« Capitalisme de plateforme » (Srnicek, 2018), « capitalisme de surveillance » (Zuboff, 2019), « quatrième révolution industrielle » (Schwab, 2016), « économie numérique » (CNUCED, 2019), les qualificatifs ne manquent pas pour désigner les conséquences du développement des technologies numériques sur l’économie et la société. Par « technologies numériques », il faut entendre : « le type de technologie – par opposition à la technologie analogique – basé sur la notation de tous les signaux (p. ex. sons, images, données) sous une forme uniforme 0-1. La technologie numérique comprend l’informatique, la communication et le contenu » (Zacher, 2015).
L’apparition de ces technologies remonte aux années 1950, mais leur explosion date surtout de la fin des années 1970, avec l’arrivée des premiers « PC » (Personal Computers), suivie de l’ouverture au grand public de l’Internet dans les années 1980-90 (Lilen, 2019). Plus récemment, le développement des connexions sans fil (Wifi, 3G, 4G…), l’arrivée des téléphones portables, puis des smartphones (en 2007), ou encore les progrès réalisés en matière d’automatisation et d’intelligence artificielle ont contribué à une « numérisation » toujours plus poussée de nos sociétés (CNUCED, 2019).
Le poids de la « bulle Internet » et du crash de 2008
Toutefois, au moins deux autres événements « extra-technologiques » ont joué un rôle clé dans le façonnement de « l’économie numérique » telle que nous la connaissons aujourd’hui. Le premier, c’est l’éclatement de la « bulle Internet », en 2001, dont Shoshana Zuboff nous explique qu’il aurait été à l’origine de l’invention du « capitalisme de surveillance » par Google (Zuboff, 2019). Jusque-là, en effet, la firme de Mountain View (dans la Silicon Valley, lieu du siège de Google) s’était juré de ne jamais monnayer les informations récoltées sur ses usagers à des fins publicitaires. Mais devant la nécessité de commencer à dégager des profits dans un contexte de défiance généralisée vis-à-vis des « entreprises d’Internet », elle a rapidement changé d’avis et développé un modèle d’extraction et d’exploitation systématique des « données » qui allait rapidement faire des émules.
Le second événement, c’est la crise économique et financière de 2008, qui a débouché sur une injection massive de liquidités dans l’économie mondiale, sans laquelle « l’ubérisation » et la prolifération des « plateformes collaboratives » n’auraient pas été possibles (Bauraind, 2018 ; Srnicek, 2018). La généralisation des smartphones et les progrès des algorithmes ont en effet été des conditions nécessaires mais non suffisantes du développement de ces nouvelles plateformes qui, pour l’heure, peinent en général à dégager le moindre profit, à commencer par les plus en vue, comme Uber ou Deliveroo… Seule la spéculation sur leur capacité future à être rentable les maintient aujourd’hui à flot, avec comme enjeu principal la façon dont elles pourront (ou non) exploiter leur gisement de « données ».
« L’or noir du 21e siècle »
Ces évolutions ont donné naissance à une nouvelle dynamique sociale et économique dans laquelle les « données numériques » [1] occupent une position centrale. Celles-ci ont quatre utilités distinctes (Casilli, 2019 ; CNUCED, 2019 ; Zuboff, 2019). D’abord, elles permettent d’optimiser des processus, des services ou des produits en offrant, à ceux qui les déploient, des informations de plus en plus complètes sur leur fonctionnement. Deuxièmement, elles permettent de réaliser des prédictions de plus en plus précises sur des comportements individuels ou collectifs ou encore sur des événements naturels (ex : sécheresses, maladies…), qui peuvent offrir un avantage concurrentiel décisif par rapport à des rivaux (économiques ou politiques).
Troisièmement, les données sont la matière première indispensable au développement de la forme actuellement la plus courante d’intelligence artificielle, le « deep learning » (ou « apprentissage profond ») lequel fonctionne sur base d’exemples fournis en quantité astronomique [2]. Enfin, toutes ces utilités font que les données acquièrent également une valeur d’échange qui permet à ceux qui les détiennent de les monnayer (ou plutôt de monnayer les informations qu’elles nourrissent) auprès de ceux qui souhaiteraient également en tirer profit.
