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Photographier l’action humanitaire : champ et hors-champ

À propos du livre 160 ans de photographie à travers les collections de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Un monde à guérir (France, Textuel, 2022) de Nathalie Herschdorfer et Pascal Hufschmid.

Ce livre revient, en images, sur l’histoire de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, en essayant « d’identifier une grammaire visuelle de l’action humanitaire ». Il analyse également l’évolution de l’usage de la photographie et, parallèlement, celle des codes visuels en vigueur. Alors que la photographie ne semble avoir joué aucun rôle lors de la fondation de la Croix-Rouge et du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), en 1863, cinquante ans plus tard, au cours de la guerre des Balkans (1912-1913), les activités de l’institution humanitaire sont pour la première fois photographiées et mises en avant. Quelques années plus tard, l’institution genevoise commande directement des clichés.

Construction des images

Daniel Palmieri s’intéresse à l’évolution récente, depuis la Seconde Guerre mondiale, qui « voit le développement massif de l’usage de la photographie au CICR », à la professionnalisation, dans l’après-guerre, de la prise de vue « avec l’engagement des premiers photographes de métier », dont plusieurs membres de Magnum Photos, parmi lesquels Robert Capa ou Werner Bischof. Le livre présente d’ailleurs une photographie emblématique de ce dernier : des enfants hongrois en 1947 partant en Suisse pour recevoir des soins. Au début des années 1980, se serait opéré un « changement de paradigme », avec « l’interdiction faite aux délégués et déléguées d’emporter et d’utiliser un appareil photographique en mission, sans l’autorisation formelle des services compétents au CICR ».

À travers l’histoire et malgré leur diversité, ces images ont bien « un point commun indéniable », comme le relèvent Nathalie Herschdorfer, Pascal Hufschmid, dans l’introduction : elles sont orientées afin de frapper l’opinion publique – majoritairement occidentale – pour mobiliser les appuis, d’abord financiers. D’où des récits visuels qui présentent « des versions idéalisées ou dramatisées » de la réalité du terrain, doublement orientées, en fonction de l’attente du public (occidental) et de la promotion de l’action humanitaire. Ce type de photographie se concentre dès lors sur des « protagonistes récurrents et bien définis » : d’un côté, « les bienfaiteurs et bienfaitrices – les héros et héroïnes » – et, de l’autre, les victimes.

À plusieurs reprises, l’accent est mis sur la construction iconographique – notamment par le cadrage, qui ne constitue pas un enregistrement passif –, « le hors-champ et les différents filtres appliqués à l’image », ainsi que l’interprétation de celle-ci, tributaire de la culture, du contexte de diffusion et de réception. Une interprétation qui plus est changeante avec le temps. Cependant, plusieurs des auteurs et autrices de ce livre semblent céder au mythe d’une photographie humanitaire davantage construite aujourd’hui que par le passé, ayant perdu en immédiateté et en spontanéité. En réalité, l’image humanitaire du XXIe siècle n’est pas plus construite que celle du siècle précédent, mais elle l’est autrement.

La démonstration en est faite, et en images, ici même. De façon flagrante avec les photos pour la Croix-Rouge en URSS, en 1941 – sous-titrée « La secouriste est l’aide et l’amie du soldat. Devenez membre des brigades féminines volontaires au front » – ou en France, en 1949 – « Pour sauver mon enfant... aidez la Croix-Rouge » – qui prennent un tour « militant ». De manière plus subtile aussi avec la photographie d’Auguste Bauernheinz, d’internés français, blessés, au cours de la guerre franco-prussienne, en 1871. À regarder de plus près cette image qui semble prise sur le vif, on se rend compte que plusieurs des blessés fixent la caméra, que d’autres prennent la pose, bref que ce qui se présente de prime abord comme un document est en fait une composition.

A contrario, les images prises par les personnes affectées, qui, à de rares exceptions près, ne se retrouvent pas dans les archives du CICR, et dont on trouve ici un bel exemple, à travers les photographies prises par Talashi entre 1990 et 2019 d’hommes et de femmes ayant fui la Syrie en guerre, par leur opposition au spectaculaire, témoignent de la fausseté du clivage entre images spontanées et images construites ; c’est de cadrages, de montages et de positionnements différents dont il s’agit.

Entre analyse critique et hors-champ

Un choix de photographies fait l’objet de commentaires. Davide Rodogno présente ainsi, à propos d’une image d’une femme et enfant en Turquie (1919-1922), une brillante analyse de l’iconographie de la Madone à l’Enfant mort ou mourant, si souvent reprise dans la grammaire visuelle humanitaire. De son côté, Brenda Lynn Edgar démonte la multiplication d’interprétations contradictoires d’une photographie récente représentant un « Migrant consolé par une femme », et les stéréotypes qu’elle véhicule. Enfin, Jérôme Sessini, membre de l’agence Magnum Photos, revient sur une de ses propres photographies, prise au Liban en 2006, dans le cadre du conflit qui a opposé le Hezbollah libanais à l’armée israélienne. Son texte, « L’image ne peut pas tout dire », offre une réflexion chargée de clairvoyance et d’humilité sur les conditions et les limites de son travail.

L’iconographie de l’enfant, qui constitue un code visuel central de l’action humanitaire, trouverait ses racines dans l’action humanitaire au cours de la famine en Russie soviétique, entre 1921 et 1923. Les terribles photos vont reconfigurer la matrice visuelle humanitaire, en se focalisant sur des enfants souffrants ; enfants qui, dans la seconde moitié du XXe siècle, s’identifieront essentiellement aux corps noirs, en Afrique subsaharienne, victimes de la famine. La souffrance et la passivité de ceux-ci, d’un côté, l’action héroïque d’humanitaires blancs, de l’autre, apparaitront, bien souvent, auprès du public occidental, « comme un ensemble homogène ».

Malheureusement, le contexte particulier du déploiement humanitaire en URSS dans les années 1920 n’est pas interrogé. La surexposition d’enfants souffrants n’a-t-elle pas été autorisée, voire encouragée, en raison de la surdétermination politique de cette action dans un monde polarisé où pouvait – devait ? – se vérifier la supériorité de la civilisation capitaliste occidentale sur la faillite de la barbarie communiste ?

De manière générale d’ailleurs, on regrettera que les controverses dans lesquelles, de la Seconde Guerre Mondiale au Rwanda, en passant par le Biafra notamment, la Croix-Rouge a été impliquée, ne fassent pas l’objet d’une réflexion par le biais des images. Pas plus que ne sont interrogées d’ailleurs des éventuelles spécificités de l’iconographie du Croissant-Rouge par rapport à son organisation sœur. Le livre semble hésiter entre analyse critique et promotion d’une institution et de son action à travers l’histoire. Nous reste dès lors des photos méconnues ou emblématiques, qui nous renseignent sur notre propre manière de regarder les images humanitaires, à travers le temps, et un éclairage analytique qui nous laisse quelque peu sur notre faim.


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.