Tout a démarré le 24 octobre 2020. Ce jour-là, l’ancien dirigeant et fondateur d’Alibaba, Jack Ma, s’attire les foudres des autorités chinoises en critiquant publiquement leur mentalité dépassée et frileuse en matière de régulation financière et plus largement de soutien à l’innovation [1]. Dans les jours qui suivent, le milliardaire est convoqué par ces mêmes autorités pour des explications… que l’on imagine musclées. Dans la foulée, plusieurs enquêtes visant le groupe sont annoncées, ainsi que de nouvelles réglementations dans les secteurs où il est actif (e-commerce, finance en ligne). Mais c’est surtout l’annulation en dernière minute de l’entrée en bourse – qui s’annonçait record – d’Ant financial, la filiale financière d’Alibaba, qui marque les esprits [2].
Dans un premier temps, beaucoup se contentent d’y voir une façon de remettre à sa place un milliardaire un peu trop influent [3]. C’est d’autant plus crédible que Jack Ma est originaire de Hangzhou, dans la province du Zhejiang – celle-là même où Xi Jinping a passé l’essentiel de sa carrière politique – et qu’il entretient des liens étroits avec une faction rivale de l’actuel dirigeant chinois réunie autour de l’ancien président Jiang Zemin. On assisterait donc à un règlement de compte essentiellement politique dans un contexte où Xi Jinping continue son entreprise de consolidation et de concentration du pouvoir dans la perspective du 20e Congrès national du parti, prévu en 2022. Il apparaît toutefois rapidement que les choses vont bien au-delà.
Un tsunami de réglementations
Car en effet, depuis lors, c’est un véritable tsunami qui s’abat sur l’ensemble du secteur du numérique en Chine [4] : multiplication des enquêtes et des amendes en matière de pratiques anticoncurrentielles ; démantèlement et restructuration imposés aux principaux acteurs de la finance en ligne ; durcissement des conditions de récolte et d’utilisation des données personnelles ; nouvelles limites imposées au transfert de données « sensibles » à l’étranger ; encadrement plus strict du recours aux algorithmes de recommandation ; ultimatum lancé aux principales plateformes de travail à la demande pour qu’elles protègent mieux leurs travailleurs ; menaces sur les grandes plateformes d’e-commerce qui violeraient les règles de protection de la propriété intellectuelle ; dénonciation de l’enrichissement excessif des entrepreneurs et multinationales du numérique… Et la liste continue.
Les bouleversements sont tels qu’ils auraient déjà causé un recul de plus de mille milliards de dollars dans la valorisation boursière des principales valeurs technologiques chinoises [5]. Dans la communauté financière internationale, la stupéfaction laisse progressivement la place à un vent de panique : jusqu’où ira Pékin, et à quel point les investissements passés et futurs sont-ils menacés ? Les géants chinois du numérique eux-mêmes semblent pris de cours. Encore intouchables il y a un an, ils cherchent aujourd’hui désespérément à lire les intentions des autorités et à s’efforcer d’y répondre. Alibaba ou Tencent, par exemple, ont promis d’investir des dizaines de milliards de dollars dans des initiatives philanthropiques pour s’inscrire dans l’appel de Xi Jinping à une « prospérité commune » [6]. Plusieurs entreprises ont annulé ou reporté leur introduction en bourse aux États-Unis de peur de subir le même sort qu’Ant Financial ou plus récemment Didi, le « Uber chinois », qui s’est retrouvé dans l’œil du cyclone après avoir volontairement ignoré les réticences de Pékin [7]. Toutes ces entreprises se disent heureuses de collaborer avec les autorités et affirment partager leur objectif d’un assainissement du secteur, sans pour autant être certaines de ce que cela signifie exactement.
Dérive autoritaire ?
