Entretien avec Kartini Samon, chercheuse et représentante régionale pour l’Asie de l’ONG « GRAIN » [2].
CETRI : Comment une association d’aide aux petits agriculteurs et aux luttes paysannes dans le Sud se retrouve-t-elle à participer à une rencontre sur la « justice numérique » ?
Kartini Samon : En Asie, une majorité de personnes vendent encore directement leur propre production sur des marchés ouverts ou dans la rue. En Inde, par exemple, ces marchés traditionnels représentent la deuxième source de subsistance après l’agriculture. Or, depuis quelques années, on remarque que ces marchés font face à une concurrence croissante de la part des nouvelles formes de commerce de détail, qu’on appelle parfois « e-commerce » ou « e-épicerie ».
Parallèlement, on est impliqué dans un réseau régional consacré aux questions de libre-échange, où on a vu comment les géants du numérique tentaient d’imposer leur agenda en matière « d’e-commerce » et de services dans le cadre des nouveaux accords de libre-échange [3].
On a donc été contacté par les organisateurs de cette rencontre pour apporter notre expérience, parce que les liens qui se tissent entre le numérique et l’agriculture dans énormément de domaines ne sont pas encore très visibles, alors que leurs implications sont énormes. Un discours très positif les voit surtout comme un progrès. De notre côté, on essaye avant tout de documenter et de rendre intelligible ce que ces liens impliquent concrètement.
CETRI : Quels sont donc, selon vous, les principaux impacts de la numérisation de l’économie sur l’agriculture ?
Kartini Samon : Ça commence au niveau des semences. Les technologies numériques permettent, par exemple, de nouvelles formes de bio-piraterie qui contournent les régulations existantes au détriment des communautés locales, des communautés indigènes, etc. [4]
Ensuite, j’ai déjà parlé des menaces liées au développement de la vente en ligne de produits agricoles ou alimentaires. Au-delà des problèmes que ça pose pour les petits producteurs ou vendeurs qui se retrouvent en concurrence avec un nombre croissant d’acteurs, y compris étrangers, il y a aussi un problème plus général de régulation ou plutôt d’absence de régulation. Par exemple, quand vous commandez de la nourriture sur Alibaba, qui est responsable de sa qualité ? Pour l’instant, personne ne le sait.
Un troisième aspect renvoie à l’intégration verticale du secteur agroalimentaire. En effet, un nombre croissant d’entreprises se tournent vers les nouvelles technologies pour développer leurs propres sources d’approvisionnement, leurs propres fermes par exemple, pour minimiser les risques économiques et sociaux liés à l’agriculture contractuelle. Elles veulent s’assurer d’avoir des exploitations qui produisent pour elles de manière efficace et sûre, sans devoir faire face à des revendications salariales ou de meilleure redistribution de leurs bénéfices.
Ce marché est de plus en plus investi par des entreprises technologiques qui ne viennent pas du secteur agricole, comme Panasonic et Fujitsu, qui ont notamment développé des projets pilotes dans ce domaine. Ces projets vont de la location de dispositifs et de machines pour détecter les changements météo ou pour doser les pesticides à la mise en place de véritables « fermes sans fermiers » (farmerless farms) à l’image de celle que j’ai pu visiter à Hanoï au Vietnam, et qui est gérée par Fujitsu pour le compte d’une entreprise japonaise.
Ils appellent ça « l’agriculture de précision » (precision farming) parce qu’ils prétendent pouvoir optimiser l’ensemble des paramètres (quantité d’eau, de pesticides, etc.). Ce faisant, ils la vendent comme une solution aux changements climatiques, dans un contexte où les agriculteurs sont accusés de gaspiller l’eau, ou encore comme un moyen de faire face au climat de plus en plus incertain. Mais il s’agit de technologies extrêmement chères que seules les plus grosses entreprises peuvent se permettre d’acquérir.
