Version complète d’une tribune de Bernard Duterme (CETRI) parue dans La Libre Belgique.
Mes vacances, ma liberté. C’est un droit, c’est un besoin. Légitime. Celui d’aller se reposer, se divertir, au soleil, loin du travail, de la pluie, de la Belgique… Peu en doutent. Le dogme, l’évidence, la tendance a même explosé ces dernières décennies. La propension à s’expatrier plusieurs fois par an pour « souffler », « se ressourcer », « changer d’air »… poursuit une hausse galopante. Les scores euphoriques affichés par l’Organisation mondiale du tourisme (OMT) – qui le promeut plus qu’elle ne l’organise, c’est entendu [1] – l’attestent : 1 milliard 464 millions de séjours de plaisance à l’étranger en 2019 pour 675 millions en 2000. La déferlante du tourisme international a plus que doublé de volume en moins de vingt ans. Et 2023 devrait pratiquement avoir récupéré du coup de massue historique asséné par la pandémie de covid (moins 60% d’« arrivées » sur la période 2020-2022), pour qu’en 2024, le taux de croissance annuel moyen du secteur (entre 4 et 5%), à l’œuvre depuis la moitié du 20e siècle, puisse reprendre ses droits. [2]
Privilège et distinction
Pour autant, qu’il nous soit permis ici de questionner ces tendances, ces évidences, ce besoin, ce droit… En rappelant d’abord, première contre-évidence, que l’accès au tourisme international est toujours aujourd’hui réservé de facto – politiquement, économiquement, culturellement… – à une minorité de personnes. Moins de 10% de l’humanité, quelque 500 à 600 millions d’individus, selon les mêmes statistiques du World Tourism Barometer de l’OMT. Si le « droit aux congés payés, aux loisirs et au repos », ainsi que « le droit de circuler librement, de quitter son pays et d’y revenir » figurent bien dans la Déclaration universelle des droits de l’homme (articles 13 et 24), peu, très peu à l’échelle mondiale sont en position de les exercer. Le voyage d’agrément est dès lors un privilège. L’attribut d’une catégorie, jadis apanage de la noblesse, qui la distingue du reste des gens. Et visiblement, cela n’émeut pas outre mesure ces globetrotteurs et ces flâneurs sans frontières qui en profitent ou en abusent, fussent-ils épris de justice sociale.
En matière de distinction d’ailleurs, s’ajoute à celle qui opère entre touristes et non-touristes, celle qui hiérarchise les touristes entre eux. Celle qui différencie les touristes « de bon goût » des autres. Le tourisme raffiné, élitaire, « de niche », du tourisme grégaire, populaire, « de masse ». Éviter les périodes et les endroits populeux d’un côté, les remplir de l’autre. Le premier exclut, le second sature. Reste que ce « besoin » de se démarquer, de mieux goûter que personne au spectacle du monde, stratifie le tourisme, entre diversification tous azimuts de l’offre et démocratisation/massification du marché. « De plus en plus de touristes en quête d’exclusivité », titrait benoîtement un grand quotidien l’autre jour. On devine l’impasse, physique, sociologique et géographique. Le « voyageur hors-piste » fuit toujours « le vacancier moutonnier » … qui finit par l’imiter. Ainsi va l’histoire des destinations exotiques. [3]
Coûts et bénéfices
Deuxième contre-évidence : l’ampleur du phénomène, l’importance fracassante de l’industrie touristique (10% du Produit mondial brut), son expansion constante, ses scores étourdissants, ses près de 1500 milliards de recettes annuelles n’en font pas, par leur seule force d’entraînement, une panacée ni un moteur de progrès. Au contraire. Tout qui a étudié de près les impacts économiques, sociaux, culturels, environnementaux et même politiques de la « touristification », de la « mise en tourisme » de telle ou telle région outre-mer, en particulier en pays pauvres, conclut rarement sur un bilan « globalement positif ». Et pour cause. Si l’empreinte touristique génère de fait moult « coûts et bénéfices », ces derniers ne sont le plus souvent pas répartis équitablement. Appropriation privative des bénéfices financiers et récréatifs d’un côté, socialisation locale des coûts humains et écologiques de l’autre. [4]
