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Palestine-Israël : accumulation coloniale par dépossession

La notion de colonialisme de peuplement offre un cadre permettant de mieux cerner les dynamiques qui ont présidé et président toujours à la construction de l’État d’Israël. Plutôt que de réduire le conflit au choc entre deux nationalismes, ethnies ou religions, elle invite à penser l’articulation entre mobilisations collectives et processus historiques, et peut servir de base aux stratégies de décolonisation. [1]

Un article publié dans le dernier numéro d’Alternatives Sud Anticolonialisme(s) (septembre 2023).

Dans une vidéo de fin avril 2021 largement partagée sur les réseaux sociaux, Mona al-Kurd, une résidente palestinienne du quartier Sheikh Jarrah à Jérusalem-Est, montre l’altercation qu’elle a eue avec Jacob Fauci, un colon juif israélien de Long Island (New York), dans la cour de sa maison familiale (Makalda, 2021) : « Yaakov, tu sais bien que ce n’est pas ta maison ? » dit-elle. « Oui, mais si je m’en vais, vous ne reviendrez pas. Alors, c’est quoi le problème ? Pourquoi me crier dessus ? Ce n’est pas ma faute. C’est facile de me crier dessus, moi je n’y suis pour rien », lui répond-il catégoriquement. « Tu es en train de voler ma maison », poursuit al-Kurd ; ce à quoi Fauci rétorque : « Ben, si je ne la vole pas, quelqu’un d’autre la volera ».

La vidéo de la confrontation a probablement attiré l’attention du public parce que Fauci, avec son fort accent new-yorkais, incarne de manière évidente et avec nonchalance les privilèges du colon. Elle met le doigt sur toute la complexité de la colonisation, laquelle est à la fois une structure politique profondément enracinée et le résultat d’actions menées au jour le jour par les colons eux-mêmes sur le terrain. Les propos de Fauci illustrent bien la logique de déplacement et de remplacement qui caractérise le colonialisme de peuplement.

L’interaction entre Fauci et al-Kurd, entre un colon et une autochtone, est représentative d’un modèle plus large d’occupation et de remplacement qui s’exprime tant au niveau local que national. Dans la Palestine du 19e siècle, les habitant·es du quartier Sheikh Jarrah étaient surtout des membres de l’élite musulmane de Jérusalem, que côtoyaient quelques familles juives et chrétiennes. Mais la plupart des familles qui y vivent aujourd’hui sont principalement des descendant·es de réfugié·es palestinien·nes qui ont été expulsé·es lors de la Nakba de leurs anciens lieux de résidence, situés essentiellement à Jérusalem-Ouest et à Haïfa, et réinstallés par le gouvernement jordanien et l’Office de secours et de travaux des Nations unies dans le quartier Sheikh Jarrah, dans les années 1950, avant que ce dernier ne soit intégré au territoire d’Israël.

Cinq ans après l’occupation israélienne de la partie orientale de Jérusalem en 1967, la Cour suprême reconnaîtra tacitement les revendications de propriété d’un groupe de descendant·es de propriétaires juifs antérieurs pour six maisons à Sheikh Jarrah, en accordant le « statut de locataires protégés » aux habitant·es palestinien·nes de ces maisons. À partir de 2001, des colons juifs religieux comme Fauci ont commencé à occuper des bâtiments palestiniens et entrepris des actions en justice qui leur ont permis de s’installer dans ces quartiers.

En 2003, Nahalat Shimon, une société enregistrée au Delaware, a acheté les six maisons, y compris celle d’al-Kurd, aux descendant·es des propriétaires juifs d’avant 1948. Depuis, Nahalat Shimon mène une bataille juridique pour expulser les familles palestiniennes et les remplacer par des colons juifs, une tentative qui s’inscrit dans une campagne israélienne plus large visant à modifier la démographie de Jérusalem et de la Cisjordanie.

Les Palestinien·nes et une petite cohorte d’Israélien·nes juif·ves allié·es ont protesté contre la colonisation de Sheikh Jarrah pendant près de deux décennies, et dénoncé cet empiétement israélien rampant. Lorsque la menace de dépossession a refait surface en 2021 avec de nouvelles tentatives d’expulsion de Palestinien·nes par des organisations de colons pendant le Ramadan, les Palestinien·nes du monde entier se sont mobilisé·es dans le cadre d’une protestation populaire, appelée Intifada de l’unité. Malgré cette résistance, les appropriations se poursuivent.

