En pleine Coupe des Confédérations, les Brésiliens descendent quotidiennement par dizaines de milliers dans les rues des principales villes du pays. Non pas pour soutenir la sélection nationale – qui a entamé le tournoi par deux victoires consécutives –, mais pour manifester un malaise.
Des mobilisations historiques
Ils étaient plus de 250.000 mardi 18 juin (dont 100.000 dans la seule ville de Rio de Janeiro et 65.000 à São Paulo), certains pour dénoncer une hausse jugée inacceptable du coût de la vie, d’autres pour s’offusquer des dépenses abyssales liées à l’organisation de la prochaine Coupe du monde de football.
D’autres, encore, pour appeler à une amélioration des services publics, à une accélération des réformes politiques, à une meilleure redistribution des richesses et à une lutte plus affirmée contre la corruption.
Ces mobilisations sont historiques dans le Brésil du XXIe siècle. Le dernier grand mouvement social et populaire remontait à 1992 (mouvement des « visages peints »). Déjà à l’époque, les Brésiliens étaient descendus dans la rue pour protester contre la corruption. Ils avaient réclamé et obtenu la destitution du président de la République, Fernando Collor.
Cette fois-ci, les revendications sont moins claires et moins ciblées. C’est un mouvement fluide, spontané, qui ne remet pas directement en cause la légitimité de la présidente Dilma Rousseff. Celle-ci jouit toujours, après deux ans et demi de mandat, d’une grande popularité (plus de 70% d’opinions favorables).
Comment expliquer alors de telles mobilisations et quelles peuvent en être les conséquences à court terme ?
Un malaise profond, des enjeux complexes
Il s’agit d’une mobilisation paradoxale, a priori déroutante à l’heure où le Brésil est en passe d’être reconnu comme une nouvelle puissance mondiale de premier plan. « Le Brésil vit un rêve éveillé », formulait le politologue Olivier Dabène en septembre 2010, à la veille de l’élection de Dilma Rousseff.
Il y a encore quelques mois, et malgré un ralentissement sensible de la croissance économique, le Brésil semblait toujours jouir d’un cercle vertueux. « Le pape est argentin, mais dieu est brésilien », ironisait Dilma Rousseff après l’élection du Pape François en mars dernier. L’explosion sociale de ce mois de juin sonne comme un coup de massue tant elle était inattendue.
Assis sur son piédestal de popularité, le gouvernement n’a pas su prendre la mesure des tensions qui se cristallisent depuis plusieurs années déjà. Obsédé par les indicateurs économiques, il a méprisé les signaux envoyés par plusieurs franges de la population (manifestations contre la corruption en 2011 et 2012, flambées de violences dans le sud du pays en 2012, émeutes carcérales, etc.).
S’appuyant sur les principales organisations sociales (partis, syndicats) pour assurer la paix sociale, il a sous-estimé la capacité des réseaux informels à catalyser le mécontentement.
Cette flambée protestataire a été présentée à tort comme une simple réaction épidermique à une hausse des tarifs de bus, à laquelle se serait superposée une dénonciation opportuniste des excès financiers liés à l’organisation de la prochaine Coupe du monde de football. Mais le malaise est plus profond et les enjeux de la mobilisation bien plus complexe.
Une partie de la classe moyenne dans la rue
Le déclenchement puis la massification des manifestations répondent à une conjonction de facteurs politiques, économiques et sociaux, dans un contexte particulier. L’augmentation des tarifs dans les transports publics municipaux n’a été qu’un élément déclencheur. Puis la répression injustifiée des premières manifestations par les forces de police a joué un rôle d’embrasement.
Au lieu de dissuader les manifestants, les violences policières ont attisé les tensions, faisant descendre dans la rue de nouveaux secteurs protestataires jusqu’alors restés en marge des manifestations.
Tout cela s’est joué dans un contexte particulier. En accueillant la Coupe des Confédérations de football et à un an du Mondial 2014, le Brésil est sous le feu des projecteurs médiatiques internationaux.
Alors que la pression opérée par la FIFA sur le Brésil provoque des relents nationalistes parmi la population, certains observateurs guettent le moindre faux pas des équipes d’organisation. Cette médiation internationale offre une caisse de résonance inédite pour les événements de politique interne.
Derrière ces événements factuels, c’est bien une insatisfaction multiforme qui touche certaines couches de la population. Une partie des classes moyennes, en particulier, se sent frustrée de n’être que spectatrice du changement rapide que connaît le Brésil depuis le début des années 2000. Ce sont ces personnes – jeunes, instruites, aux revenus limités, politisées mais non affiliées – que l’on retrouve majoritairement dans la rue.
