Les travailleuses dans la crise
En matière de genre, les études [2] sont nombreuses pour démontrer comment la crise a frappé durement les femmes, et plus encore les femmes « racisées », autochtones et appauvries. Celles-ci ont d’abord été plus exposées au virus, car elles constituaient la majorité des travailleuses de la santé, des prestataires de soin et des métiers de contact. Ce lien direct entre contamination et division sexuelle du travail a exposé en pleine lumière les rapports de pouvoir qui régissent la ségrégation sexuée des métiers. Alors que les femmes représentent, au niveau mondial, 70% des travailleuses de la santé, celles-ci sont sous-représentées au niveau décisionnel (24%) dans les groupes de travail qui coordonnent les réponses politiques à la pandémie.
La hiérarchie des emplois en matière de prestige social et de rémunération ne coïncide pas avec celle fondée sur l’utilité sociale. En Belgique, au plus fort de la crise, la liste des activités dites essentielles – au sens de vitales – reprenait des métiers fortement féminisés à faible valeur sociale ajoutée et faiblement rémunérés. Ce paradoxe est au cœur même de la logique capitaliste. Pour engranger des profits, notre système dépend de ces travailleurs et travailleuses essentielles, mais plutôt que de leur reconnaître leur caractère central, il les dénigre en leur octroyant des bas salaires et des sous-conditions de travail.
À côté de ce travail de première ligne, nombreuses sont les femmes qui ont été touchées de plein fouet par la récession induite par le covid-19, qualifiée de « she-cession » [3] par l’économiste Armine Yalnizyan, et plus encore celles confrontées à des inégalités multiples. Dans de nombreux pays, la première vague de licenciements a touché en priorité le secteur des services « en contact avec la clientèle », tels que les soins de santé, le commerce de détail, la restauration et l’hôtellerie où les femmes sont surreprésentées. Or, au niveau mondial, près de 40% (soit 510 millions) de l’ensemble des femmes salariées travaillaient dans les secteurs qui ont été les plus impactés. En cela, cette crise a différé des récessions précédentes qui touchaient en premier les secteurs industriels de la production de biens, à prédominance masculine.
Dans les économies en développement où 70% des femmes travaillent dans l’économie informelle, sans protection sociale ni filets de sécurité, la réduction des activités économiques et la contraction des moyens de subsistance s’est traduite par une chute directe des revenus, un accroissement de la pauvreté et une aggravation de l’insécurité alimentaire. Le PNUD estimait déjà, il y a un an, que 47 millions des femmes et des filles avaient basculé dans une pauvreté extrême depuis l’annonce de la pandémie, inversant des décennies de progrès vers l’éradication de l’extrême pauvreté et d’avancées, même modestes, en matière d’égalité de genre.
Une relance féministe indispensable
Des mouvements sociaux et féministes à travers le monde ont très tôt revendiqué la mise à l’agenda de plusieurs principes et actions jugés indispensables à une relance féministe post-covid [4].
Indispensable, d’abord, car la crise a dévoilé les failles répétées d’un modèle économique excluant, violent et insoutenable fondé sur un marché sans entrave et que la « reprise » constitue pour ces acteur.trices un moment clé pour déloger les inégalités structurelles et recadrer l’économie politique vers des systèmes économiques qui soient plus justes, équitables et durables. Il est urgent, comme l’a souligné le président de l’Argentine, lors du forum « Génération égalité » qui s’est tenu à Paris début juillet 2021, « de mettre la lumière sur les écarts entre les genres qui se sont creusés avec la crise et d’adopter des politiques publiques fortes visant à éradiquer les modèles d’inégalité structurelle » [5]. Néanmoins, en dépit des évidences, peu de pays proposent des mesures concrètes sensibles au genre dans leurs plans d’action contre la pandémie. « Sur 580 mesures fiscales prises dans 132 pays en réponse à la pandémie, seules 12% visaient les secteurs dominés par les femmes » [6].
Nécessaire ensuite, car la pandémie a entraîné un type de récession atypique dont les conséquences économiques frappent les femmes davantage que les hommes. Selon l’OIT, les inégalités entre hommes et femmes à travers la planète, qui se sont aggravées au sein du monde du travail pendant la pandémie, vont « persister dans un avenir proche » [7]. Les femmes n’ont pas retrouvé, contrairement aux hommes, des niveaux d’emploi équivalant à la situation d’avant-pandémie. Des plans de relance « non traditionnels » [8], soucieux des questions de genre sont dès lors à échafauder afin d’investir là où sont les femmes, en particulier dans le travail du life-making ou de « réalisation de la vie ».