La profonde asymétrie qui existe dans la capacité des Juif·ves et des Palestinien·nes israélien·nes à revendiquer leur appartenance territoriale et leur souveraineté se reproduit non seulement à la frontière urbaine de Jérusalem, mais aussi dans les villes dites « mixtes » en Israël, dans la région du Naqab (Néguev) et dans les blocs de colonies et avant-postes israéliens en Cisjordanie occupée. Bien que ces processus de colonisation et de remplacement – en cours depuis l’arrivée des sionistes dans la Palestine ottomane de la fin du 19e siècle – prennent des formes diverses et produisent des résultats contrastés, ils peuvent tous être analysés à travers le prisme du paradigme colonisateurs-colonisés : le colonialisme de peuplement.

De plus en plus, les médias universitaires et populaires adoptent ce cadre analytique qui permet de mieux saisir la dynamique existante entre les colonisateur·trices et les populations autochtones. Les universitaires et les militant·es qui s’intéressent au passé et à l’avenir de la Palestine et d’Israël peuvent en effet utiliser le langage du colonialisme de peuplement de manière productive pour déconstruire les idées dominantes qui prévalent aujourd’hui, telles que la croyance que les racines du conflit se situent dans l’identité ethnique, religieuse ou nationale.

Les chercheur·euses et les activistes peuvent également adopter ce cadre d’analyse pour élaborer des stratégies politiques de décolonisation, en montrant par exemple comment l’annulation des processus sur lesquels se fonde le colonialisme de peuplement peut conduire à la résolution du conflit.

Paradigme du colonialisme de peuplement

Le paradigme du colonialisme de peuplement – un ensemble quelque peu décousu de discours analytiques qui a émergé au milieu du 20e siècle – a pris des formes diverses et a embrassé différents objectifs politiques au fil du temps. Les recherches en sciences sociales et en histoire s’accordent aujourd’hui autour d’une interprétation commune de ce paradigme, envisagé comme une séquence d’événements qui débutent lorsqu’un groupe de colons immigrants commence à revendiquer de façon permanente un territoire qui, en règle générale, est déjà habité par des autochtones.

Les colons reconstituent l’ordre social de la colonie en introduisant de nouvelles hiérarchies et institutions par l’incursion, l’appropriation, la redistribution, l’exploitation, l’extermination, l’effacement et/ou la violence. Ils et elles transforment la terre et la société, tout en rejetant les revendications des indigènes en matière de territoire et de souveraineté. Ces changements exposent la population autochtone à diverses conséquences, telles que la dépossession, le déplacement, le travail forcé, le nettoyage ethnique, voire le génocide. Les pratiques de colonisation peuvent devenir routinières ou « intégrées ». Elles prennent alors la forme de structures qui privilégient les colonisateur·trices par rapport aux indigènes, de sorte que les groupes indigènes sont de plus en plus considérés comme non souverains.

Certaines critiques réfutent cependant l’idée selon laquelle le mouvement sioniste s’apparente à un mouvement colonial de peuplement. Elles affirment que les Juif·ves de la diaspora ont toujours maintenu un lien religieux avec la Terre d’Israël (Eretz Israël), que leur installation, à partir des années 1880, n’était qu’un retour ethnique et qu’aucune métropole ou mère patrie n’a parrainé le sionisme comme dans d’autres cas coloniaux.

Certain·es Palestinien·nes estiment de leur côté que le fait de qualifier les Palestinien·nes de groupe autochtone ne tient pas compte de leurs aspirations nationales, comme s’ils et elles ne cherchaient qu’à obtenir des droits culturels et non pas la souveraineté territoriale nationale. Plusieurs chercheur·euses critiquent également ce qu’ils ou elles considèrent comme un accent démesuré mis sur l’aspect de peuplement lié à la colonisation ; ce qui efface davantage le rôle de la population autochtone dans le façonnement de la société et renforce son statut subordonné.

