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Que « fait » le genre aux migrations ?

En quoi les migrations des femmes sont-elles différentes de celles des hommes ? Quelles sont les spécificités et les variations de leurs parcours migratoires ? Comment les inégalités de genre conditionnent-elles les possibilités de migrations des unes et des autres ? Pour le résumer en une seule formule : que fait le genre aux migrations ?

Un article publié dans la revue Esperluette du CIEP.

Le CETRI vient de publier un ouvrage intitulé « Migrations en tout ‘genre’ » . Les guillemets appliqués au « genre » renvoient au double sens donné au mot. Le genre, dans une perspective féministe, peut être compris comme un processus de différenciation et de hiérarchisation entre les sexes. Processus omniprésent qui se déploie à toutes les étapes de la migration, affectant différemment les hommes et les femmes, dans les raisons d’un départ, dans les types de circulation, dans la ségrégation des marchés du travail, dans le franchissement des frontières, etc.

Le sens plus ordinaire du mot genre renvoie aux différents types de migration existantes, à la complexité et au caractère multiforme de ces processus. La migration peut être volontaire ou forcée, légale ou clandestine, proche ou lointaine, à la croisée du regroupement familial, du travail et/ou de l’asile. Les configurations prises par les migrations féminines sont donc multiples et relèvent de facteurs entremêlés.

De l’invisibilisation des migrantes à la féminisation de la migration

L’adoption d’une approche sensible au genre a mis du temps à s’imposer. Non pas que les migrations féminines soient un phénomène récent. Les femmes se sont toujours déplacées, de tout temps et en tout lieu. Mais auparavant elles étaient invisibles, cantonnées à des rôles secondaires d’épouses et de mères, suiveuses et à charge. La figure prototypique de la personne migrante était celle de l’homme travailleur qui traversait les frontières pour des raisons économiques et de subsistance.

À partir des années 1990, un tournant s’est opéré. On a commencé à parler de « féminisation de la migration ». Cette expression semblait témoigner d’une participation féminine accrue dans les flux migratoires internationaux. A regarder les statistiques de plus près, la part des femmes dans la population migrante internationale est restée assez stable entre 1960 (46,6%) et 2020 (48,1%). La féminisation de la migration tient surtout à une évolution qualitative dans les schémas migratoires. Davantage de femmes ont migré seules, à la recherche d’un emploi, vers des destinations aussi plus lointaines. Elles sont devenues les pionnières de la migration familiale, et par la même occasion, les principales pourvoyeuses de revenus pour les familles restées au pays, bousculant du même coup les rôles traditionnels de genre au sein des ménages et des sociétés.

Travailleuses domestiques et de soin

Quand on croise « genre » et « migration » et que la question de la féminisation de la migration est abordée, ressort inévitablement la figure de la travailleuse domestique et du care [1]. L’Organisation internationale du travail (OIT) a établi un lien entre travail domestique et migration internationale de la main d’œuvre féminine : près de trois-quarts des travailleurs domestiques dans le monde sont des femmes migrantes (OIT, 2015). Elle estime que la demande croissante des ménages pour des services domestiques a constitué, dans des pays classés à hauts revenus [2], l’un des facteurs importants à l’origine de la féminisation des migrations de la main d’œuvre au cours des dernières décennies.

La division sexuelle du travail a conditionné les possibilités d’emploi (dans les lieux d’origine et de destination) et de migration des hommes et des femmes. Les rôles reproductifs qui sont assignés traditionnellement aux femmes ont été déterminants dans la manière dont celles-ci se sont insérées dans le marché du travail et dans la spécificité de leurs schémas migratoires.

Crises de la reproduction sociale

Dans de nombreux pays du Sud, l’imposition des réformes néolibérales des années 1980-1990 a entraîné un retrait de l’État, avec des effets désastreux sur l’accroissement de la pauvreté et du chômage, le démantèlement des structures de soin et de protection sociale. Cette restructuration des économies a aussi entraîné une « crise de la reproduction sociale », conduisant à sa marchandisation. Cela a eu pour conséquence le transfert de la reproduction sociale des ménages vers le marché privé (pour les hauts revenus qui y avaient accès), ou son « informalisation » (pour les ménages à bas revenus).

Le déficit de ressources en termes reproductifs a, dans ce dernier cas, été pallié par le travail non rémunéré des femmes et des filles au sein des ménages et par l’entrée de nombreuses femmes sur un marché du travail dégradé et souvent informel, ainsi que dans des filières migratoires « de survie », afin de chercher des revenus ailleurs, là où des emplois étaient disponibles.

Dans les pays à revenus plus élevés du Nord mais aussi du Sud (comme en Asie), une crise du même nom s’est produite, résultant de la conjonction d’autres facteurs : notamment l’augmentation des besoins en matière de soin due au vieillissement de la population, l’insertion croissante des femmes des classes moyennes et supérieures sur le marché du travail et le fléchissement des politiques sociales.

