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Mexique : résistances sociales morcelées face au gouvernement « illégitime »

Mal remise d’une fraude électorale qui aura empêché la confirmation du virage à gauche de l’Amérique latine à la frontière des États-Unis, l’opposition sociale et politique mexicaine peine à se structurer, au-delà de ses propres dérives sectaires ou opportunistes, pour contester le nouveau gouvernement néolibéral et conservateur du PAN.

Au Mexique, le gouvernement de Felipe Calderón, chrétien intégriste du Partido de Acción Nacional (PAN, droite), compte actuellement sur le soutien de l’ensemble des milieux économiques et financiers, dont font d’ailleurs partie de nombreux dirigeants de son parti. Il bénéficie également de l’appui des grands médias de masse (à l’exception notable du quotidien La Jornada), des Etats-Unis et du Partido Revolucionario Institucional (PRI) qui a dirigé le pays pendant plus d’un demi-siècle. Il s’appuie aussi indirectement sur le conservatisme passif d’une majorité de la population.

Ce gouvernement demeure pourtant illégitime, car il est né d’une fraude électorale fomentée durant plus de deux ans par l’administration précédente et l’ensemble de l’establishment. Sans autre forme de procès, le PAN, malgré sa deuxième place, s’est vu attribuer une victoire sur le fil grâce à la prodigalité de certains juges électoraux, parties prenantes au complot, qui lui ont accordé les suffrages nécessaires à lui assurer une courte majorité.

Opposition politique et mobilisations post-électorales

Contesté par plus d’un tiers de l’électorat – les électeurs qui se sont sentis floués, ainsi qu’une partie de la base électorale du PRI qui conteste sa politique sociale – , le nouveau pouvoir a dû faire face à d’importantes manifestations de masse, principalement à Mexico, et au défi que représente la mise sur pied, juste après les élections, d’une Convention nationale démocratique (CND), dirigée par Andrés Manuel López Obrador (AMLO), le candidat volé, qui s’est autoproclamé « président légitime ».

Ce courant d’opposition post-électorale et de résistance civile et populaire est venu alimenter d’autres luttes sociales plus actives, comme celles des tendances syndicales démocratiques et celles de l’Assemblée populaire des peuples de Oaxaca (Asamblea Popular de Pueblos de Oaxaca ou APPO) sur laquelle nous reviendrons en détail. Plus radicales, militantes et structurées, ces dernières formes de protestation ne s’identifient toutefois guère aux orientations de López Obrador et encore moins à celles de son parti, le Partido de la Revolución Democrática, considéré, au mieux, comme un parti de centre-gauche.

C’est que le PRD, loin d’avoir rompu tout lien avec le gouvernement, la politique institutionnelle, le PAN ou encore le PRI, vit presque en harmonie avec ses concurrents. Jamais jusqu’ici, il n’avait conquis autant de sièges qu’à la suite de la candidature de López Obrador, c’est-à-dire autant d’argent, de postes et de faveurs. Ce qu’il craint, c’est de se voir déborder par les mobilisations suscitées par AMLO ou par le développement de la CND. Aussi évite-t-il de lui emboîter le pas dans son opposition frontale au gouvernement de droite. Prêt donc à tout négocier, le PRD parie sur l’usure du PAN et du PRI et rêve de l’emporter aux prochaines élections.

Lopez Obrador se plaît lui aussi à croire en une possible victoire électorale en 2012. Pourtant, les deux dernières grandes fraudes de l’histoire récente du Mexique – celle de 1988, contre la candidature de Cuauhtémoc Cárdenas et celle de 2006, dont il fut lui-même la victime – devraient lui faire prendre conscience que la haute bourgeoisie mexicaine n’est pas prête à s’en remettre au verdict des urnes lorsqu’il lui est défavorable.
Autiste comme la plupart des hommes politiques mexicains, AMLO fait abstraction en outre de ce qui pourrait se passer d’ici les élections de 2012 sur la scène internationale (crises, guerres, etc.) et des désastres (changements climatiques, économiques, démographiques et sociaux) que les politiques de Calderón et l’activité d’une poignée de grandes entreprises sont susceptibles d’engendrer ; comme si la politique mexicaine se déroulait en vase clos, hermétique aux problématiques de la mondialisation et de la lutte des classes.

Conscient en revanche de la nature même du PRD, de l’opportunisme et du manque de fiabilité de ses dirigeants, Lopez Obrador s’essaie à construire, à travers la CND, son propre appareil, dépendant exclusivement de lui, ainsi qu’un système de mobilisations populaires… autant de soupapes de sécurité au mécontentement populaire, surtout dans la capitale.

Panorama syndical contrasté

Aux côtés de ce courant d’opposition politique, il existe au Mexique d’autres formes d’opposition, d’autres types de réaction sociale : les voies syndicales, l’APPO à Oaxaca, la Otra Campaña des zapatistes et… l’émigration massive. En matière d’organisations des travailleurs d’abord, le gouvernement peut s’appuyer sur la bureaucratie syndicale la plus corrompue et procapitaliste d’Amérique latine, les fameux « charros  » de la Centrale des travailleurs mexicains et du Congrès du travail. Ces organisations ont beau avoir perdu des centaines de milliers de membres, elles restent, avec la CNC (Confederación Nacional Campesina), liées au PRI et fonctionnent comme autant de chevaux de Troie parmi les travailleurs.

Entre ce secteur et les syndicats démocratiques (tels le Sindicato Mexicano de Electricistas, la Confederación Nacional de Trabajadores de la Educación, etc.), il existe également une strate intermédiaire de syndicalistes bureaucrates qui depuis des décennies se reproduit à la tête des appareils syndicaux. S’ils cèdent régulièrement aux exigences du gouvernement, ils ne peuvent cependant pas ignorer les humeurs de leurs bases. Ils appellent alors à des actions antigouvernementales visant à satisfaire partiellement les revendications de leurs membres, mais finissent par se vendre au meilleur prix.

