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Numérisation de l’agriculture : comment et pour qui ?

À l’image de l’ensemble de l’économie et de la société, l’agriculture se numérise de plus en plus. Pour le meilleur, diront certains, en insistant sur les promesses en termes d’efficacité et de « durabilité ». Pour le pire, répondront d’autres, davantage inquiets des conséquences en termes de concentration du marché et de perte d’autonomie pour les agriculteurs, entre autres. Petit tour d’horizon des principaux acteurs, tendances et enjeux liés à la numérisation de l’agriculture.

« Bienvenue aux grandes idées, grâce à la fibre et à la 5G.
Aujourd’hui, on connecte déjà des drones pour produire une alimentation plus saine
 ».

Ce slogan publicitaire était encore visible, il y a peu, sur la vitrine du siège social de Proximus, à Bruxelles, imprimé sur une gigantesque photo d’un champ, au lever du soleil, survolé par un drone. Il incarne l’une des promesses de ce qu’il est convenu d’appeler « l’agriculture intelligente » ou encore « de précision », c’est-à-dire l’application des technologies numériques à la production agricole. L’idée n’a évidemment rien d’inédit– les ordinateurs ont investi les fermes dès les années 1980 [1] – mais l’accélération des innovations dans les domaines du Big Data, de l’intelligence artificielle ou encore de l’économie de plateforme de ces dix dernières années a entraîné des bouleversements radicaux dans ce secteur comme dans d’autres (santé, transport, éducation, culture, etc.) [2].

De quoi parle-t-on exactement ?

Concrètement, tous les maillons de la chaîne de production agricole sont désormais concernés par la numérisation, depuis les semences ou les embryons jusqu’à la distribution aux consommateurs finaux, en passant par la culture et l’élevage, la récolte, la transformation, etc. C’est ainsi, par exemple, que les progrès réalisés en matière de séquençage génétique et génomique alimentent des bases de données accessibles via le cloud depuis n’importe où dans le monde. Il est donc techniquement possible, aujourd’hui, de fabriquer de nouvelles variétés ou espèces à distance en s’inspirant de séquences d’animaux ou de végétaux qui proviennent de l’autre bout de la planète [3].

En ce qui concerne la culture ou l’élevage, un des principaux bouleversements provient de l’utilisation croissante de machines connectées, voire « intelligentes » (c’est-à-dire capables de communiquer entre elles). Qu’il s’agisse de « tracteurs intelligents », de drones ou autres capteurs, l’objectif consiste généralement à récolter un maximum d’informations permettant, en retour, de conseiller les agriculteurs sur les quantités et les types d’engrais ou de pesticides à utiliser, sur la meilleure façon d’irriguer ou encore sur l’anticipation des risques météorologiques. Ces machines (ou d’autres, comme les smartphones) peuvent également servir à surveiller et à contrôler à distance les travailleurs agricoles, voire à les remplacer purement et simplement, comme dans les projets de tracteurs ou même de fermes « autonomes » [4].

En parallèle, les technologies numériques permettent également aux agriculteurs de se connecter sur des plateformes où ils peuvent échanger et recevoir des informations, contacter des fournisseurs et/ou des clients potentiels ou encore avoir accès à des services financiers spécifiques. Dans les pays en développement, notamment, où de nombreux petits paysans n’ont pas accès aux services bancaires traditionnels, la fintech (contraction de « Financial Technologies ») s’est ainsi imposée comme une solution de rechange, en particulier pour avoir accès au crédit. De la même manière, des assurances personnalisées peuvent également être proposées aux agriculteurs qui acceptent de partager leurs données [5].

Enfin, en ce qui concerne la transformation et la distribution des produits agricoles, là encore les technologies numériques bouleversent radicalement de nombreuses pratiques. La récolte et l’analyse massives des données des consommateurs permettent par exemple de déterminer de manière bien plus précise quels types de produits seront plébiscités, à quel moment, dans quelles quantités, etc. En outre, le recours à des plateformes d’échanges peut drastiquement réduire le nombre d’intermédiaires nécessaires entre les producteurs et les consommateurs, parfois en allant jusqu’à les connecter directement.

Une numérisation par et pour qui ?

