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Mouvements indigènes en Amérique latine

Plan de l’article :

 Exotisme, scepticisme, angélisme

 Ambivalence de la mondialisation

 Des mouvements identitaires, révolutionnaires et démocrates

  • Reconnaissance et redistribution
  • Ethnie, classe, genre, nation, monde…
  • Horizontalisme et… verticalisme

 Rapport au pouvoir et voies du changement social

 Impact du « virage à gauche » et perspectives

 Ouvrages cités

C’est désormais un acquis, l’histoire sociale de l’Amérique latine de ces vingt dernières années aura été marquée par l’émergence et la persistance de mouvements indigènes à l’avant-plan des scènes sociopolitiques de la région. Du Sud au Nord du sous-continent - du Chili austral des Mapuches au Chiapas mexicain des Tzeltales et des Tzotziles, en passant par les Andes des Aymaras et des Quechuas, le Choco colombien des Emberas, les Comarcas panaméennes des Kunas, les hauts plateaux guatémaltèques des Mayas, etc. -, la tendance de fond aura été et reste suffisamment originale - et fragile - pour que l’on y revienne. Originale, car le profil des mouvements populaires indigènes qui ont défrayé la chronique tranche résolument avec les organisations révolutionnaires de jadis et les crispations identitaires d’aujourd’hui. Fragile, car si les dynamiques indiennes, plus affirmatives que destructrices, ont l’heur de séduire, elles ne sont à l’abri d’aucun essoufflement, dérive ou récupération.

Pour autant, avant d’entrer plus à fond dans leur caractérisation, leur bilan et leurs perspectives, il n’est pas inutile de se départir d’emblée de lectures qui, de ce côté-ci de l’Atlantique, ont dominé et continuent d’absorber l’essentiel de la couverture journalistique, politique, voire touristique, dévolue à ces luttes indigènes du Nouveau Monde… Au moins trois types d’approche – presque trois écoles de caricature – se disputent le marché de l’image des dynamiques indiennes : l’exotisme, le scepticisme et l’angélisme. Quelques mots sur chacune de ces approches aideront à y distinguer ce qui renvoie plus à l’identité du locuteur, aux lunettes de l’observateur qu’aux réalités abordées.

Exotisme, scepticisme, angélisme

La première, la lecture exotique, est d’abord le fait de grands médias, à l’audience large mais à l’espace de parole limité. Traiter le sujet en deux minutes, trois photos, quatre titres, cinq colonnes implique de simplifier, forcément. On va donc, sans rire, parler du « Réveil des Indiens », privilégier l’esthétisme carte postale (l’ « Amazonien » à plumes et en pagne), personnaliser à outrance (le « premier président indien » Evo Morales, son « poncho » et son cheveu « noir anthracite » ; Rigoberta Menchu, son Nobel et son vêtement « traditionnel » ; le chef Raoni, son plateau labial et son Sting…), remplacer didactiquement de vieux clichés par de nouveaux (« Ils n’ont plus recours à la méthode des tambours ou de la fumée pour communiquer. Ils sont désormais reliés entre eux et au reste du monde grâce aux portables et à Internet. » ), bref s’émouvoir paternellement de « la revanche des oubliés de la modernité » ou titrer sur leur profil « mystérieux » et « ombrageux ». On est donc très proche du registre touristique, de l’exotisme fascinant et de l’« authenticité » à bon marché.

La deuxième lecture, l’approche sceptique, est moins superficielle et plus politique, comme la troisième. Elle est le fait de courants d’opinion conservateurs qui s’inscrivent en faux contre toute forme de sympathie « irresponsable » et autres a priori positifs dont peuvent bénéficier de par le monde les mobilisations et les revendications des indigènes d’Amérique latine. Irrité par « l’enthousiasme d’une gauche niaise » portée « à des sommets orgasmiques » par la tournée européenne du président bolivien Morales, Mario Vargas Llosa, célèbre écrivain péruvien, stigmatise ainsi l’insouciance de ces « démagogues » qui « posent le problème de l’Amérique latine en termes de race » et, de la sorte, « donnent droit de cité à de nouvelles formes de racisme à l’envers, (…) contre les blancs » (Vargas Llosa, 2007). Dans la même veine, bien des intellectuels latino-américains et européens mettent en garde tantôt contre le « danger ethno-fondamentaliste », « la résurgence du messianisme indigène », les menaces de « balkanisation » communautariste et tendanciellement autoritaire des sociétés andines, tantôt contre les « effets pervers » potentiels de la « vengeance historique des particularismes » (cités par Saint-Upéry, 2007). On l’aura compris, la thèse, plutôt diabolisatrice, n’est pas celle, béate, du « bon sauvage », mais bien celle, tout aussi mythique, du « mauvais sauvage » dont il s’agit a priori de se méfier.