Des universitaires palestinien·nes et arabes ont adopté le colonialisme de peuplement comme catégorie comparative dès le milieu du 20e siècle pour certains (Sayegh, 1965 ; Jabbour, 1970 ; Abu-Laghod et Abu-Laban, 1974 ; Said, 1979 ; Hilal, 1976). Ils et elles ont comparé les pratiques des colons sionistes principalement européens à celles d’autres colons européens, comme ceux qui sont venus dominer l’Afrique du Sud ou la Rhodésie, et ont souligné la violence de la dépossession et du remplacement.

Les Palestinien·nes ne sont cependant pas unanimes sur le colonialisme de peuplement et sa perspective comparative. Par exemple, l’ex-président de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), Yasser Arafat, a déclaré un jour : « Ils ne peuvent pas démolir cinq millions de Palestiniens. Ils ne peuvent pas nous anéantir. Nous ne sommes pas les Peaux-Rouges ». En utilisant le terme « Peaux-Rouges » pour désigner les peuples autochtones anéantis par la colonisation, Arafat niait ainsi l’utilité de la comparaison entre Amérindien·nes et Palestinien·nes.

Malgré leurs divergences, les chercheur·euses qui utilisent ce cadre d’analyse soulignent que certaines des caractéristiques du colonialisme de peuplement le distinguent des autres formes de colonialisme. Au cours des deux dernières décennies en particulier, les travaux universitaires qui s’appuient sur ce paradigme ont connu un essor considérable, grâce en partie au cadre comparatif élaboré par l’universitaire australien Patrick Wolfe.

L’adoption de tels paradigmes de la connaissance est indissociable de modèles racialisés de légitimité dans lesquels les chercheur·euses des groupes marginalisés se voient souvent accorder moins de crédit et d’attention pour leurs contributions théoriques et empiriques. Il incombe donc aux chercheur·euses de ne pas occulter les réflexions comparatives antérieures sur le colonialisme de peuplement, en particulier celles des Palestinien·nes portant sur la violence de la colonisation sioniste et celle de l’apartheid (sur lesquelles de nombreux chercheur·euses réfugié·es palestinien·nes se fondaient avant que la notion de colonialisme de peuplement ne soit régulièrement utilisée).

Quelqu’un comme Mohammed al-Kurd, écrivain, poète et frère de Mona al-Kurd – qui sait mieux que quiconque ce que l’on ressent lorsque qu’on voit sa propre maison et le territoire de sa communauté être progressivement empiétés – utilise lui-même la terminologie du colonialisme de peuplement. Il propose ainsi ce que les sociologues pourraient appeler une « catégorie pratique » ou un terme imprégné des significations de l’expérience quotidienne. Même si les chercheur·euses ne doivent pas nécessairement adopter le terme comme catégorie analytique, reste que ces rencontres avec la violence ajoutent à la connaissance et au sens donné, ce qui permet, en retour, de mieux saisir les processus engendrés par cette violence.

Colonialisme de peuplement et conflit entre sionistes et Palestinien·nes

Qu’est-ce qui rend la catégorie analytique du colonialisme de peuplement si utile lorsqu’il s’agit de discuter d’Israël et de la Palestine ? Lorsque l’on considère l’histoire d’Israël à travers son émergence, son vaste projet de reconfiguration territoriale et le soutien apporté à celui-ci par les puissances impériales, il apparaît clairement que le pays a été façonné par certaines hiérarchies établies avant même la fondation de l’État israélien en 1948.

Le paradigme du colonialisme de peuplement peut dès lors fournir un cadre de réflexion pour étudier ce qui se passe, comment cela se passe et pourquoi cela se passe, sans recourir à des explications essentialistes et erronées telles qu’un choc de cultures (ou de groupes religieux ou ethniques) irréductibles, la supériorité du développementalisme sioniste ou un conflit nationaliste entre deux parties mises sur un même pied d’égalité.

Dans le même temps, ce paradigme nous encourage à analyser la façon dont des événements discrets, les processus et les structures sont reliés à des forces sociales et politiques plus larges. Ce cadre permet également d’examiner les relations entre le/la colonisateur·trice et le/la colonisé·e, qui n’assument ces rôles qu’en interaction l’un·e avec l’autre dans le contexte d’une zone frontalière durable. Il devient alors possible d’analyser l’interaction entre les actions individuelles des colons, les pratiques institutionnelles et militaires de l’État, les normes juridiques, le soutien impérial et le capital étranger qui ont façonné et continuent de façonner les contours du colonialisme de peuplement, en lien avec les mobilisations et les résistances autochtones.