En conséquence, les syndicats qui se mobilisent en faveur de revendications de classes ou nationales (préserver le caractère national des entreprises énergétiques, par exemple) ne représentent pas la majorité des travailleurs (ils appartiennent principalement aux services publics) et manquent d’homogénéité. La démocratie interne est à géométrie variable et leurs leaders nourrissent des projets divergents.
La plupart des travailleurs mexicains n’étant pas syndiqués (ou alors dans des syndicats « jaunes ») et la majorité de la population n’étant pas salariée (environ 60 %), le poids des mobilisations syndicales contre le gouvernement, s’il est important, se fait surtout sentir dans les grandes villes et sur le plan politique. Son impact n’est dès lors pas décisif. Mais si le Mexique n’a pas encore connu de grève générale, les conditions d’une première grande mobilisation pourraient apparaître progressivement…

« Commune de Oaxaca », « Otra Campaña »…

Entamée avant même les élections de 2006, la grève des enseignants de l’Etat de Oaxaca s’est transformée en une importante mobilisation démocratique et populaire contre le gouverneur « corrompu » et « assassin » de l’entité. De là est née, l’Asamblea Popular de los Pueblos de Oaxaca (APPO), une coalition de plus de 300 organisations, qui déborde le cadre syndical. Tout en occupant le centre de la ville d’Oaxaca et plusieurs dizaines d’autres municipalités, l’APPO a bloqué des routes, levé et défendu des dizaines de barricades dans la capitale de l’Etat, formé un corps de police propre et occupé les radios et télévisions, leur permettant d’émettre à condition qu’elles donnent la parole aux protestataires. Elle a de la sorte réalisé de facto certaines avancées en matière d’autogestion et d’autonomie et cultivé les germes d’un pouvoir populaire...

Malgré la terrible répression (homicides, tortures, incarcérations, viols) dont elle a été l’objet, l’APPO poursuit actuellement ses activités sur un mode pacifique, organise régulièrement de grandes manifestations qui regroupent plusieurs dizaines ou centaines de milliers de personnes dans la ville d’Oaxaca et bloque encore plusieurs routes dans les zones indigènes de l’isthme de Tehuantepec. Ce qu’on a appelé la « commune d’Oaxaca » avait voté massivement pour le PRD aux élections nationales, mais les habitants ne se sont pas réellement identifiés à la ligne de ce Parti, pas même au niveau local. Ils se sont d’ailleurs majoritairement abstenus aux élections de l’Etat en août 2007, l’APPO appelant à voter « contre le PRI et le PAN ».

A l’extérieur, si Manuel López Obrador a soutenu verbalement le mouvement de l’APPO, son implication dans les événements a été minime, à l’instar de la Otra Campaña du sous-commandant Marcos. N’intervenant que timidement et tardivement dans les événements de Oaxaca, les zapatistes ont semblé avoir été pris de court par ce mouvement qu’ils ne contrôlaient pas. Par solidarité tout de même, ils se sont finalement limités à établir quelques blocages routiers dans les zones zapatistes du Chiapas.

L’EZLN (Armée zapatiste de libération nationale), Marcos et la Otra Campaña ont perdu beaucoup d’influence et d’ascendant dans le pays ces derniers mois, en raison de leur attitude intransigeante tant à l’égard des 15 millions de Mexicains qui ont voté pour López Obrador qu’à l’endroit des protestations syndicales qu’ils se gardent de relayer et d’accompagner. Leur soutien tardif à l’APPO, sur laquelle du reste ils n’exercent pas d’influence, les a également desservis. On voit mal à ce jour comment pourrait prospérer, au terme des débats internes organisés dans le cadre de la Otra Campaña, une organisation nationale extrêmement centralisée à laquelle il ne sera possible d’adhérer qu’avec l’assentiment de la direction de l’EZLN.

L’influence du mouvement zapatiste réduite à quelques secteurs urbains marginaux (le Mexique est un pays majoritairement urbain) est partiellement compensée par le maintien des Juntas de Buen Gobierno (JBG) dans presque un tiers du territoire de l’Etat du Chiapas. Pèse hélas sur cet exemple positif d’organisation d’un pouvoir parallèle à l’Etat et de démocratie de base, un risque d’isolement. En cause d’abord l’incapacité à créer des d’alliances nationales et une soumission excessive à la direction militaire et « verticaliste » de l’EZLN. S’y ajoute une forte migration – provoquée par la misère et le manque de travail – de leurs bases et de leurs cadres, vers le Nord et les Etats-Unis.

En synthèse, il paraît évident que la force du gouvernement de Calderón, pourtant illégitime et fragile, réside dans la faiblesse de l’opposition. Nous allons au devant d’une période de transition relativement longue, qui sera sans nul doute influencée par la situation aux Etats-Unis et dépendra de la santé de l’économie mondiale. Toute solution pour une sortie non dictatoriale de la crise ne pourra passer que par la mise au vestiaire du sectarisme et de l’opportunisme de plusieurs composantes de l’opposition, et par la constitution d’un grand front politique et social, à l’exemple de l’APPO. Ce front aurait pour objectif de reconstruire le Mexique sur la base de fortes mobilisations sociales et d’une assemblée constituante orientée par un projet anticapitaliste.


P.-S.

Traduction de l’espagnol : Arnaud Gaspart

Etat des résistances dans le Sud - 2008

Etat des résistances dans le Sud - 2008

Cet article a été publié dans notre publication trimestrielle Alternatives Sud

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