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Nicaragua : un « culte du secret » du gouvernement Ortega face au danger du coronavirus ?

Les réponses de Bernard Duterme, directeur du CETRI, aux questions de Myriam Baele, journaliste RTBF, dans cet article RTBF Info du 8 juin.

C’est une lettre ouverte qui a fait beaucoup de bruit ces derniers jours.

Elle porte 32 logos : les signatures de 32 associations de médecins du Nicaragua, depuis l’association des pédiatres à celle des chirurgiens, en passant pas les urologues ou les psychiatres. Ces médecins y dénoncent un « culte du secret » de la part du gouvernement Ortega face à l’épidémie montante en Amérique latine.

Ces médecins y contestent le licenciement, par les autorités, d’un collègue infectiologue reconnu au Nicaragua, le Dr Quant Duran qui aurait payé de son poste en hôpital public ses déclarations sur le coronavirus. L’infectiologue multipliait les appels à la quarantaine volontaire des Nicaraguayens, loin du discours rassurant des autorités.

Selon ces associations de médecins, ce licenciement a des airs d’intimidation.

« C’est une punition injuste à l’un des médecins de plus grande réputation scientifique et académique […] » lit-on dans le communiqué, « en essayant de cette façon de transmettre un message de silence au reste des collègues du Système national de santé pour qu’ils n’informent pas la nation sur l’ampleur du danger qu’implique la pandémie qui a déjà coûté la vie de dizaine de travailleurs de la santé et de la population nicaraguayenne en général. »

Le gouvernement du Nicaragua a-t-il effectivement nié le danger ?

Déni, défi… et Dieu

Bernard Duterme, directeur du centre d’étude CETRI, Centre Tricontinental, suit de près la situation du Nicaragua.

A ses yeux, il n’y a pas de doute : le couple à la tête du pays, le Président Daniel Ortega et son épouse la Vice-présidente Rosario Murillo, ont longtemps nié le danger du virus.

« On a l’impression depuis le début de la crise que les autorités du Nicaragua sont dans une logique de déni assumé voire de provocation » commente Bernard Duterme. « Je fais référence au fait qu’il y a quelques semaines le président Ortega et sa femme ont organisé des manifestations avec, en slogan sur un ton de défi : ’bienvenue au coronavirus’. Un ton qui rappelle celui qu’a eu Donald Trump aux Etats-Unis ou Jair Bolsonaro au Brésil ».

Le couple présidentiel présentait au départ l’épidémie comme un signe de Dieu qui frapperait par endroits mais protégerait le Nicaragua. La Vice-présidente, dans l’un de ses discours radiophonique quotidiens, a déclaré que « face au Coronavirus les frontières du pays sont blindées par la grâce de la protection divine », rappelle Bernard Duterme.

Un défilé en particulier avait marqué les esprits : le 14 mars, une manifestation baptisée « marche de l’amour au temps du Covid-19 », avait réuni des milliers de personnes en rue sur invitation de la Vice-présidente, à l’heure où les autres Etats d’Amérique centrale limitaient les rassemblements et décidaient de fermetures de frontières.

Les Etats voisins ont, depuis, fermé des lieux publics, interdit les événements de foule et fermé des écoles. Au Nicaragua, aucune de ces restrictions n’a été prise. Les sites Web des autorités continuent à publier jour après jour des photos d’inaugurations et d’événements publics.

La bataille des chiffres

A la mi-mai, un changement de ton a été adopté. Les messages de prévention se sont invités dans les discours des autorités et sur leurs sites internet, et les gestes barrière ont été préconisés.

« Mais cela reste timide », commente le directeur du CETRI. Aucun confinement ni fermeture : les autorités expliquent qu’elles imitent en cela la Suède en misant sur l’élaboration d’une immunité collective et leur confiance dans les capacités d’accueil de leurs soins de santé.