Souvent, ces nouvelles technologies visent d’ailleurs à approvisionner une clientèle relativement aisée davantage attentive aux enjeux de santé ou encore à la préservation de l’environnement, en jouant sur un sentiment de culpabilité de plus en plus répandu dans ces couches moyennes-supérieures. On leur fait croire qu’ils contribuent à protéger l’environnement en achetant ces produits vendus nettement plus chers parce qu’ils sont « bios », « sains », etc. Cette « agriculture de précision » joue donc beaucoup la carte de l’agriculture éco-intelligente qui est de plus en plus promue à l’échelle mondiale ces dernières années. Et c’est vraiment impressionnant de voir ce que les gens sont prêts à payer pour ces produits, alors qu’en parallèle on pousse sans arrêt les petits agriculteurs à baisser leurs prix… C’est la raison pour laquelle on a vu Amazon racheter Whole Foods [numéro un mondial de la distribution de produits bilogiques, N.D.L.R.], une des plus grosses acquisitions dans le marché du bio, qui a transformé de jour au lendemain Amazon en l’un des plus gros, sinon le plus gros commerçant bio au monde. Partout, le « commerce électronique » cherche donc à capturer n’importe quel marché qui peut lui être profitable, y compris dans le secteur agricole.
CETRI : À ce propos, vous parlez de menaces économiques et sociales, mais aussi culturelles, pouvez-vous préciser ?
Kartini Samon : Pour l’instant, ce type « d’agriculture de précision » existe surtout pour des petites surfaces sur lesquelles on fait pousser des légumes ou des fruits. La technologie ne permet pas encore de faire pousser des cultures de base comme le riz, le maïs ou le soja. Pour ce faire, on a encore besoin d’immenses surfaces de terre. Mais il est certain que ce type d’agriculture est une menace non seulement pour les conditions de vie des petits paysans, mais aussi pour leur culture, leur rapport à la terre, etc. C’était évidemment déjà le cas avec l’agriculture intensive et mécanisée, mais ici on vise carrément une agriculture sans agriculteur ! Une agriculture où un nombre croissant de décisions sont prises par des machines, sur la base de paramètres fournis par des machines, ce qui aboutit à un stade vraiment extrême de déshumanisation et de déconnexion entre l’humain et la terre.
En parallèle, on remarque aussi qu’à mesure que le marché de l’alimentation se concentre et se mondialise, les options offertes aux consommateurs en termes de diversité alimentaire tendent à diminuer. Depuis la « révolution verte », on cherche surtout à développer des productions à hauts rendements, mais qui sont souvent moins nutritives et résilientes que des variétés traditionnelles. Évidemment, c’est plus facile pour l’industrie de contrôler un petit nombre de variétés, mais du coup la population en général perd de plus en plus d’options en termes de diversité alimentaire.
Dans ce contexte, la plateforme mondiale pour la souveraineté alimentaire [5] garde toute sa pertinence parce qu’elle reconnaît non seulement le droit des paysans à produire ce qu’ils veulent produire, mais aussi le droit de la population en général à consommer des produits sains, culturellement appropriés et cultivés de façon durable. Ce sont tous des éléments défendus par les mouvements paysans et la société civile en général, mais qui sont de plus en plus menacés par l’agro-industrie à la fois dans ses formes traditionnelles et dans ses nouvelles formes technologiques, à travers « l’agriculture de précision », le commerce électronique, etc.
CETRI : Quel est le rôle des données dans le domaine de l’agriculture ? Est-ce qu’on retrouve les mêmes logiques d’appropriation et d’exploitation que dans d’autres domaines ?
Kartini Samon : Oui, bien sûr, il existe de nombreux exemples. Un des plus emblématiques a été le rachat par Mosanto de l’entreprise de prévision et d’assurance météorologiques The Climate Corporation pour près d’un milliard de dollars [6] . Tout le monde s’est demandé pourquoi elle mettait un tel prix. C’est parce que cette entreprise possédait une énorme base de données d’informations climatiques extrêmement utiles pour le secteur agricole. Or, à qui appartiennent ces informations climatiques ? De notre point de vue, il s’agit d’un bien commun qui devrait être rendu accessible à l’ensemble des paysans pour les aider dans leurs choix de culture, de rotation, etc.
