D’abord, parce que l’immense majorité des travailleurs de la planète en ont tout simplement été exclus. C’est évidemment le cas dans les trop nombreuses institutions où les travailleurs bénéficient, au mieux, d’un rôle purement consultatif aux côté d’autres acteurs de la dite « société civile » (on songe ici à l’OCDE, au G20, au Forum économique mondial ou encore à la Banque mondiale). Mais c’est également le cas à l’OIT, où les organisations syndicales disposent pourtant, cette fois, d’une représentation constitutionnelle aux côté des organisations d’employeurs et des représentants gouvernementaux en vertu du tripartisme qui fonde l’organisation [2]. Le problème, c’est que l’écrasante majorité des travailleurs de la planète relèvent de secteurs peu ou pas syndicalisés, comme l’agriculture ou l’économie informelle, en particulier dans les pays du Sud. Et même lorsqu’ils existent, les syndicats du Sud sont désavantagés par rapport à leurs homologues du Nord en matière de ressources humaines et financières, d’expertise technique, etc [3]. Le monde du travail représenté à l’OIT est donc d’abord et avant tout le monde du travail des économies « développées ».
Ensuite, parce que le débat mondial sur « l’avenir du travail » s’est concentré presque exclusivement sur les conséquences d’innovations technologiques qui sont loin d’être universelles dans leur nature et leur portée. Rappelons en effet que la moitié de la population mondiale – dont la grande majorité se situe à nouveau au Sud – n’a même pas encore accès à internet, avec des taux de pénétration qui se situent autour des 20-30% dans certaines régions d’Afrique et d’Asie contre plus de 80% dans la plupart des pays du Nord. Dans ces régions, les algorithmes et « l’ubérisation » du travail sont donc loin d’être les principales préoccupations en matière d’avenir du travail. À l’inverse des questions migratoires, démographiques, environnementales ou encore de régulation économique internationale qui ont pourtant reçu nettement moins d’attention.
Enfin, troisième problème, le débat sur « l’avenir du travail » s’est révélé être avant tout un débat sur « l’avenir de l’emploi » et plus largement des « sociétés salariales », c’est-à-dire des sociétés où l’emploi salarié constitue la forme de travail la plus courante et donc la norme à partir de laquelle se sont construites les principales institutions (de régulation, de représentation, de protection) du travail [4]. Mais, encore une fois, cette réalité du travail n’a été dominante que dans un nombre très réduit de pays et dans un laps de temps lui aussi très court. À l’échelle de la planète et de l’histoire, l’emploi salarié fait plutôt figure d’exception que de norme [5]. Les défis que pose sa supposée disparition sous le double coup de l’automatisation et de l’ubérisation du travail ne concerne donc que peu de pays, du moins dans ces termes-là. D’ailleurs, si l’on observe la situation du travail à l’échelle de la planète, on constate que le travail salarié est loin de disparaître. Au contraire, il n’a jamais été aussi répandu. Simplement, le salariat s’est massivement « sudifié » et féminisé [6], ce qui pose effectivement des questions cruciales en matières d’organisation, de représentation ou encore de protection du travail, mais sous des formes différentes de celles qui dominent actuellement les débats sur « l’avenir du travail ».
À partir de ces constats, il est possible d’identifier différents enjeux qui mériteraient d’être mieux pris en compte si l’on souhaite envisager « l’avenir du travail » dans une perspective réellement globale.
En premier lieu, il est important de s’entendre sur ce que l’on désigne exactement par « travail ». Nous l’avons vu, au Nord, le travail est souvent assimilé à l’emploi, dans la mesure où c’est dans le cadre d’un emploi que la plupart des personnes exercent leur travail. Mais l’emploi est très loin d’épuiser toutes les formes possibles du travail. Il existe ainsi déjà, y compris au Nord, différentes formes de travail qui échappent à l’emploi, à l’image du travail indépendant ou du travail informel, par exemple. Et on pourrait élargir encore plus la liste en cessant de confiner le travail aux seules activités productrices de biens ou de services valorisables sur un marché (travail du care, travail bénévole, etc.).