Le gouvernement nicaraguayen justifie son choix en citant trois spécificités du pays : le fait que 40% des habitants vivent à la campagne. Le fait que 80% vivent de l’économie informelle. Et le fait que l’économie soit « affaiblie par le coup d’État manqué de 2018 (NLDR une référence aux affrontements de rue il y a deux ans) et des mesures coercitives, illégales, unilatérales (NLDR allusions aux sanctions américaines depuis 2019) et des campagnes quotidiennes massives de désinformation ».

Entre le pouvoir du couple présidentiel et ses opposants, aux abois depuis les manifestations de 2018, une bataille de chiffres s’est alors amorcée.

Un virus, deux jauges

En avril et jusqu’à mi-mai, les chiffres officiels des autorités sont restés statiques.

« Pendant plusieurs semaines, le Ministère de la santé a répété ’il y a 8 morts, pour 25 cas’. Des statistiques officielles figées qui tendaient à minimiser l’impact du coronavirus et de façon assez grotesque : elles impliquaient une mortalité de 32% » commente Bernard Duterme.

Le gouvernement nicaraguayen s’est alors fait rappeler à l’ordre par l’Organisation Panaméricaine de la santé (OPS), branche américaine de l’OMS, pour n’avoir pas rapporté de chiffres qui permettent d’évaluer la progression du virus et pour n’avoir pas ouvert ses hôpitaux aux observateurs de l’OPS.

Dans les jours qui ont suivi, le gouvernement de Daniel Ortega s’est mis à communiquer un bilan plus conséquent, passé en un coup de 25 à 254 cas avérés. Un bilan à présent actualisé de semaine en semaine.

Il fait état du nombre de décès hebdomadaire mais précise que s’y ajoutent des décès d’autres causes, sans toutefois les comptabiliser : pneumonies, hypertension, diabète, infarctus… Des causes de décès qui, ces dernières semaines en Belgique, ont dans bien des cas été imputées au coronavirus et comptabilisés comme telles, mais pas au Nicaragua.

Des médecins nicaraguayens dénoncent un bilan bien en dessous de la réalité. Et une plateforme d’activistes et de personnel médical, de membres de la société civile, a entamé sa propre collecte de données. Cet « Observatoire Citoyen du Covid-19 » fait état aujourd’hui de plus de 5700 contaminations, et plus de 1100 morts. Tandis que les autorités du Nicaragua mentionnent 1096 personnes contaminées pour 46 décès.

Un gouffre entre les deux.

Un Etat épargné… Ou un Etat qui minimise ?

Plusieurs facteurs ont pu ralentir l’arrivée du virus au Nicaragua.

« Le pays n’a pas rapidement fermé ses frontières mais a pu être protégé par les fermetures de frontières précoces de ses deux voisins, le Honduras et le Costa Rica. Et la chute du nombre de touristes depuis 2018 a aussi limité les risques d’arrivée du virus depuis l’étranger. » Mais le pays a-t-il pour autant été épargné ?

La lettre ouverte des médecins permet d’en douter ainsi que d’autres témoignages concordants.

« Les échos de l’opposition ou de l’Église au Nicaragua, c’est que les morgues, les hôpitaux publics et privés sont submergés » dit Bernard Duterme.

Le journal The Guardian relaye des témoignages d’« enterrements express », parfois nocturnes, et de va-et-vient incessants d’ambulances chargées de dépouilles autour de l’hôpital de Managua qui accueille les patients Covid-19.

« Si la pandémie est entrée au Nicaragua à hauteur de ce que dépeint cet observatoire citoyen et de ce que suppose l’OMS », commente encore le directeur du CETRI, « alors on entre effectivement dans une situation plus problématique encore, qui va aggraver tant les inégalités que la pauvreté dans le pays. Le Nicaragua étant déjà le deuxième pays le plus pauvre d’Amérique latine. »

Myriam Baele (RTBF)

Lire les analyses du CETRI sur le Nicaragua, les politiques du gouvernement Ortega-Murillo et les contestations :
https://www.cetri.be/+-Nicaragua-+

Voir en ligne RTBF - Nicaragua : un « culte du secret » du gouvernement Ortega face au danger du coronavirus ?

Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.

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