Dès sa création, le mouvement sioniste a utilisé la terminologie de la colonisation, envisageant l’établissement permanent et la création d’une société de colons comme un objectif central de l’action collective. Cela montre que le sionisme est né en réponse aux courants de la modernité européenne – parmi lesquels le nationalisme, la catégorisation ethno-raciale, l’impérialisme et le colonialisme –, mais aussi en tant qu’instanciation de ces courants.

Le projet sioniste impliquait la relocalisation d’un groupe de colons d’Europe vers un territoire déjà peuplé, l’accumulation de terres et de propriétés locales et la marginalisation des autochtones. L’acquisition de terres, qui s’est accélérée depuis la conquête de la Palestine par l’Empire britannique en 1917, a toujours constitué un processus violent auquel les travailleur·euses palestinien·nes, en grande partie paysan·nes, ont résisté, ce qui a généré d’autres violences.

De fait, le projet sioniste a été façonné à chaque instant par la nature de la résistance palestinienne, ce qui signifie que le processus de colonisation et de remplacement des terres était dialectique et non pas une dynamique à sens unique. Jusqu’en 1948, le mouvement sioniste avait acquis moins de 10% du territoire de la Palestine mandataire. La violence de la guerre ainsi que l’établissement de la souveraineté de l’État israélien ont ensuite constitué un moment critique, qui a permis aux institutions sionistes de revendiquer davantage de territoires, d’en expulser la population palestinienne résistante et d’institutionnaliser la domination sous la forme d’un appareil d’État colonisateur.

Avec la création de l’État d’Israël, le nouveau gouvernement a imposé un régime militaire à la population palestinienne restante jusqu’en 1966, ce qui lui a permis d’assurer une présence terrestre contiguë et d’empêcher le retour des personnes déplacées à l’intérieur du pays et des réfugiés. Dans le même temps, les Palestinien·nes qui sont resté·es au sein de l’État d’Israël se sont vu·es accorder la citoyenneté et des droits civiques, ce qui a engendré, sous le régime militaire, une forme inégale de citoyenneté coloniale. Ainsi, même s’il accordait la citoyenneté, l’État ne reconnaissait pas les Palestinien·nes comme un collectif national autochtone, mais plutôt comme un obstacle résiduel et une menace démographique.

L’occupation israélienne de la Cisjordanie, de la bande de Gaza, de Jérusalem-Est et du plateau du Golan syrien en 1967 a accéléré et transformé le processus colonial de peuplement, en ouvrant une nouvelle frontière à l’expansion et à la colonisation, accompagnée d’une nouvelle série de déplacements et de dépossessions. Cette fois, le processus a été mené sous les auspices de l’État d’Israël, lequel s’apparentait tantôt à une figure paternelle tantôt au moteur de l’expansion coloniale.

La colonisation – c’est-à-dire, plus fondamentalement, l’accaparement des terres et des biens – s’est poursuivie avec force depuis 1967, tant au-delà des frontières de l’armistice de 1949 (dans les territoires occupés) qu’à l’intérieur de celles-ci (en Israël). Aujourd’hui, Jérusalem et le Naqab (communément appelé le Néguev en anglais) constituent les principales cibles. Les violences exercées par de nombreux acteurs nationaux et municipaux de l’État israélien, ainsi que par des colons privés comprennent l’empiétement spatial, la dépossession et la marginalisation continue des Palestinien·nes.

Par exemple, en janvier 2022, le Fonds national juif a tenté de planter des forêts afin de s’emparer des terres des Bédouins palestiniens du village d’Al-Araqib dans la région du Naqab, au sud d’Israël. Ces reboisements sont depuis longtemps utilisés comme prélude à la nationalisation permanente de terres autrefois palestiniennes et au remplacement des Palestinien·nes autochtones par des citoyen·nes - colons israélien·nes.

La Loi fondamentale adoptée par la Knesset en 2018, intitulée « Israël – l’État-nation du peuple juif », a constitué le point d’orgue de l’enracinement des hiérarchies politiques coloniales, qui donnent la priorité à l’accès des Juif·ves israélien·nes aux droits, à l’espace et au pouvoir. Cette loi est une réaction de l’État israélien aux formes changeantes de mobilisation et d’organisation palestiniennes, qui remettent en question l’identification d’Israël à un État juif. Le projet du parti arabe israélien National Democratic Assembly, qui prône la décolonisation de l’État et sa transformation en un « État pour tous ses citoyen·nes », est un exemple frappant de cette remise en question.

