été pensé par les acteurs protestataires. Pour le dire plus simplement : désormais, il y aura un avant et un après Redeyef4. De ce point de vue, cinq « leçons politiques » peuvent être tirées de ce mouvement social inédit dans la Tunisie indépendante.

Le syndicat de salariés, l’UGTT, apparaît bien comme le « maillon faible » des agences de pouvoir (Camau et Geisser, 2003 ; Gobe, 2006, p. 174-192) : si la direction nationale est prompte à collaborer avec le gouvernement et, en particulier, avec le ministère de l’Intérieur, pour pacifier les luttes sociales, les instances régionales et locales, davantage proches de la base militante et de la population, ont montré qu’elles pouvaient à tout moment faire preuve d’audace protestataire, refusant toute forme d’allégeance au régime.

A contrario, les partis de l’opposition indépendante et les organisations des droits de l’Homme, en dépit d’une bonne insertion dans les réseaux internationaux et d’un soutien tardif aux activistes du bassin minier, sont apparus en total décalage avec le mouvement social, évoluant dans une « bulle élitaire », certes objet de tracasseries policières permanentes, mais finalement peu menaçantes pour les assises du régime. Pire, la majorité des intellectuels tunisiens se sont montrés relativement indifférents au mouvement social, comme si celui-ci par sa « nature populaire » n’était porteur d’aucune signification politique5.

Car, il est vrai qu’une sociologie « fine » des émeutiers du bassin minier6 révèle la prédominance des membres des classes populaires, des diplômés au chômage, des anciens salariés prolétarisés, des femmes seules avec enfants (veuves de mineurs), etc., qui contraste point par point avec l’assise sociale des partis et des ONG ayant pignon sur rue. Même les leaders du mouvement, membres des syndicats de base, appartiennent généralement à la classe moyenne intellectuelle en voie de paupérisation.

Contrairement à toutes les analyses qui soulignent une distanciation de facto entre les Tunisiens de l’intérieur et ceux de l’extérieur (immigrés, réfugiés politiques, anciens opposants islamistes et gauchistes), certains milieux de la diaspora tunisienne ont joué un rôle central dans les mobilisations, davantage impliqués que les élites tunisoises. Les « Tunisiens de l’étranger » ont non seulement contribué à rendre visible le mouvement social aux yeux de l’opinion publique internationale mais ont aussi apporté un appui logistique aux révoltés du bassin minier.

Enfin, la gestion policière du mouvement social par les autorités apparaît davantage comme le signe d’une certaine impuissance du pouvoir que d’une réelle maîtrise de la situation. Confronté à une contestation « spontanée » et « imprévue », le régime s’est lancé dans une fuite en avant sécuritaire qui apparaît davantage comme un signe de faiblesse que de puissance.

Tirant les enseignements sociopolitiques de la « révolte du bassin minier », nous allons brièvement développer ces cinq points qui, selon nous, sont susceptibles de peser sur l’évolution future de la configuration politique tunisienne.

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