Tout ceci explique que l’on ait pu parler des données comme du « nouvel or noir du 21e siècle » (The Economist, 2017). Le point commun entre tous les « géants du numérique » qui ont aujourd’hui détrôné les compagnies pétrolières au sommet des indices boursiers, au-delà de leur modèle d’affaire parfois radicalement différent, c’est en effet de récolter et d’exploiter des données à une échelle massive. Et pour ce faire, le modèle de la « plateforme » s’est imposé comme le modèle le plus efficace. « Les plateformes organisent la production et l’échange de produits et services en optimisant les relations entre un réseau d’acteurs – consommateurs, annonceurs, prestataires de services, producteurs, fournisseurs et
même objets », nous explique ainsi un récent rapport sur la « plateformisation » de l’économie (Gurumurthy et al., 2019).
Ce faisant, ces entreprises particulières sont à la fois des intermédiaires et l’architecture même des échanges qu’elles rendent possibles, avec à la clé l’accès aux fameuses données et à la possibilité de les valoriser. C’est pourquoi, comme l’explique Parminder Jeet Singh, « à mesure qu’un secteur se numérise, il tend à s’organiser autour d’une « plateforme » de mise en réseau. (…) Ces « plateformes » numériques sectorielles, de nature monopolistique, peuvent être considérées comme un élément générique de la réorganisation sociale sous l’impact du numérique » (Singh, 2017a).
Concentration économique et géographique
Cette tendance au monopole est d’autant plus importante que ces plateformes bénéficient tout particulièrement de ce que les économistes appellent « l’effet de réseau », soit le fait que l’utilité d’un service augmente avec le nombre de personnes qui l’utilisent. Plus nous sommes nombreux à utiliser le moteur de recherche de Google, plus ses résultats sont précis et pertinents… plus nous serons nombreux à l’utiliser, et ainsi de suite.
Toujours selon Singh (2017a), « Comme les « plateformes » monopolisent les secteurs, elles recueillent de vastes quantités de données pour chaque secteur. Ces données, alimentant des systèmes cognitifs numériques, qu’il s’agisse d’algorithmes ou d’intelligence artificielle, produisent l’intelligence nécessaire pour que les plateformes dominent de plus en plus le secteur concerné. L’intelligence alimentée par les données est un phénomène exponentiellement cumulatif. La « plateforme » intelligente commence bientôt à agir comme, ce que l’on pourrait considérer, le « cerveau » de ce secteur. Cette centralisation de l’« intelligence numérique » dans les plateformes gérées par les données et sa marchandisation permettent un modèle économique qui surpasse tous les autres en termes de rentabilité et de durabilité. Son effet de réseau imbattable récompense grandement la centralisation et la monopolisation, éliminant rapidement la plupart des concurrents » (Singh, 2017a).
Cette situation expliquerait que Google capte aujourd’hui 90% du marché mondial des recherches en ligne ou Facebook 66% du marché des réseaux sociaux (CNUCED, 2019). Or, cette tendance au monopole est d’autant plus problématique qu’elle s’étend progressivement à l’ensemble des secteurs de l’économie : « Nous assistons actuellement à la première étape de la réorganisation économique autour des plateformes/écosystèmes numériques, couvrant des secteurs comme le shopping, le transport, la réservation de voyages/logements et la finance. Des changements similaires interviendront bientôt dans tous les autres secteurs, de l’industrie manufacturière et de l’agriculture à la santé et à l’éducation. Les premières évolutions sont déjà perceptibles dans tous ces domaines » (Singh, 2018).