Le paradigme du colonialisme de peuplement remet également en cause les idées reçues selon lesquelles les relations entre Israélien·nes et Palestinien·nes sont conditionnées par un conflit ethno-national exceptionnel. En effet, les stratégies employées par les colons israélien·nes et les agences gouvernementales pour revendiquer des terres et marginaliser ou expulser les Palestinien·nes qui s’y trouvent ont été utilisées par les colons colonisateur·trices dans de nombreux endroits du monde pour atteindre des objectifs similaires, à savoir la revendication de droits exclusifs sur l’espace et le pouvoir.

Le paradigme du colonialisme de peuplement offre enfin une perspective comparative et historique, sur le long terme, qui permet d’aller au-delà de la focalisation étroite sur les événements de 1948 ou de 1967 et ne se limite pas à conjuguer la colonisation au passé. En examinant l’histoire du Yishuv, la communauté juive en Palestine qui remonte aux années 1880, dans le cadre de la colonisation, il apparaît clairement qu’il s’agissait là d’une colonie de peuplement qui a institutionnalisé le remplacement des Palestiniens indigènes par des colons sionistes. La catégorie coloniale de peuplement ne nie pas la composante nationaliste du conflit, mais cherche plutôt à explorer les façons dont le nationalisme s’imbrique dans les processus coloniaux.

Colonialisme de peuplement et décolonisation

Le paradigme du colonialisme de peuplement ne s’est jamais cantonné aux recherches académiques. La pensée politique et l’activisme l’ont nourri et ont été influencés, en retour, par ce même paradigme. En tant que cadre analytique, il peut servir la lutte pour la libération de l’occupation coloniale, car il fournit un langage permettant d’articuler les conditions de domination structurelle et de suprématie culturelle et d’établir une relation entre des événements discrets et des processus plus larges.

Par exemple, dans le cas de Sheikh Jarrah et des manifestations politiques de mai 2021, de nombreux Palestinien·nes et partisan·es ont utilisé le langage du colonialisme de peuplement pour historiciser la dépossession des Palestinien·nes de leurs terres et de leurs biens ; et pour critiquer la manière dont un État unique gouverne les Palestinien·nes, lesquels se sont trouvés divisé·es en populations distinctes avec des droits différenciés. Si c’est l’action politique qui tend le plus souvent à provoquer des changements de paradigmes intellectuels, la recherche peut également être le moteur de l’action politique. En Palestine et en Israël, un exemple de cette dynamique est l’usage de plus en plus fréquent par les Palestinien·nes et certain·es militant·es juif·ves non sionistes et antisionistes du concept de décolonisation.

En adoptant le cadre du colonialisme de peuplement, ils et elles suggèrent (même si c’est de manière implicite) que pour inverser les processus de violence et d’inégalité enracinés, il faut décoloniser, encourager la restauration de formes d’autodétermination autochtone au niveau national et transformer la relation coloniale entre Palestinien·nes et Israélien·nes juif·ves en une relation réellement démocratique, ce qui suppose nécessairement de démanteler les hiérarchies et la suprématie juive israélienne.

Pour autant, la notion de décolonisation demeure un concept flou qui, comme le colonialisme de peuplement, nécessite d’être décomposé et spécifié davantage. En élaborant des stratégies pour sortir des conditions actuelles – différentes pour les Cisjordanien·nes, les Gazaoui·es, les Palestinien·nes en Israël, les habitant·es de Jérusalem et les réfugié·es de la diaspora –, les universitaires et les militant·es en Palestine et en Israël s’inspirent souvent des leçons que l’on peut tirer d’autres cas.