La troisième lecture en revanche, le point de vue angélique, est le fait des inconditionnels, dans toutes leurs variantes, de cette « rébellion de la dignité » à l’échelle continentale. Avec « cinq siècles d’oppression en héritage », empreints d’une « sagesse millénaire », porteurs d’un mode de vie harmonieux, égalitaire et en « osmose avec Mère Nature », les rebelles indigènes sont ingénument investis de tant de vertus et l’objet de tant de projections qu’ils apparaissent, au yeux d’une foule de « citoyens du monde » en quête de causes légitimes, comme « la seule bonne nouvelle depuis longtemps » . Les plus culturalistes y voient le retour des identités ; les plus socialistes, le soulèvement des damnés ; les plus écologistes, la conscience des équilibres ; les plus démocrates, le triomphe de la participation ; etc. Du « on a tant à apprendre d’eux » au « le nouveau ‘sujet historique’ est en marche », de l’idéalisation benoîte au militantisme réenchanté, l’éventail des réactions sympathisantes peut être aussi large qu’acritique, et au-delà, favoriser l’adaptation stratégique de l’indigène réel à la caricature de l’Indien réinventé…

Sans doute ces trois familles de lecture charrient-elles en marge de leurs extrapolations respectives des éléments de réalité qui aident à comprendre ce qui se joue en Amérique latine, mais, résolument, elles ne peuvent suffire à rendre compte tant de la complexité que de la grande diversité des situations. Car, en effet, si l’on a bien eu affaire à une vague de mobilisations indigènes ces dernières années sur pratiquement tout le sous-continent, la lame de fond ne gagne pas à être simplifiée et la pluralité de ses formes et débouchés ne doit pas être sous-estimée. Pour autant, en veillant à éviter toute généralisation forcée, certains traits communs à l’ensemble des pays considérés méritent d’être relevés. En matière contextuelle d’abord. Quelles ont été les conditions, externes et internes, favorables à l’émergence de ces mouvements ?

Ambivalence de la mondialisation

Comme le reste de la gauche sociale renouvelée qui agite l’Amérique latine depuis le milieu des années 1990, les mobilisations indigènes ne naissent pas de nulle part. Le double processus de libéralisation politique et économique qu’a traversé le continent ces deux ou trois dernières décennies n’y est pas étranger. Il n’épuise certes pas l’explicitation des chaînes de causalités qui ont mené à l’apparition de « nouveaux » acteurs de la contestation et ne dit pas encore grand-chose sur les formes et les options qu’ils ont prises. Il indique néanmoins un contexte commun à pratiquement tous les pays de la région, et favorable à l’irruption de manifestations d’insatisfaction.

L’échec, en termes sociaux et environnementaux, de vingt-cinq ans de néolibéralisme plus ou moins orthodoxe selon les Etats, est patent : la concentration des richesses au sein d’une minorité est, en Amérique latine, la plus haute de toute la planète ; 230 millions de Latino-Américains – 44% de la population totale – vivent sous le seuil de pauvreté ; le coefficient Gini qui mesure le degré d’inégalité y atteint le chiffre record de 0,57 (pour 0,29 en Europe et 0,34 aux Etats-Unis). A l’extrême polarisation sociale, dont les indigènes sont, quel que soit le pays, les premières victimes, s’ajoutent la lassitude et les frustrations nées d’une démocratisation strictement formelle des Etats de la région : plus de la moitié des Latino-Américains, d’après une vaste étude du PNUD réalisée en 2004, seraient ainsi disposés à renoncer à la démocratie, à accepter un gouvernement autoritaire, s’il s’avérait capable de résoudre leurs problèmes socioéconomiques…

Si la perte de légitimité des formats traditionnels de représentation politique et l’essoufflement des recettes du « consensus de Washington » – libéralisation, privatisation, dérégulation – constituent bien l’un des ingrédients clés des manifestations de mécontentement, l’ouverture politique et économique du continent aux courants dominants de la mondialisation va aussi signifier d’autres évolutions pour les populations indigènes. A la faveur paradoxale des nouveaux espaces politiques et des nouvelles formes d’exclusion générés par la libéralisation des Etats et l’évolution des structures socioéconomiques (Ouviña, 2004), la « question indienne » va gagner en visibilité.

