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Nouvelle vague de violence contre les minorités en Inde

Depuis le mois de mai, le Manipur, petit État situé dans le Nord-Est de l’Inde, est en proie à des affrontements interethniques sanglants entre la minorité tribale kuki et l’ethnie majoritaire meitei. La non-gestion du conflit par les autorités nationalistes hindoues du BJP, au niveau local et national, a conduit à la perpétuation de violences structurelles, révélant une fois de plus leur mépris pour les droits des minorités. Sombre perspective à un an des élections nationales…

« Notre peuple [kuki] ne peut plus exister au Manipur, car la haine contre notre communauté tribale a atteint un tel niveau que des députés, des ministres, des pasteurs, des policiers et des fonctionnaires, des laïcs, des femmes et même des enfants n’ont pas été épargnés, sans parler de la destruction de lieux de culte, de maisons et de propriétés » [1]

Depuis le début du mois de mai, le Manipur, un État situé au Nord-est de l’Inde à la frontière avec le Myanmar et voisin des États de l’Assam, du Mizoram et du Nagaland, est en proie à des insurrections ethniques. Ce petit morceau de territoire est confronté à une flambée de violences qui, en dépit des semaines qui passent, ne reçoit que peu d’attention au-delà des frontières de l’Union, de la part de la communauté et de l’opinion internationales. Un bref arrêt sur image suffit pourtant pour se rendre compte du drame qui se joue. En quelques semaines, 130 personnes sont mortes, plus de 50 000 ont été déplacées. Des dizaines de villages ont été pris d’assaut et détruits par des foules déchaînées, des bâtiments, y compris des églises, ont été par centaines incendiés. Des milliers de soldats ont été déployés, le couvre-feu déclaré et l’accès à internet coupé. L’atmosphère est explosive et l’insécurité généralisée.

Le Manipur a une histoire mouvementée, faite de plusieurs décennies d’affrontements interethniques sur fond de revendications séparatistes. Une histoire qui a toutefois connu un relatif apaisement au fil des ans, plusieurs communautés locales ayant conclu des accords avec New Delhi pour obtenir davantage d’autonomie. Si les racines du conflit et de la division sont anciennes, les violences d’aujourd’hui ne sont toutefois pas identiques à celles d’hier. Elles ne sont plus seulement exécutées par des guérillas ou des groupes militants, mais sont massivement le fait de populations civiles entières.

L’élément déclencheur du conflit sanglant qui se joue actuellement est une ordonnance de la Haute Cour de Manipur, datant du 27 mars, qui recommandait d’accorder le statut de Tribu répertoriée (ST) [2] aux Meitei, ethnie non tribale à majorité hindoue qui représente 64% de la population et fournit quarante des soixante député·es de l’État [3]. Cette demande de reconnaissance, qui devait encore être soumise au gouvernement central, a provoqué la colère des tribus, qui craignaient que la communauté majoritaire accède, par cette décision, à des quotas d’emplois dans la fonction publique et à des places dans les universités, qui leur étaient jusque-là « réservées ». Davantage encore, les Kuki craignaient que les Meitei accèdent aux terres et aux ressources tribales des collines.

Cette perspective n’a rien eu pour plaire aux Kukis et Nagas, minorités tribales principalement chrétiennes, marginalisées et situées au bas de l’échelle sociale, qui réclamaient quant à elles, de longue date, des dispositions spéciales pour administrer et gouverner leurs terres ancestrales avec plus d’autonomie afin de sauvegarder leurs droits, leur identité culturelle et de répondre à leurs besoins et leurs aspirations. Ces communautés vivent très majoritairement dans les régions des collines, des zones étendues couvertes de forêts, qui représentent 90% du territoire, mais qui sont peu desservies en services de base et qui ne bénéficient que rarement des politiques de développement, tournées principalement vers la vallée d’Imphal. Leur représentation limitée à l’assemblée de Manipur dessert également l’intérêt des tribus et renforce un déséquilibre de pouvoirs.

Les Kuki, plus encore que les Naga, sont en outre la cible de nombreuses discriminations, telles que des accaparements de terres et des déplacements forcés. Le gouvernement de l’État a attisé la discorde en se montrant partisan de l’ethnie majoritaire, dans sa conduite et ses discours. Il a ainsi instrumentalisé des lois relatives à la protection des forêts et a déclaré des zones tribales « terres protégées », obtenant ainsi l’expulsion des communautés kuki qui y étaient installées. Pour soutenir cette campagne d’expulsion initiée début 2023, des organisations de la société civile meitei ont aussi été mobilisées et un récit, surfant sur des préjugés et des représentations xénophobes, a été construit, selon un schéma bien rôdé, décrivant les Kuki comme des « empiéteurs », des « fauteurs de troubles », des « immigrants illégaux », des « cultivateurs de pavot » et des « narcoterroristes ».