Autre problème, cette concentration économique se double d’une concentration géographique elle aussi particulièrement aiguë. Deux pays seulement, les États-Unis et la Chine, se taillent en effet la part du lion. Les premiers, parce qu’ils ont été les précurseurs du numérique grâce à des investissements massifs (souvent publics), à une culture et à un cadre institutionnel favorables à l’innovation ou encore à un marché national et mondial où domine l’anglais. Les seconds, parce qu’ils ont su tirer profit de leur immense marché intérieur à travers un mélange de protectionnisme, de soutiens ciblés à des acteurs clés ou encore de transferts de technologies imposées aux entreprises étrangères autorisées à opérer dans le pays (Singh, dans ce numéro).
Résultat, si les États-Unis ont longtemps régné sans partage sur l’ensemble des maillons stratégiques de l’économie numérique, la Chine fait aujourd’hui jeu égal dans un nombre croissant de domaines, voire dans certains cas, surpasse déjà les Américains. Mais surtout, les États-Unis et la Chine concentrent à eux seuls 75% des brevets liés aux technologies « blockchains » [3], 50% des dépenses mondiales dans l’Internet des objets, 75% du marché mondial du cloud ou encore 90% de la capitalisation boursière des septante plus grosses plateformes numériques mondiales (CNUCED, 2019).
Creusement des inégalités Nord-Sud
Les conséquences pour le Sud de ces évolutions sont nombreuses, même si elles restent largement inexplorées [4]. Pour commencer, il faut évidemment souligner le risque de voir la « fracture numérique » creuser encore un peu plus les inégalités entre pays et entre les individus. Les progrès de la numérisation ont en effet été – et restent à ce jour – profondément inégaux. La moitié de la population mondiale demeure ainsi privée d’accès à Internet, avec des taux de pénétration qui varient de 12% en Afrique centrale à plus de 90% en Amérique du Nord et en Europe [5]. Et le gouffre est encore plus grand si l’on tient compte des qualités de connexions, de l’accès aux équipements ou encore des « compétences numériques » (Banque mondiale, 2016).
De ce constat, certains tirent toutefois l’idée qu’il suffirait de favoriser l’accès des groupes et pays pauvres aux technologies numériques pour les aider à combler leur « retard ». « Dans ce discours, nous expliquent Ouma et al. dans ces pages, le développement a été repensé comme un « rattrapage » par rapport à un monde interconnecté duquel de nombreux pays du Sud, en particulier africains, seraient coupés par une fracture numérique ». Un discours dont les auteurs soulignent les continuités avec la rhétorique modernisatrice du temps de la colonisation. « Que le Sud se connecte et s’équipe numériquement, et il pourra lui aussi jouir des avantages de l’économie numérique », voilà en substance ce que clament les enthousiastes des « TIC pour le développement » (« ICT4D » pour les initiés). Une rhétorique qui se décline aussi à destination de groupes marginalisés comme les femmes, par exemple (lire entre autres MC Carrick & Klein ou encore Gurumurthy et al., dans cet ouvrage). Ce faisant, celles-ci sont toutefois sommées de se réinventer sous la figure exclusive – et problématique – de « l’entrepreneure numérique ».
Nouvelles sources de dépendance et d’exploitation
Cette promotion néolibérale de l’égalité des chances (numériques) masque pourtant les asymétries et inégalités structurelles qui sous-tendent le fonctionnement même de cette « nouvelle économie ». « Jamais auparavant un secteur n’avait disposé d’autant de pouvoir pour surveiller le comportement présent et prédire les comportements futurs non seulement des individus, mais aussi de populations entières » souligne ainsi Renata Ávila Pinto, dans ce numéro. Or, ce « pouvoir de surveillance et la concentration des données recueillies sont aux mains d’un petit nombre d’acteurs, publics et privés, basés principalement dans une seule et même juridiction. L’ensemble menant à une érosion accélérée de la souveraineté des États et de la démocratie ».