Tant la pénétration d’entreprises multinationales au-delà des anciennes frontières, sectorielles et géographiques, du capitalisme, que les facilités offertes par le développement des communications vont jouer à plein en faveur de l’affirmation de ces populations marginalisées et de l’articulation de leurs organisations et revendications. Sur le plan interne, ces mobilisations naissantes vont puiser à la fois dans les dynamiques singulières, provoquées notamment par la modernisation, des communautés rurales dont elles sont issues (conflits générationnels, émergence de jeunes élites novatrices, rupture d’unanimismes traditionnels…), et dans les multiples influences culturelles et politiques dont les acteurs de ces mobilisations ont été l’objet ces dernières décennies : que ce soit sur le plan religieux, de courants inspirés par les théologies de la libération, ou sur un plan plus sociopolitique, d’organisations paysannes, syndicales, voire révolutionnaires.

Si la « mondialisation » s’est donc révélée sous bien des aspects désastreuse pour ces populations, elle a aussi créé les conditions de leur émergence en tant qu’acteurs sociaux identitaires. On l’a vu ailleurs, l’accélération de la globalisation porte en elle-même les germes de réaffirmations culturelles, locales ou régionales. La force désagrégatrice de la logique économique libérale entame les solidarités nationales et induit une fragmentation des principaux acteurs sociaux et des identités collectives. En Amérique latine comme sur d’autres continents, la tendance s’est accompagnée d’un développement de mouvements identitaires à caractère religieux, national ou ethnique.

Des mouvements identitaires, révolutionnaires et démocrates

Originalité toutefois du contexte latino-américain, les mouvements indigènes qui y ont émergé, se sont affichés le plus souvent porteurs d’un agenda à la fois identitaire, révolutionnaire et démocratique ! Certes fragiles et pas toujours affranchis de tendances réactionnaires ou de leaderships populistes, ils sont apparus, dans le meilleur des cas, comme des combinaisons jusque-là inédites d’éléments souvent opposés ou absents dans l’histoire des luttes ; comme des acteurs articulant continuités et ruptures et qui assumeraient leurs filiations passées sans s’y réduire. Et ce, sur le plan des objectifs et des aspirations, sur celui des identités mobilisées, et enfin, sur celui des modes d’action et des formes d’organisation, les trois principales dimensions constitutives d’un mouvement social.

Reconnaissance et redistribution

En termes d’objectifs donc, on a effectivement eu affaire à des mobilisations qui, depuis les premiers soubresauts dans les années 1980 en Equateur jusqu’à l’accession d’Evo Morales à la présidence de la Bolivie en 2006, en passant par la rébellion zapatiste du 1er janvier 1994 au Mexique, sont parvenues à articuler une double dimension culturelle et sociale dans leur lutte éminemment politique. Leurs aspirations portent tant sur le respect des droits des indigènes que sur le partage des richesses nationales et visent dès lors à la réconciliation des principes de diversité et d’égalité, ou, pour paraphraser Nancy Fraser, des agendas de la « reconnaissance » et de la « redistribution » (Fraser et al., 2003).

Les nouveaux acteurs contestataires indigènes revendiquent une démocratisation en profondeur (« décolonisation ») des Etats et stigmatisent le système économique dominant. Si la justice sociale reste l’étoile à atteindre, sa quête repose désormais sur la responsabilisation du pouvoir, la reconnaissance des diversités et la revalorisation de la participation. Ces mouvements manifestent, de la part des populations qui les animent, une volonté d’émancipation, d’appropriation et de maîtrise de la modernité. Ils aspirent à une intégration sans assimilation et, contrairement à certaines élites du nord du Mexique, de l’est de la Bolivie ou d’Equateur (« séparatisme des riches »), à une autonomie sans séparation. A la déferlante uniformisatrice de la mondialisation et à l’indigénisme intégrationniste des autorités nationales, les organisations indiennes ont répondu par un indianisme respectueux des identités. « Etre reconnus égaux et différents », Latino-Américains et indigènes.