Ces secteurs voudraient peser plus fortement sur la transformation, le développement et la modernisation du pays. Ils revendiquent notamment une meilleure gestion des fonds publics et des réorientations politiques plus profondes. Ils aimeraient également bénéficier plus directement des fruits de la croissance, alors que le tassement de l’économie et le retour de l’inflation pèsent sur leur pouvoir d’achats.
S’ils se proclament apolitiques, c’est pour se distinguer d’une classe politique qu’ils rejettent. Ils ne se reconnaissent pas plus dans le parti au pouvoir que dans l’opposition. Ce qui explique leur refus de défiler sous des bannières partisanes ou syndicales. Ce sont pourtant des agitateurs politisés, qui pensent pouvoir proposer des solutions, voire des alternatives, pour changer les structures inégalitaires de la société brésilienne.
Les tentatives d’occupation, durant les manifestations, de l’Assemblée législative de Rio de Janeiro, du palais du gouverneur de São Paulo ou encore du Congrès fédéral à Brasília, montrent bien la dimension politique qui accompagne ce mouvement.
Des revendications multiples, pas toujours cohérentes
Toute généralisation serait toutefois hâtive. Car c’est une mobilisation hautement hétérogène qui prend forme dans les rues du Brésil. On touche d’ailleurs là l’une des principales faiblesses de cette mobilisation. Le manque d’unité est palpable à tous les niveaux.
Le cadrage politique est flou et il est difficile de percevoir les cibles du mouvement. Le gouvernement fédéral ? Les gouvernements des États fédérés ? Les exécutifs locaux ? Le Congrès ? La classe politique en général ? Certaines organisations internationales ? Dans cette mobilisation multi-niveau, quels interlocuteurs privilégier ?
Par ailleurs, les revendications elles-mêmes sont multiples et pas toujours cohérentes. Sur quelle priorité se concentrer maintenant que les municipalités cèdent sur la revendication initiale qu’est la baisse des tarifs de bus ? Comment concrétiser le mécontentement en demandes spécifiques et applicables ?
Durant les cortèges, les modes d’action sont variés, allant du défilé pacifique et festif aux actes de pillage, ce qui génère des tensions internes et alimente la division. Les débordements orchestrés par quelques centaines d’éléments violents (casseurs, vandales, pillards) risquent aussi d’affaiblir le mouvement (crainte de participer, désolidarisation, etc.).
Enfin, si les réseaux sociaux permettent une organisation rapide des rassemblements, l’immensité du Brésil rend difficile une coordination au niveau national. La multiplication des lieux de contestation (44 villes le 18 juin) limite l’émergence de leaders incarnant le mouvement dans son ensemble.
Dans un pays où les relations politiques sont très personnalisées et verticales, l’absence de leaders visibles peut être interprétée comme un message, à savoir le refus des hiérarchies. Cela marque plus encore la distance avec la politique traditionnelle. Mais cela limite également les possibilités de relais politiques pour concrétiser et hiérarchiser les revendications.
Un signe de vitalité démocratique
Malgré ces faiblesses, le mouvement a déjà marqué des points. Même s’il s’épuise à la suite des manifestations du 20 juin, le mouvement social brésilien a déjà gagné une première bataille : faire émerger les questions de politique interne sur la scène médiatique internationale en poussant les pouvoirs publics à revoir leur prose enchanteresse.
Les manifestants ont ainsi montré que, derrière la fête de la Coupe du monde, la question sociale reste un thème sensible au Brésil et que, malgré le chemin parcouru depuis le début des années 2000, le pays a encore de nombreux défis à relever.
Si elles résultent d’une accumulation d’insatisfactions et de frustrations, ces mobilisations sont enfin un signe de vitalité démocratique, dans un pays qui porte encore certains traumatismes de la dictature (1964-1985). Si les jeunes qui donnent actuellement de la voix dans les rues sont nés après le retour à la démocratie, ils ont pleinement conscience des violations dont ont été victimes leurs aînés (répression, torture, emprisonnements arbitraires, etc.).
Et la présidente Dilma Rousseff est pour eux une interlocutrice crédible : en 1970, elle avait été arrêtée, torturée puis emprisonnée par le régime militaire. Elle avait alors 23 ans et allait passer trois années derrière les barreaux.
Dilma Rousseff se dit aujourd’hui « à l’écoute de la rue ». Les manifestations initiales ont été violemment réprimées par la police. Mais le gouvernement s’attache dorénavant à contenir l’usage de la force policière, à laisser le peuple exprimer ses revendications et ses attentes. Les pouvoirs publics semblent surmonter l’épreuve de gestion démocratique du dissensus.
Reste à savoir comment ils vont « entendre » et interpréter les messages encore balbutiants de la rue, dans la perspective de la Coupe du monde puis des élections générales de 2014.