La multiplication des applications qui permettent, entre autres, d’acheter des pesticides en ligne en envoyant des photos de plants infectés pour déterminer le produit le plus adéquat constitue un autre exemple. Pour beaucoup de paysans, il s’agit d’un outil très utile qui les aide concrètement. Peu d’entre eux se rendent compte que c’est aussi un moyen de les cibler beaucoup plus efficacement qu’avec des méthodes de marketing traditionnelles. Par ailleurs, les données générées par ces échanges et les informations données par les agriculteurs sont également capturées par les propriétaires de ces applications et revendues ou utilisées à leur profit.
Un autre exemple encore, c’est l’utilisation de dispositifs et d’applications de traçage dans les plantations. On sait que les travailleurs des plantations sont déjà parmi les travailleurs les plus exploités et les plus vulnérables. On y trouve beaucoup de travailleurs migrants, qui ne sont généralement pas couverts par la sécurité sociale ou par le droit du travail. De plus en plus souvent, on leur donne un smartphone dès qu’ils commencent à travailler, dans lequel il y a une application qui permet de mesurer leur efficacité et leur rendement. En gros, c’est le même principe que les applications de développement personnel et d’entraînement sportif qui permettent de mesurer le nombre de pas effectués, la distance parcourue, etc. Cela est évidemment extrêmement biaisé et dangereux, car l’application ne tient pas compte, par exemple, des raisons qui peuvent expliquer que telle personne va soudainement moins vite, parce qu’elle est malade, parce qu’il y a eu un imprévu, parce qu’elle est enceinte. Or, s’ils ne respectent pas les normes fixées par ces applications, ces travailleurs peuvent se faire renvoyer. En outre, là encore, les données générées par ces dispositifs (sur les rythmes, les parcours, etc.) sont également appropriées par les propriétaires pour maximiser leur profit et accroître leur emprise sur le processus.
Enfin, un dernier exemple, ce sont les plateformes comme Uber Eats et autres, qui non seulement détectent les habitudes alimentaires des consommateurs (qu’est-ce que j’aime comme restaurant, comme supermarché, quelle est ma liste de courses, etc.), mais qui en parallèle rétrécissent aussi les options disponibles. D’abord, parce qu’énormément d’options n’y sont pas, et ensuite parce que ces options peuvent être organisées et présentées de façon à en privilégier certaines. Il s’agit d’un marché énorme qui peut avoir des implications tout aussi énormes, notamment au Sud.
CETRI : Un dernier mot sur la politique des États de la région dans ce domaine, par exemple en Indonésie où vous êtes basée ?
Kartini Samon : Le gouvernement indonésien en est encore au stade d’essayer de comprendre ce qu’il se passe. Il pense que le commerce électronique ne concerne que la vente de biens et de services sur internet et il voit ça d’un bon œil, notamment parce que c’est supposé bénéficier aux petites et moyennes entreprises qui vont désormais pouvoir vendre leurs produits en ligne et atteindre beaucoup plus de clients. Mais récemment, un rapport gouvernemental a jeté un pavé dans la mare en expliquant que 90% des biens échangés sur internet en Indonésie étaient des biens importés, seuls 10% étant issus de productions locales. Et puis il y a aussi beaucoup d’investissements étrangers dans ce secteur. Une des plus grosses plateformes de vente en ligne du pays, Lazada, est ainsi détenue par Alibaba. Une autre, Grab, est basée à Singapour. Et l’Indonésie est l’un des marchés qui croit le plus vite en matière de commerce électronique. Or, le gouvernement se rend compte un peu tard qu’il n’a pas de régulation appropriée pour s’assurer, par exemple, qu’il y ait un équilibre entre l’échange de biens importés et les productions locales ou encore pour déterminer qui est responsable en cas de litige. Le boom en Indonésie est lié à l’émergence d’une classe-moyenne assez nombreuse, en particulier dans les grandes villes, qui sont séduites par les prix extrêmement bas proposés par ces plateformes. Mais comment celles-ci parviennent-elles à proposer des prix aussi bas ? Comment lutter contre cette concurrence, sachant que ces nouveaux consommateurs vont difficilement accepter qu’on s’attaque à une forme de commerce qui leur permet de consommer beaucoup pour pas grand-chose ?