La portée utopique de ces « nouvelles radicalités » (Ouviña, 2004) est considérable. Elles apparaissent comme autant de tentatives de renouveler et de concilier une pluralité d’aspirations puisées dans les annales des mobilisations. Si l’on retrouve à Cochabamba comme à Totonicapan l’aspiration « républicaine » à la démocratie politique et à la citoyenneté, conjuguée à la quête « socialiste » et « tiers-mondiste » d’égalité entre les groupes sociaux et entre les peuples, la nouvelle perspective émancipatrice à l’oeuvre s’est enrichie d’accents plus inattendus : le souci du sujet, du statut de l’individu dans le collectif et de son émancipation ; l’appel à la reconnaissance, on l’a vu, des diversités et des identités culturelles ; la conscience écologique des limites du progrès ; la revendication d’égalité entre les hommes et les femmes ; le lien étroit entre problèmes locaux et réalités mondiales ; la culture expérimentale et participative, etc.

Ethnie, classe, genre, nation, monde…

En termes d’identités mobilisées, là aussi, dans le meilleur des cas de figure, les mouvements indigènes se sont démarqués de leurs prédécesseurs, en structurant leurs mobilisations sur des références identitaires plurielles et en tension. Le militant de base s’affiche tantôt paysan, tantôt de telle ethnie ou de tel territoire, homme ou femme, Equatorien ou Latino-Américain… En cela, ces mouvements semblent avoir tiré les leçons des antagonismes d’hier entre syndicats paysans et organisations indigènes. Lorsque les premiers, au profil « classiste », donnaient priorité dans leurs analyses et leurs revendications aux rapports sociaux et à la position sociale de leur base, les secondes, plus culturalistes, tendaient à privilégier des options identitaires de récupération des traditions, voire de restauration d’ordres anciens, fussent-ils injustes sur le plan social. Les rivalités entre leaders des deux tendances n’étaient pas pour rien dans ces divisions du mouvement populaire, paysan et indigène, et finissaient par radicaliser et polariser les positions respectives.

Identitaires sans être réactionnaires, ouvertes sans être désincarnées, ces rébellions à la fois indiennes et paysannes multiplient les ancrages – local, national et mondial – sans les opposer. Elles combinent appartenance ethnique, protestation éthique et actions sociales et politiques. Elles assument une inscription dans des luttes territoriales (contre une implantation – extractive, touristique… – qui les dépossède), nationales (pour refonder la Constitution), mondiales (contre la dette illégitime). Si leur « cosmopolitisme » est bien évidemment tempéré par un fort enracinement, leur attachement au territoire, aux coutumes, aux traditions est lui aussi plus relatif qu’une conception figée de l’identité le laisse supposer. Il y a, de facto, « enchevêtrement de cadres de références identitaires ».

Comme l’explique finement Marc Saint-Upéry, le nouveau « prestige de l’indianité ‘politique’ ne doit pas masquer la diversité et la malléabilité de l’indianité ‘sociale’. L’habit ne fait pas le moine. (…) L’indianisme est une réalité ‘à géométrie variable’, beaucoup plus versatile que ne le laisse entendre le discours officiel de ses intellectuels organiques et de ses thuriféraires naïfs. » L’observation indique que le plus souvent les normes communautaires « sont bien incapables de réguler toute la gamme des allers-retours complexes entre le local, le national et le global, le rural et l’urbain, l’économie de subsistance et la participation aux échanges marchands, qui constituent l’identité indigène moderne » (Saint-Upéry, 2007), plus fluide et optionnelle donc que la figure fantasmée de l’Indien authentique.

Horizontalisme et… verticalisme

En ce qui concerne les modes d’action et les formes d’organisation privilégiés par les mouvements indigènes, les mêmes tensions sont à l’œuvre, le même type de combinaisons entre postures classiques ou plus novatrices, entre démocratie directe et horizontalité d’une part, conduites verticalistes et hiérarchiques de l’autre, entre association participative ou réticulaire et fonctionnement centralisateur, entre radicalisme et ouverture, intransigeance et conciliation… Le néozapatisme des indigènes du Sud-Est mexicain déclarait ainsi, dès le milieu des années 1990, fonder sa légitimité sur ses tentatives de dépassement de l’autoritarisme, de l’avant-gardisme, du dogmatisme et du militarisme (Duterme, 2004). Dans les faits toutefois, il reconnaissait que prédominait une tension entre réflexes verticalistes et pratiques plus participatives. Les modes de mobilisation eux-mêmes – symboliques, pacifiques, expressifs, médiatiques, mais aussi physiques et massifs – comme les discours – plus ou moins normatifs – s’adaptent aux circonstances et puisent dans des registres parfois antinomiques.