Difficile, dans ces conditions, d’imaginer que la simple « inclusion numérique » des pays et des groupes les plus marginalisés puisse se traduire par autre chose que par de nouvelles formes de dépendance et d’exploitation. Les différentes contributions réunies ici confirment d’ailleurs chacune à leur manière cette intuition. Sibo Chen, par exemple, rappelle le lourd tribut humain et environnemental que les populations du Sud payent à une industrie des TIC trop souvent présentée, à tort, comme « immatérielle ». « Le processus de production des TIC peut se diviser comme suit, nous explique-t-il : (1) l’extraction des minéraux, (2) la fabrication et l’assemblage des TIC, (3) le génie logiciel, (4) les centres d’appels et autres services, (5) le travail numérique des « prosommateurs », et (6) le désassemblage des TIC et des appareils électroniques grand public obsolètes ». Et l’auteur de souligner que la participation des pays et travailleurs du Sud à ce cycle de production numérique reste très largement confinée aux étapes les moins rémunérées et les plus destructrices pour l’environnement.
Des constats similaires sont posés dans cette édition d’Alternatives Sud par Pat Mooney en matière d’agriculture et de souveraineté alimentaire, par Anita Gurumurthy et al. en matière de droits des femmes ou encore par Anita Gurumurthy & Deepti Bharthur en matière de commerce et de développement. Chaque fois on assiste à la description de rapports et de logiques de domination Nord-Sud qui paraissent parfois anciens, mais que les technologies numériques contribuent à renouveler et – trop souvent – à renforcer. « Pour faire une analogie avec la géoéconomie de l’ère industrielle, nous explique par exemple Singh, les données numériques sont aujourd’hui la matière première recueillie dans les pays en développement, à des conditions extrêmement injustes, « transformée » ensuite en « intelligence numérique » dans les pays développés, principalement aux États-Unis, puis revendue aux pays en développement » (Singh, 2017a). Ou l’art de redéfinir « l’échange inégal » à l’heure du « Big Data »…
« Colonialisme » et « guerre froide » numériques
Pillages, dépendance, échanges inégaux, il n’en faut pas plus pour que de nombreux auteurs voient dans ces évolutions une forme de « colonialisme numérique », dans lequel le Sud fait encore une fois office de territoire à conquérir et à exploiter (Pinto dans ce numéro et Kwet, 2019) [6]. La connexion à Internet du « prochain milliard » d’individus (the next billion), essentiellement dans les pays du Sud, est d’ailleurs considérée comme la « dernière frontière » pour les géants du numérique qui en font un enjeu stratégique clé. Sous couvert de philanthropie, des programmes comme « Free Basics » [7] de Facebook visent ainsi surtout à consolider la dépendance technologique et commerciale des pays ciblés, en garantissant aux entreprises qui les déploient le contrôle des marchés et, surtout, de précieuses données.
« Ces sociétés (…) combinent souvent leurs programmes avec la fourniture de matériel, de logiciels et de contenus qui réduisent les choix qui s’offrent aux citoyens et à l’État. Les nouveaux utilisateurs sont soumis à des accords privés sur le long terme, qui permettent à ces entités d’accéder pleinement à toutes leurs données. Cette situation est aggravée par le fait que la protection de la vie privée est généralement absente ou limitée dans ces territoires. Qui plus est, les contrats contiennent souvent des clauses de sanctions sévères en cas de manquement. Une situation qui ouvre la porte à des formes nouvelles et déguisées d’exploitation et de subordination » (Pinto, dans ce numéro).
Une autre analogie récurrente consiste à assimiler la rivalité numérique croissante entre les États-Unis et la Chine à une nouvelle « guerre froide », opposant deux superpuissances qui raisonnent et agissent de plus en plus en termes de « blocs » antagonistes. La décision des États-Unis de bannir Huawei en offrirait d’ailleurs l’illustration la plus récente, comme l’explique Singh dans les pages qui suivent, d’autant qu’elle s’est accompagnée d’une offensive diplomatique américaine destinée à la présenter non pas uniquement en termes stratégiques, mais aussi idéologiques. « Les États devront bientôt choisir entre un Internet basé sur les « valeurs occidentales » et un Internet basé sur « les principes d’un régime communiste autoritaire » » déclarait ainsi récemment le secrétaire d’État américain Mike Pompeo (New York Times, 2019).