On le voit, les applications sont nombreuses et variées. Elles partagent néanmoins (presque) toutes les caractéristiques suivantes : elles nécessitent des investissements et des infrastructures considérables ; elles reposent sur une récolte et une exploitation massive de données ; elles sont d’autant plus efficaces qu’elles s’inscrivent dans des logiques d’écosystèmes intégrés. Résultat : la numérisation de l’agriculture renforce et accélère un phénomène de concentration déjà omniprésent dans l’agriculture industrielle, tout en suscitant l’apparition de nouveaux acteurs et de nouvelles pratiques.

Selon Mooney, les phénomènes d’intégration horizontale (ex : le rachat de concurrents directs) qui ont abouti à des oligopoles extrêmement concentrés dans les domaines des semences, de l’agrochimie, des engrais, des machines agricoles ou encore de la transformation alimentaire [6] se sont ainsi accompagnés récemment d’une « activité de fusion (verticale) plus importante que jamais dans l’histoire industrielle, chaque secteur s’adaptant à la nouvelle plateforme dominante » :« Les grandes entreprises d’engrais telles que Nutrien élargissent leurs portefeuilles pour inclure les semences et les produits agrochimiques. Les entreprises de machines agricoles telles que John Deere, AGCO et CNH ont déjà conclu des alliances avec des entreprises de semences, de pesticides et d’engrais. De même, des entreprises de pesticides et de semences telles que Bayer et Corteva Agriscience acquièrent ou développent leurs investissements dans les technologies de biofertilisation, d’enrobage des semences et de nutriments pour les cultures. » [7]

En parallèle, on assiste également à l’arrivée remarquée des géants du numérique dans le secteur agricole. Comme le souligne le rapport de GRAIN, ces entreprises « sont nouvelles dans l’agriculture, mais elles y investissent désormais massivement, en particulier dans les plateformes d’informations numériques connectées à leurs services cloud ». C’est ainsi que Microsoft, par exemple, développe la plateforme FarmBeats en collaboration avec des « entreprises développant des technologies qui peuvent recevoir et agir sur les informations transmises par FarmBeats : les tracteurs high-tech, les drones de pulvérisation de pesticides et d’autres machines connectées au cloud d’Azure » [8] , tandis qu’Amazon ou Alibaba rachètent quant à eux des réseaux de distributeurs alimentaires « physiques » tout en offrant également des services basés sur le cloud aux agriculteurs partenaires de leurs plateformes.

Risques ou promesses ?

À l’image de ce que l’on observe dans les autres secteurs en voie de numérisation, les défenseurs de « l’agriculture intelligente » insistent sur les multiples gains qui sont censés en découler pour les agriculteurs, mais aussi pour les consommateurs et pour la société en général : gains d’efficacité puisque ces technologies permettraient de faire mieux avec moins ; gains de résilience puisqu’elles offriraient aux agriculteurs des outils pour anticiper les risques (climatiques, sanitaires, financiers) et y faire face ; gains d’autonomie, en supprimant notamment toute une série d’intermédiaires ; gains d’inclusion, en facilitant l’accès à des services jusque-là inégalement répartis ; gains de « durabilité », en aidant à mieux gérer l’utilisation des ressources et/ou des polluants, etc.

Dans ce contexte, on comprend que l’engouement soit (quasiment) généralisé, du moins dans les sphères (inter-)étatiques, ainsi que chez les grands acteurs de l’aide au développement (Banque mondiale, FAO) et leurs supplétifs du secteur privé (AGRA). D’autres se montrent toutefois plus circonspects, à l’image d’ONG environnementales et/ou d’aide aux petits paysans comme GRAIN, FIAN, ETC Group ou encore la Confédération paysanne. Ces dernières insistent généralement sur le fait que les technologies ne sont pas neutres, même si certains usages peuvent se révéler plus ou moins émancipateurs. Elles sont en effet principalement développées par et pour des acteurs aux intérêts spécifiques, ce qui oriente à la fois leur fonctionnement et leurs possibilités.

C’est ainsi que les investissements et les infrastructures nécessaires au déploiement de ces technologies favorisent les grandes entreprises et les logiques de concentration évoquées ci-dessus. Dans leur article, Maschewski et Nosthoff évoquent l’exemple de deux applications populaires qui « promettent de cultiver des formes décentralisées et locales de connaissances en facilitant l’accès à l’information et en renforçant les relations, la connectivité et les échanges entre les agriculteurs », mais dont les services sont hébergés et dépendent… des solutions cloud de Google, ce qui contribue à renforcer le pouvoir et l’omniprésence de cette entreprise dans tous les aspects de notre société [9].