L’une des leçons que les Palestinien·nes devraient tirer du cas de l’Afrique du Sud, par exemple, est que la décolonisation politique ne correspond pas nécessairement à la décolonisation matérielle. Car si la signification cognitive ou symbolique de la fin de l’apartheid a bel et bien joué un rôle crucial dans la libération politique de la majorité des Sud-Africain·es non blancs, leurs conditions économiques toujours précaires aujourd’hui n’ont pas réellement changé par rapport à celle de leurs parents et grands-parents sous l’apartheid (Clarno 2017). De la même façon, les bains de sang qui ont eu lieu en Algérie pendant la décolonisation devrait constituer, pour beaucoup, une sérieuse mise en garde, et obliger les militant·es à proposer un processus alternatif de décolonisation, sans nouveaux déplacements ou violences.

Prêter attention à d’autres cas et à l’histoire lors de la déconstruction du colonialisme de peuplement, revient donc aussi à envisager les défis et les contraintes d’une décolonisation susceptible de transformer les réalités vécues d’une manière qui ne perpétue pas la violence ou la suprématie. Ainsi, une décolonisation prudente devrait s’intéresser davantage aux problèmes de stratification économique, concilier les revendications nationales juives et palestiniennes, empêcher le déplacement ou le transfert de populations et rectifier l’accaparement sioniste des biens et des terres.

Mais il incombe aussi aux chercheur·euses et activistes qui veulent utiliser le cadre du colonialisme de peuplement de donner un contenu réel aux concepts auxquels il renvoie. Dans les années 2000, les citoyen·nes palestinien·nes d’Israël ont ainsi organisé de nombreux forums pour imaginer ce qu’implique concrètement une décolonisation juste, qui préserve les revendications nationales des Juif·ves et des Palestinien·nes. Ce travail a abouti à l’élaboration de documents portant sur une « vision future » qui esquisse des modèles pour de nouvelles socialités et cohabitations décolonisées, où la suprématie du colonisateur et les hiérarchies politiques et socioéconomiques sont démantelées ou corrigées.

Ces efforts militent en faveur de formes démocratiques d’interaction et de gouvernance (Adalah, 2007 ; al-Carmel, 2007 ; Jabareen, 2007). Les documents sur lesquels ils ont débouché témoignent de la puissance des concepts analytiques. En diagnostiquant le cas israélo-palestinien comme relevant du colonialisme de peuplement et de sa production constitutive de violence, ces efforts d’organisation politique et intellectuelle prolongent le travail de théorisation, tout en introduisant dans le discours politique un langage bien plus à même d’exprimer le potentiel radical d’une vie sociale égalitaire.

Les échanges se sont poursuivis plus récemment dans des forums tels que « Palestine Forum/Multaqa Falastin », la coalition « Academia for Equality » et la « One Democratic State Campaign ». De telles initiatives indiquent que la frontière entre recherche universitaire et pratique politique n’est pas clairement définie. Le soulèvement pour la dignité palestinienne en mai 2021, accompagné d’une grève importante, de manifestations et d’autres mobilisations, a représenté un moment politique charnière qui a renouvelé les possibilités de diagnostiquer le colonialisme de peuplement et d’envisager de nouvelles perspectives en matière de décolonisation.

Les universitaires et les activistes doivent tirer les leçons de décennies d’organisation nationale et internationale et de théorisations scientifiques pour penser à de nouvelles formes de vie politique en Palestine et en Israël. Bien qu’historiquement uniques, la question juive (comment les Juif·ves peuvent-ils ou elles survivre face à l’exclusion et la violence) et la question palestinienne (comment les Palestinien·nes peuvent-ils ou elles survivre face à la violence et à l’effacement) s’entrechoquent à travers le colonialisme de peuplement. Toutes deux sont étroitement liées et ne peuvent être résolues ensemble que par la décolonisation.

Traduction de l’anglais : Guillaume Lejeune


Notes

[1Version réduite d’un article paru sur www.merip.org, 302, 2022, sous le titre : « “But if I don’t steal it, someone else is gonna steal it” – Israeli Settler – Colonial Accumulation by Dispossession ».


bibliographie

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  • Jabbour G. (1970), Settler Colonialism in Southern Africa and the Middle East, Beirut, Palestine Liberation Organization Research Center.
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  • Said E. (1979), « Zionism from the Standpoint of Its Victims », Social Text 1.
  • Sayegh F. (1965), Zionist Colonialism in Palestine, Beirut, Palestine Liberation Organization Research Center.

Anticolonialisme(s)

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Cet article a été publié dans notre publication trimestrielle Alternatives Sud

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