On le voit, que ce soit en matière de revendications, d’identités mobilisées, de répertoires d’action, les luttes indigènes ont posé et continuent à poser d’importants défis aux acteurs traditionnels de la gauche politique. Pour autant, au risque de se répéter, leur originalité n’est ni à essentialiser ni à idéaliser, elle est à relativiser ou plutôt à situer dans l’articulation de nouvelles formes à d’anciennes, tant les aspirations égalitaires à la redistribution des richesses, les revendications strictement socioéconomiques, les identités de classe, les comportements autoritaires, « l’action collective contrainte », les modes d’expression classiques sont demeurés prégnants dans ces mouvements et cohabitent avec des attitudes, des positionnements et des stratégies moins conventionnels.

Rapport au pouvoir et voies du changement social

Deux questions fondamentales doivent encore compléter cette rapide caractérisation des mouvements indigènes. Sans s’appesantir ici sur les réponses et les stratégies mises en oeuvre face à ces mobilisations par les Etats ou les pouvoirs en cause – qui classiquement sont allées de la répression à la cooptation, en passant par des manœuvres plus ou moins larvées de pourrissement des situations, de fragmentation des acteurs, d’institutionnalisation des revendications… –, deux problématiques d’importance méritent en effet d’être évoquées : le rapport au politique de ces acteurs et leur potentiel transformateur. Un écho aux lourds débats que ces thématiques suscitent en Amérique latine aide à relativiser ou à mieux situer la portée de ces forces indigènes. Des débats qui mettent en tension deux traditions déjà anciennes de l’action politique et des voies du changement social.

La première, d’inspiration anarchosyndicale et libertaire, qui, dans ses formes les plus extrêmes, rejette toute idée de délégation du pouvoir et de représentation institutionnelle, privilégie le développement, la « territorialisation » et la généralisation de pratiques autogestionnaires, de contre-pouvoirs civils, « par le bas », au nom d’une certaine fétichisation de la « pureté du social ». John Holloway et son ouvrage Change the world without taking power (2002) qui s’inscrit dans le filon libertaire remis à jour par Michael Hardt et Antonio Negri dans Empire, ont ainsi trouvé dans la praxis des zapatistes du Chiapas notamment, les éléments d’une théorie révolutionnaire sans prise du pouvoir, formulée au prix d’une mise à distance assumée de l’histoire et du réel…

La seconde tradition d’inspiration sociale-démocrate, jacobine ou marxiste-léniniste, plus centralisatrice et qui tend à reproduire un rapport hiérarchique entre partis politiques (haut) et mouvements sociaux (bas), est nettement moins frileuse à l’idée d’expressions partisanes des luttes, de traduction politique des revendications du mouvement. Elle en fait même la condition de l’efficacité politique des mobilisations sociales. A noter que des deux côtés, le propos peut être plus ou moins radical (antisystémique), plus ou moins conciliant (réformateur).

Dans la réalité, les rebelles indigènes de ces deux dernières décennies ont eu tendance à combiner les accents les plus complémentaires de ces deux traditions (primat du social vs primat du politique), avec des fortunes diverses et selon des modalités particulières très dépendantes des configurations sociopolitiques nationales. Ils ont dû composer avec des contextes sociaux variés dans lesquels les « secteurs populaires organisés », quelle que soit leur vigueur, restent souvent minoritaires au sein de leur propre couche sociale et où les mobilisations populaires les plus fortes ne sont pas forcément « de gauche » ou contestataires (Stefanoni, 2004 ; Saint-Upéry, 2004). Sur la scène politique, lorsqu’ils n’y ont pas porté leurs propres candidats ou partis , plus ou moins rompus au jeu des coalitions pré- ou postélectorales, les mouvements indigènes ont pu aussi opter pour un parti ou un candidat extérieur à elles-mêmes , ou encore tenter d’imposer aux autorités leur propre agenda, tout en refusant de se compromettre dans le jeu politique .