Du point de vue des agriculteurs, la diffusion de ces technologies favorise également les logiques de concentration des exploitations, mais aussi les relations de dépendance vis-à-vis de multinationales qui contrôlent de plus en plus d’aspects de leur métier. Comme l’explique le rapport de GRAIN : « Pour les entreprises qui investissent dans l’agriculture numérique, l’objectif est d’intégrer des millions de petits agriculteurs dans un vaste réseau numérique contrôlé de manière centralisée, dans lequel ces derniers sont fortement encouragés, voire obligés d’acheter leurs produits (intrants, machines et services financiers) et de fournir des produits agricoles qu’ils peuvent ensuite revendre » [10].

Outre les nouvelles formes d’exploitation que cela permet, il en résulte également une désappropriation des savoirs qui va de pair avec une uniformisation des pratiques favorable à l’agriculture intensive et aux monocultures. GRAIN souligne ainsi que les grandes exploitations pratiquant la monoculture se prêtent davantage à l’utilisation des technologies numériques, dans la mesure où elles génèrent davantage de données (plus) facilement exploitables. À l’inverse, « les conseils que les petits agriculteurs recevront de ces réseaux numériques, via des messages texte sur leurs téléphones portables, seront loin d’être révolutionnaires. Et si ces agriculteurs pratiquent l’agroécologie et la polyculture, les conseils qu’ils recevront seront totalement inutiles » [11].
Enfin, il ne faut pas négliger non plus les impacts environnementaux de cette infrastructure numérique et des usages qu’elle permet, et ce d’autant plus que ces impacts sont très inégalement répartis à l’échelle de la planète…tout comme leurs bénéfices d’ailleurs [12].

Décroissance ou « alternumérisme » ?

Face aux conséquences d’une numérisation agricole déployée par et pour certaines des plus grosses multinationales de la planète, les réactions et propositions alternatives sont diverses, certaines complémentaires, d’autres moins. L’ETC Group, par exemple, suggère un nouveau cadre normatif qui articule les niveaux internationaux, nationaux/régionaux et locaux pour, à la fois, lutter contre la concentration et l’appropriation des technologies aux mains d’un nombre toujours plus restreint d’entreprises géantes [13], tout en favorisant en parallèle une « souveraineté alimentaire » fondée sur l’autonomie et les échanges entre communautés locales [14].

De leur côté, Maschewski et Nosthoff plaident pour le développement d’un programme de recherche critique sur la numérisation de l’agriculture « pour examiner les structures de pouvoir et les asymétries » qui en résultent, ainsi que la mise en place « d’infrastructures de données alternatives » qui pourraient prendre la forme de mécanismes de récoltes, de contrôle et de partage de données à but non lucratif, gérée démocratiquement et basée sur des droits et conceptions communautaires d’accès aux données agricoles [15].

D’autres solutions s’inscrivent toutefois dans une veine plus techno-critique. C’est le cas notamment de celles que promeut « l’Atelier paysan », un collectif français fondé en 2009 qui s’attaque au principe même du machinisme agricole en défendant une agriculture « low-tech » [16]. D’une part, il s’agit de travailler avec « des outils construits par ceux qui en ont besoin, des outils réparables et partagés », par opposition aux « machines standardisées, complexes, pensées pour une agriculture intensive sur des surfaces toujours plus grandes » [17]. De l’autre, il s’agit aussi de ne pas faire de l’auto-construction une fin en soi, mais bien un aspect d’un projet politique plus large de refonte complète du modèle agricole dominant. C’est ainsi que l’Atelier paysan plaide également pour un projet de loi visant à limiter la puissance des machines agricoles ou encore pour la mise en place d’une sécurité sociale de l’alimentation. Comme l’explique Fabrice Clerc : « Notre projet ce n’est pas que les 400 000 paysans qui restent en France passent tous aux technologies paysannes et qu’après on ait la médaille du mérite agricole. L’objectif serait plutôt d’atteindre le nombre de 6 ou 7 millions de paysans dans 40 ans » [18].