Le malheur des un·es faisant l’affaire des autres, une partie du travail de soin a été externalisée sur le marché global et les femmes de pays et de ménages à plus faibles revenus sont venues combler une pénurie de main-d’œuvre en matière de travail domestique, forgeant ce que l’on a appelé la division internationale du travail reproductif ou les chaînes mondiales du care.

Chaînes mondiale du care  : gagnantes et perdantes

Cette notion de chaînes de soins aux multiples maillons, établies à l’échelle internationale, a tenté de saisir une série de mouvements et de causalités différentes mais interdépendantes. Globalement, plus on descend dans la chaîne de soins (plutôt que de franchir le fossé entre les sexes…), plus la valeur du travail diminue. « Un système genré de substitution du travail de soin – reposant sur des pratiques d’exploitation d’une main d’œuvre migrante bon marché – est mis en place  ». Un transfert s’opère «  entre des individus répartis dans une hiérarchie d’États et de sous-régions, ce qui aboutit au ‘déchargement’ du travail de soins sur des personnes situées plus bas dans la chaîne » (Alternatives Sud, 2023). Le care communautaire et le travail familial gratuit en sont le plus souvent les derniers maillons. En ultime ressort, il ne reste en effet, au mieux, que les proches des femmes migrantes, qui viennent combler gratuitement le vide de soin résultant de leur absence.

Ce concept de chaînes, malgré certaines tendances simplificatrices, a eu le mérite de visibiliser des rapports Nord-Sud qui demeurent persistants (même si les migrations sont surtout internes, des campagnes vers les villes, ou s’opèrent entre les Suds). Elle met aussi en avant des rapports de classe, de genre et de « race » qui se croisent et structurent les relations de travail et les flux migratoires. Elle a surtout permis de mettre en exergue la nature hiérarchique des rapports de soin au niveau global.

« Marché du soin » et politiques migratoires des États du Sud

Les États et le « marché du soin » ont joué un rôle prépondérant dans les configurations que prennent les migrations féminines selon les pays et les régions. Dans des contextes de développement économique, comme dans certains pays riches d’Asie ou du Moyen-Orient, des politiques d’immigration spécifiques à l’égard des employées de maison ont été promues lorsque les femmes de ces pays ont été appelées sur le marché de l’emploi ou lorsque l’engagement de domestiques étrangères est devenu un symbole de richesse.

Dans les pays « receveurs » du Sud, les migrations de travailleuses domestiques ont toutefois été très régulées et autorisées seulement de façon temporaire. Ce type d’arrangement a servi les intérêts de gouvernements utilisant les femmes migrantes comme une main-d’œuvre d’appoint bon marché, qui répondait à court ou à plus long terme à des pénuries dans certains secteurs. Ces arrangements flexibles se sont toutefois révélés nettement moins bénéfiques envers les travailleuses migrantes qui ne pouvaient prétendre au statut de citoyennes ou à un séjour permanent, fragilisant la palette des droits auxquels elles avaient accès.
Dans les pays « sources » qui envoyaient des travailleuses domestiques, des politiques contradictoires, à la fois incitatives et restrictives, ont eu cours.

L’institutionnalisation des politiques migratoires, comme aux Philippines, a constitué une parade des gouvernements successifs aux problèmes économiques et d’emplois non résolus, ainsi qu’un business lucratif en raison des devises envoyées aux familles par les travailleuses expatriées.

La position de Manille sur l’émigration des femmes travailleuses a aussi été ambigüe et empreinte de paternalisme. Les autorités ont voulu considérer les femmes comme « le symbole et l’honneur de la nation » et, face à des affaires médiatisées d’abus sexuels de travailleuses domestiques asiatiques à l’étranger, ont décidé, pour « protéger leurs femmes » – et plus encore leur image –, d’interdire ou de restreindre tout bonnement leur mobilité.

Conclusion

Une personne migrante sur deux dans le monde est une femme. Deux-tiers des migrant·es dans le monde sont des travailleur·euses. Les expériences de travail et de migration des hommes et des femmes sont toutefois distinctes en raison d’une division sexuée – et racisée – du travail qui reste la source de profondes inégalités, tant dans les pays d’origine que d’arrivée.

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Notes

[1Le care renvoie au « travail de soin et d’accompagnement (matériel et psychologique) des enfants, des personnes âgées et des adultes ayant besoin d’assistance, quelles que soient ses conditions de réalisation (travail bénévole ou rémunéré, réalisé par un·e membre de la famille, un·e proche ou quelqu’un·e d’extérieur » (Bereni & co, 2020).

[2Les pays à haut revenu accueillent 9,1 millions de travailleuses et travailleurs domestiques migrants sur un total estimé à 11,5 millions à l’échelle mondiale, soit près de 80 pour cent (80% ?) de ce total. L’Asie du Sud-Est et Pacifique accueille le plus gros contingent de travailleuses domestiques du monde, avec 24 pour cent, suivie par l’Europe du Nord, du Sud et de l’Ouest avec 22,1 pour cent du total, et les États arabes avec 19 pour cent. (OIT, 2015)


bibliographie


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.