Dans tous les cas de figure, quelle que soit la stratégie choisie ou obligée par les circonstances, la question éminemment politique du meilleur moyen de produire du changement social est au centre des considérations. Les résultats obtenus – aboutissement des revendications, récupération, neutralisation… – et les effets sur la dynamique des mouvements – perte ou renforcement de l’autonomie, rivalités et différenciation sociale internes, épuisement… – sont eux aussi pluriels.

Impact du « virage à gauche » et perspectives

L’impact sur les mouvements indigènes de la montée au pouvoir de diverses formules de gauche dans les gouvernements nationaux latino-américains diffère nécessairement d’un Etat à l’autre, d’autant que, paradoxalement, quatre des six pays les plus peuplés d’indigènes sur le continent ont gardé, à ce jour, un pouvoir de droite : le Mexique, le Pérou, le Guatemala et la Colombie. Les configurations politiques spécifiques, la variabilité du poids relatif des acteurs indiens au sein de la gauche et de la société dans son ensemble, leur autonomie plus ou moins affirmée ouvrent sur une pluralité de scénarios possibles. Là où les organisations indigènes ont joué un rôle central (Bolivie), ambigu (Equateur) ou pratiquement nul (Venezuela, Brésil, Argentine…) dans le basculement à gauche du pouvoir national, le destin de ces mouvements n’est pas forcément appelé à s’inscrire dans les mêmes tendances.

Si globalement la réaffirmation du rôle de l’Etat dans le pilotage de l’économie et de la société d’une part et la mise en cause de l’hégémonie états-unienne de l’autre – deux accents communs aux différentes gauches gouvernementales – impliquent sans doute un certain reflux des gauches sociales et des mobilisations indigènes enfin entendues par les urnes, la vérité est moins mécanique lorsqu’elle est observée aux échelons nationaux (Biekart, 2005). Là, le respect des promesses électorales, la nature des politiques sociales menées et les formes d’intégration ou d’instrumentalisation des demandes sociales et des sociétés civiles par l’Etat s’avèrent déterminants sur la dynamique des mouvements. Au-delà, les marges de manœuvre réellement existantes (gouvernement de coalition ou non, loyauté de l’opposition, dépendances externes du pays), la volonté politique, la clarté des orientations, l’ancrage social et l’assise populaire variable des différents pouvoirs élus achèvent de complexifier le panorama (Duterme, 2007).

A cette aune, on comprendra aisément les variations entre situations nationales, que le pouvoir gouvernemental soit passé à gauche ou qu’il soit toujours de droite : en Bolivie, la confiance dont Evo Morales continue à jouir parmi les mouvements indigènes, populaires et syndicaux qui l’ont mené à la présidence du pays n’équivaut certainement pas à un chèque en blanc (Stefanoni et Do Alto, 2006) ; en Equateur, le président de gauche, Rafael Correa, élu en 2006, porteur des revendications des mouvements sans pour autant y être lié organiquement, pourrait occasionner un reflux des mobilisations ou à l’inverse s’appuyer sur elles pour défendre son mandat ; au Mexique, l’option zapatiste, longuement justifiée mais isolée, de ne pas soutenir le candidat social-démocrate Lopez Obrador à l’élection présidentielle de 2006 lui a peut-être coûté la victoire, loupée de très peu… sur fond de scrutin jugé frauduleux.

Au Guatemala, les séquelles et la mémoire vive de la longue et sanglante guerre entre militaires et guérilla, dont les Mayas furent les premières victimes, concourent toujours à la fragmentation du mouvement indigène et à l’absence d’une gauche politique représentative ; au Pérou, où la population d’origine indienne est proportionnellement l’une des plus fortes du continent, un faisceau de facteurs historiques (émigration rurale massive, décentrement territorial…) explique à ce jour l’inexistence d’un véritable mouvement indigène, que ne masque pas la participation au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2006 du nationaliste Ollanta Humala, à la fibre ethnique plus déclarative qu’organique ; en Colombie, dans un climat délétère de violence, d’autoritarisme et de néolibéralisme, l’activisme indigène dans toute sa diversité et en dépit d’une population autochtone très minoritaire entend apporter sa pierre à l’émergence d’une gauche sociale et politique démocratique (Archila, 2006).