Quoiqu’il en soit, ce qui unit ces différentes alternatives, c’est bien la dénonciation d’une « agriculture intelligente » aujourd’hui synonyme de dépossession et de destruction environnementale accrue, et la promotion d’une agriculture plus ou moins numérisée, mais pensée par et pour les (petits) paysans, ainsi que les communautés qu’ils nourrissent, dans le respect de la terre et des écosystèmes qui l’habitent.

Cet article reprend le contenu d’une conférence donnée à Seraing, le 11 février 2023, à l’invitation d’ATTAC-Liège.

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Notes

[1Le constructeur de tracteurs Valtra considère qu’on peut même parler « d’agriculture intelligente » dès les années 1990 avec les premières utilisations du GPS dans des tracteurs : « Smart Farming A Brief History », valtra.com, 19 octobre 2021.

[2À ce propos, lire notamment : « State of Big Tech 2022 », IT for Change, 2022 : https://projects.itforchange.net/state-of-big-tech/.

[3Sur ce point, lire : P. Mooney, « Blocking the chain. Industrial food chain concentration, Big Data platforms and food sovereignty solutions », ETC Group, 2018.

[4Dans un récent rapport, l’ONG GRAIN évoque ainsi une ferme-pilote exploitée par l’entreprise de technologie japonaise Fujitsu au Vietnam, qui « produit de la laitue sur des étagères superposées dans une serre de haute technologie entièrement fermée, gérée par des ordinateurs centraux au Japon ». Les auteurs précisent toutefois que, non loin de là, « Fujitsu expérimente une autre ferme qui offre une vision différente et plus réaliste de l’approche adoptée par les entreprises technologiques pour se lancer dans le secteur agricole ». En effet, celle-ci ne se distingue plus à première vue des exploitations voisines, à ceci près que « tous les ouvriers de la ferme Fujitsu portent des smartphones fournis par l’entreprise et que chacun de leurs mouvements est surveillé » (GRAIN, « Contrôle numérique : comment les Big Tech se tournent vers l’alimentation et l’agriculture (et ce que cela signifie) », GRAIN, janvier 2021, p. 1-2).

[5GRAIN, « Contrôle numérique… », op. cit.  ; Mooney, « Blocking the Chain… », op. cit.

[6Dans ces secteurs, les quatre ou cinq plus grosses entreprises contrôlent respectivement 67%, 70%, 18%, 41% et 37,5% des parts de marché…

[7Mooney, « Blocking the Chain… », op. cit., p. 12.

[8GRAIN, « Contrôle numérique… », op. cit., p. 4 ; Sur ce point, lire aussi : F. Maschewski et A.-V. Nosthoff, « Big Tech and the Smartification of Agriculture », The State of Big Tech 2022, IT for Change, 2022.

[9Maschewski et Nosthoff, « Big Tech and the Smartification of Agriculture », op. cit.

[10GRAIN, « Contrôle numérique… », op. cit., p. 6-7.

[11Ibid., p. 6.

[12À ce propos, lire l’étude coéditée par le CETRI : « Articuler les justices numériques et environnementales – un dialogue Nord-Sud », CETRI, 2022.

[13Par exemple en interdisant certaines formes de fusion-acquisition ou en limitant et en encadrant le développement des technologies agricoles.

[14Mooney, « Blocking the Chain… », op. cit., p. 36-39.

[15Maschewski et Nosthoff, « Big Tech and the Smartification of Agriculture », op. cit.

[17F. Benoit et N. Celnik, Techno-luttes. Enquête sur ceux qui résistent à la technologie, Paris, Seuil-Reporterre, 2022, p. 32.

[18Cité dans ibid., p. 37.


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.

« Bienvenue aux grandes idées, grâce à la fibre et à la 5G. Retour ligne automatique Aujourd'hui, on connecte déjà des drones pour produire une alimentation plus saine ».
« Bienvenue aux grandes idées, grâce à la fibre et à la 5G. Retour ligne automatique Aujourd’hui, on connecte déjà des drones pour produire une alimentation plus saine ».

Slogan publicitaire sur la vitrine du siège social de Proximus, à Bruxelles.
(Photo : Cédric Leterme)