Dit autrement, dans ses formes dominantes, le tourisme tend à creuser les écarts : par l’extrême concentration des profits (rapatriés pour l’essentiel aux sièges des transnationales du secteur ou en paradis fiscal – le Luxembourg et les Bahamas occupent la tête des pays bénéficiaires du tourisme par habitant), par la hausse continue des émissions carbone (+ 25% entre 2016 et 2030, selon l’OMT), par la pression concurrentielle sur les ressources (l’eau, l’électricité, le logement, la terre, etc. deviennent inaccessibles aux autochtones, surtout en pays pauvres, là où le rapport entre visiteurs et visités est le plus asymétrique [5]), par l’instrumentalisation des populations indigènes (appelées à assurer le « décor humain », sans bénéfice certain), par les effets de vulnérabilisation, de saturation (des espaces naturels, des infrastructures publiques…) et d’éviction (des cultures vivrières, des marchés locaux…), régulièrement observés et largement documentés dans les analyses d’impact.
Transformer le tourisme international
Consciente (malgré elle) de cette logique délétère, la 25e Assemblée générale de l’OMT tenue en octobre dernier à Samarcande en Ouzbékistan s’est précisément achevée sur un nouvel engagement à travailler à la « transformation » de son industrie fétiche, afin de rendre le secteur « plus éthique », « plus durable » et « plus accessible ». Preuve, si besoin en était, qu’en la matière – répartition équitable des coûts et des bénéfices, préservation de la biodiversité, atténuation des dérèglements climatiques, démocratisation de la mobilité récréative –, l’agence onusienne sait qu’il y a des politiques à mener, nationales et supranationales, qui visent et qui passent par une « transformation » – le mot est fort, il est de l’OMT – du fonctionnement et des procédés actuels. Plusieurs documents, préalables ou sous-produits de cette Assemblée générale, répètent ces enjeux et développent diverses pistes d’action. [6]
Las, une fois de plus, ils ne sont pas sans contradictions. Comme dans la « Convention relative à l’éthique du tourisme » ratifiée par la même OMT en 2019, on y retrouve des injonctions qui vident de leur sens les appels réitérés du Secrétaire général de l’ONU, António Guterres, à davantage de justice sociale, climatique, fiscale, migratoire… pourtant indispensable à une réforme en profondeur des mécanismes qui « organisent » le secteur. À rebours des encouragements à réguler, reviennent, parfois dans la même phrase, les sempiternelles exhortations aux États nationaux à… déréguler, à offrir le meilleur accueil (zones franches, infrastructures idoines, « attractive incentive schemes », « financial and tax exemptions »…) aux investissements directs étrangers (en provenance des États-Unis, du Royaume-Uni et d’Espagne, top 3 des investisseurs touristiques entre 2018 et 2022), comme condition à l’essor économique et à la prospérité.
Surprenant ? Non. À côté des 160 États membres, les principaux tour-opérateurs mondiaux constituent l’essentiel des « membres affiliés » de l’OMT. Ils sont les premiers bénéficiaires de l’ordre touristique existant. [7] Un ordre injuste moralement, inéquitable socialement et prédateur écologiquement. En cela, on l’aura compris, avant d’être un besoin individuel ou un droit légitime, le voyage d’agrément, les vacances sous les tropiques sont d’abord à considérer comme un privilège. Un privilège dont l’exercice tend à creuser les écarts sociaux – même si, là-bas, quelques heureux débrouillards ou débrouillardes parviennent à en profiter à la marge – et à aggraver la facture environnementale. Un privilège, dès lors, à abolir. Ou à transformer et démocratiser, d’urgence.