Plus largement, il faut insister sur le fait que le travail est une notion profondément située, culturellement, historiquement, socialement, ce qui signifie que sa signification et les enjeux qu’il soulève ne sont pas les mêmes partout. Or, pour l’instant, ce sont les représentations occidentales du travail industriel qui dominent les débats mondiaux sur le travail, à la fois dans la forme et dans le fond. Un enjeu clé consiste donc à réfléchir aux moyens de s’assurer que la diversité des rapports au travail puisse s’exprimer et être représentée dans des grands débats mondiaux comme celui sur « l’avenir du travail », avec ce que cela implique en termes d’organisations et d’institutions.
En second lieu, on pourrait également s’interroger, en particulier au Nord, sur ce que l’on a perdu et gagné à réduire systématiquement le travail à l’emploi. D’un côté, en effet, l’emploi en tant que cadre légal qui assortit le travail salarié de droits et de protections collectifs constitue indéniablement un progrès par rapport à du travail considéré comme un bien purement marchand échangeable librement sur le marché [7]. Toutefois, cette démarchandisation (relative) du travail par l’emploi s’est faite au prix d’un triple renoncement quant au caractère à la fois subordonné, exploité et aliéné du travail dans l’emploi. Subordonné, d’abord, parce que travailler comme employé c’est travailler nécessairement sous les ordres d’un employeur. L’existence même de ce lien de subordination est d’ailleurs ce qui fonde juridiquement le statut d’employé… et les protections qui vont avec. Exploité [8], ensuite, parce que travailler comme employé c’est travailler tout aussi nécessairement au bénéfice de son employeur, qui est libre de s’accaparer la différence entre la valeur de ce qu’on produit et la valeur de notre rémunération. Aliéné, enfin, parce que travailler comme employé c’est accepter de travailler en étant privé de maîtrise sur le contenu, le sens et le produit de son travail, avec à la clé un travail qui en vient à dominer le travailleur plutôt que l’inverse [9].
Dès lors, s’il faut à juste titre se méfier des tentatives actuelles qui visent à en revenir à des formes « d’infra-emploi » ou de travail purement marchand (à l’image du travail de plateforme, par exemple), il ne faut pas pour autant s’empêcher d’imaginer des dépassement possibles de l’emploi, ainsi que des institutions qui lui sont liées, à commencer par le tripartisme [10]. Après tout, si l’on peut difficilement imaginer un travail sans travailleur (n’en déplaise aux chantres de la « fin du travail »…), on peut beaucoup plus facilement imaginer un travail sans employeurs… On voit mal, dès lors, ce qui justifie que les « organisations d’employeurs » se voient reconnaître la même légitimité que les organisations de travailleurs comme représentants incontournables du monde du travail.
Enfin, dernier élément, qui est sans doute le plus important, toute réflexion sur « l’avenir du travail » doit commencer par poser la question de la soutenabilité écologique. S’interroger sur un avenir du travail possible avant d’envisager un avenir du travail souhaitable. À titre d’exemple, réfléchir aux façons de mettre les nouvelles technologies au service du progrès social et du bien-être des travailleurs, comme le fait notamment l’OIT, n’a aucun sens si on ne pose pas d’abord la question du niveau de développement technologique que la planète est capable de supporter.
Plus largement, c’est toute la relation complexe entre travail et productivisme qui est à revoir. Pour certains, c’est la notion même de travail qui est à bannir, étant donné qu’elle sert à désigner des activités dont le seul point commun est de produire de la valeur économique, ce qui a entraîné l’autonomisation d’une sphère « productive » contenant sa propre finalité [11]. Pour d’autres, toutefois, c’est plutôt dans la définition et la reconnaissance de cette « valeur » que se situe l’enjeu, avec des possibilités d’instituer d’autres pratiques, non-capitalistes, de la valeur [12]. Quoiqu’il en soit, toutes ces réflexions ne doivent pas non plus oublier d’intégrer les différences de développement Nord/Sud, avec notamment un double impératif de décroissance accrue et spécifique dans les pays du Nord compte-tenu 1) de leurs niveaux de consommation actuels et 2) de leur responsabilité historique dans les dégradations environnementales que nous connaissons.
Article publié suite à la Journée d’étude du CIEP - WSM organisée en décembre 2019 à l’occasion du centenaire de l’OIT