Ces quelques exemples le confirment : si les rébellions indiennes qui ont précédé le « virage à gauche » latino-américain, quand elles ne l’ont pas elles-mêmes suscité, traversent inévitablement une phase de redéfinition, de reconfiguration et de remobilisation, durant laquelle l’autonomie à l’égard des pouvoirs progressistes qui les représentent peu ou prou s’impose comme le principal défi, les acteurs indigènes des pays dominés par la droite ont eux fort à faire pour, au-delà d’expériences communautaires alternatives, porter la défense de leurs droits et le partage des richesses sur les scènes politiques nationales. Pour y parvenir, la déclaration finale du 3e « Sommet continental des peuples et nationalités indigènes d’Abya Yala » qui s’est tenu au Guatemala en mars 2007 appelle une nouvelle fois à « l’articulation des organisations indiennes et des mouvements sociaux contre les politiques néolibérales et toute forme d’oppression »…

Deux décennies après le début de la vague, les potentialités des dynamiques sociopolitiques indigènes restent grandes. Cependant, on l’a vu, l’exacerbation de l’une ou l’autre de leurs dimensions, au détriment de leurs autres caractéristiques, pourrait leur être fatale. Des crispations culturalistes ou ethnicistes apparaissent de-ci de-là, ou encore des fuites en avant populistes lorsque les leaders succombent à une surenchère simplificatrice. La participation au pouvoir d’Etat comme d’ailleurs le refus irrévocable d’y participer tendent à démobiliser les militants de base, de surcroît lorsque leur vie quotidienne ne s’améliore pas (Alternatives Sud, 2005). Dans tous les cas de figure, le sort plus ou moins heureux de ces mouvements dépend surtout des réponses structurelles qu’ils sont parvenus ou qu’ils parviendront à forcer, de la capacité des sociétés latino-américaines à redistribuer la richesse et à assumer la diversité, bref à se démocratiser véritablement. Grâce à eux, les modes d’intégration sociale et d’unité nationale dans un continent ouvert à la mondialisation constituent l’enjeu des principaux conflits sociétaux.

Ouvrages cités

 Alternatives Sud (2000), L’avenir des peuples autochtones, Vol.VII, n°2, Louvain-la-Neuve - Paris, Cetri-L’Harmattan.

 Alternatives Sud (2005), Mouvements et pouvoirs de gauche en Amérique latine, Vol. XII, n°2, Louvain-la-Neuve - Paris, Cetri-Syllepse.

 Archila Mauricio (2006), « Colombie : démocratiser la démocratie », in Etat des résistances dans le Sud – 2007, Louvain-la-Neuve - Paris, Cetri-Syllepse.

 Biekart Kees (2005), « Seven theses on Latin American social movements and political change », The European Review of Latin American and Caribbean Studies, octobre.

 Duterme Bernard (2004), « Dix ans de rébellion zapatiste au Chiapas », Le Monde diplomatique, janvier.

 Duterme Bernard (2007), « Les mouvements sociaux du ‘virage à gauche’ », in Marthoz J.-P. (dir.), Où va l’Amérique latine ? Tour d’horizon d’un continent en pleine mutation, Bruxelles, Complexe-Grip.

 Fraser Nancy et al. (2003), Redistribution or Recognition : a Philosophical Exchange, New York, Verso.

 Gabriel Leo (dir.) (2007), Autonomies multiculturelles en Amérique latine, Paris, L’Harmattan.

 Holloway John (2002), Change the World without taking Power, Londres, Pluto Press.

 Le Bot Yvon (2004), « Le renversement historique de la question indienne en Amérique latine », Les Cahiers ALHIM, n°10.

 Ouviña Hernan (2004), « Zapatistas, piqueteros y sin tierra – Nuevas radicalidades politicas en America latina », Cuadernos del Sur, n°37.

 Pnud (2004), La democracia en America latina, Buenos Aires.

 Saint-Upéry Marc (2004), « La mistificacion de ‘lo social’ », Barataria, n°1.

 Saint-Upéry Marc (2007), Le rêve de Bolivar – Le défi des gauches sud-américaines, Paris, La Découverte.

 Stefanoni Pablo (2004), « Reponer una agenda de cambio », Barataria, n°1.

 Stefanoni Pablo et Do Alto Hervé (2006), Evo Morales : de la coca al Palacio, La Paz, Malatesta.

 Vargas Llosa Mario (2007), « Le racisme à l’envers ne résoudra rien ! », Courrier international, hors série, juillet.


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.

Bernard Duterme ULB 2008, © GRIP.
Bernard Duterme ULB 2008, © GRIP.

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