Des investissements solides dans l’économie de soin et dans les infrastructures sociales, ainsi qu’une revalorisation des conditions de travail des personnes employées dans ces secteurs sont essentiels à la fois pour atteindre l’objectif d’une relance « inclusive » et pour modifier les disparités de genre à ce niveau. La pandémie a souligné le rôle central du travail de soin dans le fonctionnement des sociétés et de l’économie. Or, cette fourniture de services aux familles, aux communautés et à l’économie continue de se faire principalement au travers du travail domestique invisible et gratuit des femmes et au travers de jobs précaires supportés par des personnes racisées, immigrantes ou indigènes.
Ce constat n’est pas neuf, mais le côté amplificateur de la pandémie a mis en lumière les faiblesses profondes de nombreux gouvernements qui, plutôt que d’investir en priorité dans des infrastructures de soin et des services de qualité, font dépendre la survie des gens de la solidarité communautaire et supporter le poids des crises successives aux femmes. Celles-ci sont alors contraintes d’assumer un rôle d’amortisseur, en intensifiant leur charge de travail et en fournissant des formes variées de travail gratuit au nom de l’urgence et de la solidarité. Cette démultiplication d’activités de survie a notamment eu pour corollaire, lors de chocs passés, d’éloigner plus encore les femmes du marché du travail rémunéré et d’un travail décent.
La reconstruction de l’économie ne signifie pas un simple « retour à la normale », une situation qui serait jugée insatisfaisante par de nombreux groupes subalternes confrontés aux inégalités et aux discriminations. La relance se doit de soutenir les populations qui ont été les plus touchées par la crise et être au service de la collectivité et de l’environnement. Au Nord, les travailleuses domestiques, saisonnières, sans-papiers, migrantes qui ont assumé des activités essentielles pendant la pandémie réclament que leurs droits soient reconnus, qu’elles fassent partie de l’équation et qu’on leur donne de la visibilité et des moyens dans le cadre des politiques de reprise.
Dans les contextes dégradés de nombreux pays du Sud, caractérisés par la faiblesse des services publics, des conditions de travail précaires, des marges de manœuvre politiques et budgétaires limitées, les États devraient pouvoir concentrer leurs moyens sur la satisfaction des besoins fondamentaux de leur population. Or, le fardeau de la dette est tel que plus de 150 pays – surtout parmi ceux à revenus faibles ou intermédiaires – seront contraints, selon les projections du FMI, de réaliser des coupes budgétaires en 2021 et 2022 pour répondre à leurs obligations en matière de dette. Cela signifie que 6,6 milliards d’individus – soit 85% de la population mondiale – vivront dans des conditions d’austérité défavorables qui affecteront leurs conditions d’existence et aggraveront les inégalités de genre. Alors que cette crise pourrait être l’occasion de faire les choses autrement, le risque d’une « reprise bâclée » [9] est néanmoins élevé, particulièrement pour les pays en développement.
Les économistes féministes soutiennent de longue date que la finalité de l’économie doit être repensée et mise au service du vivant (des peuples et de la planète) et non du profit et de la croissance à tout prix. En reconstruisant nos sociétés selon de nouveaux paradigmes et en optant pour une économie durable et socialement juste, cela garantirait des moyens de subsistance pour chacun.e et romprait avec cette représentation du travail de soin et de l’environnement comme associés à des ressources illimitées ou de la matière inerte qui peuvent être utilisées gratuitement ou épuisées sans coût ni conséquences.
L’ajustement des mesures et des plans de relance ne se fera pas sans mal au regard des forces politiques et sociales régressives, hostiles notamment à l’agenda et à la justice de genre. La société civile, les mouvements sociaux et féministes, les organisations communautaires devront dès lors continuer à exercer sans relâche une pression sur les acteur.trices politiques pour exiger des politiques et des mesures transformatrices concrètes.
« Reclaim » (Émilie Hache), l’un des maîtres mots des luttes politiques écoféministes, trouve un écho dans l’épisode pandémique actuel. Réparer notre « monde » (au sens large des environnements et des corps), le reconstruire, en prendre soin en tenant compte de son indispensabilité et de sa vulnérabilité sont des enjeux qui résonnent avec acuité à l’heure de la « reprise ».