Pour Singh, le risque est donc réel que « Tout en devenant de plus en plus intégrée, l’offre numérique mondiale [s’organise] autour des deux pôles principaux que sont les États-Unis et la Chine et scinde le monde virtuel en deux ». Or, cela laisserait les autres pays face « à un dilemme d’une ampleur considérable », à savoir « faire le choix d’un alignement numérique soit avec les États-Unis, soit avec la Chine », au risque d’une « dépendance sans issue, bien pire qu’à l’ère industrielle ».
Quelles réactions pour les États du Sud ?
Face à ces différents défis, les États du Sud apparaissent toutefois – ici comme ailleurs – largement désunis. Un exemple parmi d’autres, les négociations en cours à l’OMC sur le « commerce électronique », dont Jane Kelsey de l’Université d’Auckland estime qu’elles « vont bien au-delà de toute notion légitime de commerce. Elles visent à imposer des règles mondiales sur la gouvernance du numérique – peut-être le sujet le plus complexe, le plus multidimensionnel et donc le plus controversé auquel sont confrontés les États et les sociétés au cours de ce siècle, avec le changement climatique » (Kelsey, 2018 ; lire aussi Leterme, 2019a).
Or, si les pays du Sud, en particulier, ont beaucoup à perdre d’une libéralisation du « commerce électronique » qui bénéficierait avant tout aux « GAFAM » [8] et à leurs soutiens étatiques, Singh remarque que les négociations font intervenir non pas deux, mais trois camps, qui suivent, selon lui, « une logique Nord-Sud, comme c’est traditionnellement le cas à l’OMC, mais aussi, de façon intéressante, une logique Sud-Sud » (Singh, 2017b). À côté des sceptiques, comme l’Inde ou de nombreux pays africains, qui s’opposent pour l’instant plus ou moins fermement aux principes mêmes de ces négociations, on retrouve en effet « des pays en développement comme la Malaisie, la Thaïlande, le Nigeria ou encore le Bangladesh, qui sont intéressés par les opportunités offertes par l’e-commerce, mais sans nécessairement partager la vision défendue par les pays du Nord pour sa (dé)régulation » (Leterme, 2019a).
Pour Singh, et d’autres, il est toutefois urgent que les États du Sud se concertent et développent des positions communes sur ces enjeux, notamment pour ne pas hypothéquer leurs possibilités futures « d’industrialisation » et plus largement de « souveraineté numérique ». « Les instances de gouvernance commerciale comme l’OMC sont des lieux de négociations difficiles, explique-t-il. Les pays en développement doivent d’abord développer leur compréhension du commerce numérique, de sa géoéconomie et des différents cadres de gouvernance possibles dans d’autres forums, avant de venir, bien préparés, à l’OMC » (Singh, 2017b).
Autre nécessité, selon lui, celle de développer un « non-alignement numérique » qui permettrait au Sud d’éviter les pièges posés par la polarisation croissante entre les États-Unis et la Chine. « Comme lors du mouvement original de non-alignement, un aspect très important serait d’utiliser la force collective pour, d’une part, résister au pouvoir et aux incroyables attraits numériques auxquels ces pays seront soumis et, d’autre part, façonner soi-même des options numériques plus mixtes et ouvertes. Pour ce faire, il faudra encourager les industries nationales à participer de plain-pied et se garder assez de possibilités au niveau de la réglementation numérique » (Singh, dans ce numéro).
En attendant, de nombreux États du Sud développent déjà des politiques de souveraineté ou d’autodétermination numériques, à l’image des exemples latino-américains donnés par Renata Ávila Pinto dans sa contribution. Ces initiatives restent toutefois encore trop souvent isolées et fragmentaires. En outre, dans de nombreux cas, ce n’est pas tant l’intérêt de la population qui les motive, que la volonté des États de mettre les outils numériques au service d’un agenda nationaliste, conservateur et autoritaire.
L’État, ennemi ou allié dans la bataille numérique ?