Comment expliquer ce retour de bâton ? La question se pose d’autant plus que l’essor de son industrie numérique a été l’une des plus grandes prouesses économiques chinoises des dernières décennies, au point qu’elle est devenue un enjeu clé de la rivalité croissante qui oppose le pays aux États-Unis [8]. En pleine guerre commerciale et alors que les Américains ont multiplié les attaques contre les entreprises numériques chinoises ces dernières années (Huawei, Tik Tok, etc.) [9], peu d’observateurs s’attendaient à ce que Pékin prenne le risque de les fragiliser à son tour. Et pourtant…
Il est évidemment tentant de voir dans cette offensive un exemple de plus de la dérive autoritaire de Xi Jinping. Le « président chinois le plus puissant depuis Mao Zedong » [10] s’est en effet lancé dans une croisade visant à réaffirmer la mainmise du parti sur la société et l’économie, tout en prônant un retour à des valeurs plus « orthodoxes » face à la montée des inégalités, de la corruption ou encore des conflits ethniques et sociaux [11]. Dans ce contexte, le pouvoir croissant des plateformes et de leurs dirigeants devenait dès lors de plus en plus problématique. D’abord, parce que le numérique n’est pas un secteur comme un autre. Il s’agit non seulement d’un secteur qui irrigue et conditionne de plus en plus l’ensemble de l’économie et de la société, mais en outre, la nature et la concentration du pouvoir qui le caractérisent posent des défis considérables et largement inédits en termes de pratiques anticoncurrentielles, de protection des données personnelles, de stabilité financière ou encore d’influence sur l’opinion publique.
Ensuite, parce qu’en Chine, le numérique reste l’un des rares secteurs dotés d’une importance aussi stratégique qui soit largement dominé par des intérêts privés [12]. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si des entreprises comme Alibaba sont originaires de la province du Zhejiang, « connue pour être le berceau des entreprises privées du pays » comme le souligne un analyste japonais [13]. En la choisissant comme région modèle pour son projet de « prospérité commune », Xi lance donc un signal clair : après avoir consolidé son pouvoir sur le parti et l’État, il compte bien s’attaquer à ce bastion historique du secteur privé. Un objectif qui s’inscrit également dans le cadre de l’affrontement géopolitique croissant qui oppose la Chine aux États-Unis.
L’industrie numérique chinoise se caractérise en effet par son intégration étroite dans le système financier international dominé par les Américains [14]. Ces dernières années, son internationalisation (encouragée par Pékin) s’est notamment beaucoup appuyée sur des introductions en bourse aux États-Unis. Une situation qui a inquiété outre-Atlantique, avec à la clé un renforcement des exigences et des contrôles côté américain… qui a fini par inquiéter côté chinois. L’adoption d’une nouvelle loi sur la sécurité des données, en juin 2021, vise ainsi à répondre en partie à ces inquiétudes [15], et Pékin semble désormais clairement vouloir privilégier des introductions en bourse moins risquées d’un point de vue géopolitique (Hong Kong, Shangaï).
Des considérations communes à l’échelle de la planète
Toutes ces considérations ont beau émaner d’un État dictatorial en lutte pour devenir la première puissance mondiale, elles n’en sont pas pour autant (toutes) illégitimes, loin de là. Lorsque Pékin affirme par exemple qu’« aucun géant de l’internet n’est autorisé à devenir une super base de données qui possède plus de données personnelles sur les Chinois que le pays lui-même, et encore moins à utiliser ces données à sa guise » [16], on peut évidemment y voir, à juste titre, le rappel à l’ordre d’un État qui veut garder le monopole de la surveillance sur ses citoyens. Mais on peut aussi y voir l’affirmation d’un principe qui devrait en réalité valoir pour tout État démocratique... Aujourd’hui, le pouvoir croissant des plateformes est un problème pour l’ensemble des gouvernements de la planète – pas uniquement pour les bureaucrates du PCC. Or, force est de constater que les mesures prises par Pékin tranchent avec la tiédeur des autorités américaines ou européennes, par exemple, encore trop souvent influencées par les lobbys du numérique [17]. Alors que Pékin s’apprête à se doter d’une législation sur la protection des données personnelles qui va plus loin que le RGPD sous certains aspects [18], les États-Unis n’ont toujours pas de loi fédérale dans ce domaine ! Sans parler des dispositions adoptées (ou en cours d’adoption) en matière de contrôle des algorithmes ou encore de séparation structurelle des plateformes, dans lesquelles la Chine fait désormais figure de pionnière internationale.
Les États-Unis et leurs alliés se plaisent souvent à dénoncer la volonté chinoise d’exporter un modèle de gouvernance autoritaire d’internet, notamment vis-à-vis des pays du Sud. Des accusations qui mériteraient d’être nuancées [19]. Mais surtout, pour l’heure, tout ce que les Occidentaux ont à proposer comme alternative, c’est un modèle qui privilégie les intérêts des multinationales du numérique [20] au détriment de la souveraineté et de l’intérêt des populations du Sud, mais aussi, de plus en plus, des pays du Nord.