La demande exprimée par les Meitei afin d’obtenir le statut de tribu répertoriée est dès lors perçue par les minorités comme un nouveau stratagème pour contourner les dispositions constitutionnelles et légales qui visent à garantir et protéger l’ autonomie et les droits de ces minorités, notamment sur les terres et les ressources. Cette revendication apparaît ni plus ni moins comme une volonté d’expansion territoriale du groupe majoritaire et du gouvernement autoritaire du Manipur, dans le but de prendre le contrôle politique et économique de l’ensemble du territoire. La découverte en 2010 d’un important gisement de gaz naturel dans la zone des collines a sans nul doute contribué à accroître les convoitises des autorités et des organisations de la société civile meitei…

Le silence assourdissant du Premier ministre indien Narendra Modi au cours des deux derniers mois, son absence de volonté pour trouver une solution au conflit ont contribué à perpétuer la violence et à faire du Manipur une zone de non-droit. Un leadership politique est indispensable pour tenter de renouer des liens durables entre les deux communautés, qui se considèrent aujourd’hui « en guerre ». Or, ce leadership brille par son absence. À l’inverse, le Bharatiya Janata Party (BJP), le parti du Premier ministre indien Narendra Modi, qui dirige aussi le Manipur, attise les braises de la discorde en désignant la minorité kuki comme l’ennemi à combattre, un bouc émissaire tout trouvé pour souder la population et consolider le pouvoir de la majorité. Dans cette logique, les fausses solutions proposées par le pouvoir se limitent à une répression brutale dans le but affiché de maintenir l’ordre, éludant les dimensions politiques profondes sous-jacentes à ces insurrections.

Le silence complice de la communauté internationale sur les événements au Manipur rend également possible la perpétuation des violences à l’encontre des minorités indiennes. Alors que par le passé, Narendra Modi avait été interdit de séjour aux Etats-Unis -pendant presque 10 ans !- en raison de « graves atteintes à la liberté religieuse » après les pogroms anti-musulmans de 2002 au Gujarat [4], et alors qu’aujourd’hui les signaux d’alerte sont partout au rouge, que les violations des droits humains contre les chrétiens, les musulmans, les tribus, les dalits, etc. sont documentées [5], les critiques publiques extérieures se font rares et timides. Les épisodes de violences systématiques contre des minorités sont devenus des sujets tabous, par crainte de « fâcher » un partenaire si stratégique. Elles n’empêchent pas non plus Narendra Modi d’être accueilli en allié par Joe Biden à Washington au mois de juin ou encore d’être l’invité d’honneur de la France, le 14 juillet prochain…

À un an des élections nationales, Narendra Modi poursuit son ambition d’imposer sa vision d’un État suprémaciste hindou fondé sur la domination de l’hindouisme sur les autres minorités religieuses. Sa politique autoritaire et décomplexée n’autorise aucune critique ou dissidence. L’homme fort du pays prépare le terrain à sa réélection et a les coudées franches pour étouffer l’opposition, discréditer les protestataires, « nettoyer » l’espace public et « tuer » ainsi la démocratie.

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Notes

[1Communiqué de presse d’une délégation de 10 membres kuki de l’assemblée législative de l’État du Manipur, publié le 12 mai. https://caravanmagazine.in/conflict/many-nationalisms-colliding-manipur-violence

[2Les tribus répertoriées (Scheduled Tribes ou ST), aussi connues sous l’appellation d’Adivasi ou aborigènes, désignent en Inde certains peuples indigènes assimilés à des minorités et dont le statut leur confère des droits spécifiques au niveau des lois des États et celles de l’Union (emplois réservés, places garanties dans les institutions scolaires, sièges réservés dans des assemblées, etc.). Les tribus répertoriées représentent, selon le recensement de 2018, 8,6% de la population indienne totale, soit plus de 100 millions de personnes, dont plus de 80% vivent dans la pauvreté.

[4Narendra Modi, Chief Minister du Gujarat en 2002, avait ostensiblement fermé les yeux sur les pogroms antimusulmans. Il avait ordonné à la police de ne pas intervenir contre les émeutiers hindous. https://www.lemonde.fr/international/article/2023/01/22/l-inde-bloque-un-documentaire-de-la-bbc-mettant-en-cause-narendra-modi_6158859_3210.html

[5Notamment, récemment, dans le rapport du Département d’État américain sur la liberté religieuse en Inde : https://www.state.gov/reports/2022-report-on-international-religious-freedom/india/


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.