Ainsi, selon l’ONG « Access Now », « les cas de blocage de l’accès à Internet par des gouvernements sont passés de 75, en 2016, à 196, en 2018. On en aurait même recensé 128, rien qu’au cours de la première moitié de 2019 » (cité dans Le Soir, 2020). Un État comme la Chine est aujourd’hui passé maître dans l’art d’utiliser les technologies numériques au service d’une surveillance, d’un contrôle et d’une répression massive et systématique de sa population. Une expertise et une technologie qu’elle n’hésite d’ailleurs pas à exporter et qui soulève des craintes, qui devraient être nuancées selon Iginio Gagliardone dans cet Alternatives Sud, sans compter que les États-Unis n’ont pas vraiment de leçons à donner de ce point de vue, comme le rappelle Claudio Altenhain, dans ces mêmes pages.
De son côté, dans un rapport qui a fait sensation, le rapporteur de l’ONU sur l’extrême pauvreté et les droits humains, Philip Alston, dénonçait quant à lui les dérives de la numérisation de l’État providence qui servait non seulement de « cheval de Troie pour l’hostilité néolibérale envers la protection et la réglementation sociales », mais qui, en outre risquait de « renforcer les gouvernements de pays présentant d’importants déficits en matière d’État de droit, en les dotant du niveau de contrôle et du potentiel d’abus qu’offrent ces systèmes d’identification biométriques », une perspective qui, selon lui, « devrait faire frémir toute personne vaguement concernée par l’idée que l’ère numérique soit favorable aux droits de l’homme » (OHCHR, 2019).
Dans ce contexte, on comprend que l’État apparaisse plus souvent, dans les pays du Sud, comme une menace plus directe pour les libertés fondamentales que les « GAFAM », a fortiori lorsque des plateformes comme Facebook ou Twitter peuvent se targuer d’avoir « aidé » des soulèvements comme ceux du « printemps arabe », par exemple. Ce serait toutefois oublier un peu vite la facilité avec laquelle ces mêmes entreprises mettent aussi leur technologie au service de projets sécuritaires (Altenhain, dans ce numéro), et surtout l’intérêt qu’elles tirent d’une utilisation massive de leurs technologies, peu importe les finalités.
Pour une justice numérique
Face à ces dilemmes et difficultés, des résistances s’organisent malgré tout. La « Just Net Coalition » (dont plusieurs auteurs de cet Alternatives Sud sont membres) en offre un bon exemple. Il s’agit d’un réseau d’organisations créé à Delhi, en 2014, pour défendre « un Internet juste et équitable » [9]. Depuis lors, il s’efforce de mettre en relations « des militants actifs dans des organisations sectorielles (ex : mouvements paysans, syndicats, organisations de femmes, etc.) subissant les impacts du numérique, mais sans avoir les armes pour y faire face, et des militants du numérique désireux de travailler sur les questions d’équité et de justice sociale, mais n’ayant pas trouvé les lieux appropriés pour le faire efficacement, le tout dans une perspective Nord-Sud » (Leterme, 2019b).
Récemment, le réseau s’est doté d’un « Manifeste pour une justice numérique », dans lequel il défend des principes aussi radicaux que nécessaires, comme l’idée que les « données » (et les informations qui en découlent) devraient être considérées comme des extensions des individus ou des collectivités dont elles émanent (ce qui signifie qu’elles leur appartiennent, et à eux seuls, et non pas au premier qui les récolte, comme c’est le cas actuellement) ou encore que les infrastructures numériques fondamentales devraient être gouvernées comme des services d’utilité publique, ce qui inclut « les plateformes informatiques, les moteurs de recherche, les réseaux sociaux, les services de courriel, les systèmes de sécurité de base, les services de paiement et les plateformes de commerce électronique » (JNC, 2019).
Les auteurs insistent toutefois sur l’urgence qu’il y a à agir. « Il n’y a pas de temps à perdre pour apprivoiser la puissance du numérique. Soit nous abandonnons notre avenir numérique, soit nous en prenons possession ».