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Les puissances mondiales n’envisagent de solution à la crise haïtienne que sous leur supervision, sinon leur ordre

Alors que 2025 marque à la fois les 15 ans du séisme dévastateur et le bicentenaire de la dette imposée par la France à son ancienne colonie, le politiste Frédéric Thomas, auteur d’Haïti : notre dette (Syllpese/CETRI, 2025), analyse, dans une tribune au « Monde », le piège néocolonial dans lequel Haïti est enfermé.

Une nouvelle tribune de Frédéric Thomas (CETRI) parue ce 10 janvier dans Le Monde (édition imprimée du 11 janvier).

Il y a quinze ans, le 12 janvier 2010, Haïti était frappé de plein fouet par un séisme de grande ampleur qui allait faire autour de 280 000 morts. Le monde découvrait ou redécouvrait ce pays au prisme de cette catastrophe. Le drame suscita d’emblée un élan de solidarité mondial. Mais la conjonction médiatique et humanitaire, reproduisant et confortant les clichés attachés à une population noire, pauvre, du Sud, allait pour longtemps consacrer l’image de victimes passives et impuissantes d’un pays maudit qu’il nous revenait – à nous, États du Nord, riches, développés, civilisés – de sauver.

Haïti ne constitue pas un cas à part, mais bien un cas extrême de la logique humanitaire : une déferlante non coordonnée d’ONG et organisations internationales, ignorant superbement le contexte haïtien et confondant visibilité et efficacité, ne cessant de se substituer aux acteurs locaux, pressées de répondre aux effets immédiats plutôt qu’aux causes structurelles de la catastrophe. Prenant prétexte de la faiblesse et de la corruption de l’État haïtien, les acteurs internationaux contournèrent celui-ci, avec pour effet paradoxal de l’affaiblir davantage encore.

« Reconstruire en mieux », prétendait-on. Quinze ans plus tard, force est de reconnaître que rien de durable n’a été construit et que les Haïtiennes et Haïtiens vivent une situation pire qu’en janvier 2010. Depuis les grandes manifestations de 2018 contre la vie chère et la corruption – et en réaction à celles-ci –, les gangs armés se sont développés et renforcés, au point de contrôler la quasi-totalité de la capitale, Port-au-Prince, et d’imposer le règne de la terreur. Aujourd’hui, près de la moitié de la population haïtienne – soit deux fois plus qu’au lendemain du séisme – a besoin d’une aide humanitaire.

Spirale d’endettement

Ce tournant doit nous en rappeler un autre. Le 17 avril 1825, Charles X signe une ordonnance par laquelle la France « ordonne  » à Haïti de lui accorder un accès privilégié à son commerce et de « dédommager les anciens colons », en payant une indemnité de 150 millions de francs. A ces conditions, elle « concède » l’indépendance à son ancienne colonie, qui, en battant les troupes napoléoniennes, s’était libérée 21 ans plus tôt, devenant en 1804 la première nation issue de la révolution d’esclaves noirs. À défaut de changer l’histoire, on l’a réécrite.

Afin de payer cette indemnité colossale, évaluée en valeur actuelle à quelque 525 millions d’euros, Haïti fut obligé d’opérer plusieurs emprunts dans les banques françaises… qu’elle dut rembourser avec les intérêts. L’économiste Thomas Piketty a évoqué un « néocolonialisme par la dette », tandis que l’historienne haïtienne Gusti-Klara Gaillard-Pourchet y a vu l’enfermement durable d’Haïti dans une spirale d’endettement et de sous-développement. Imposée par la force, cette dette n’en conclut pas moins un arrangement asymétrique entre les classes gouvernantes en Haïti et en France sur le dos de la population rurale haïtienne, ce « pays en dehors » qui demeure la principale menace à tout pouvoir.

De loin en loin, cette vieille histoire se rappelle à la France… qui se dépêche de l’oublier et de retomber dans une sorte de lobotomie historique. D’excuses et de réparation, il n’est toujours pas question. Au contraire, même, la petite phrase d’Emmanuel Macron, en marge du G20, au Brésil, le 19 novembre 2024, sur les Haïtiens «  complètement cons  », « qui ont tué Haïti  », témoigne du déni et du mépris dans lequel l’État français s’est enferré.

L’un comme l’autre, les moments 1825 et 2010 sont des marqueurs d’un piège néocolonial qui consacre la gouvernance internationalisée d’Haïti et la condamne à un cycle infernal de catastrophes, de crises et d’ingérence. La communauté internationale, alignée sur Paris d’abord, Washington ensuite, n’a jamais cessé d’intervenir dans les affaires intérieures du pays, depuis l’organisation et le financement d’élections jusqu’à l’envoi régulier de forces armées multinationales – celle en cours sous le leadership du Kenya –, en passant par la restructuration de l’économie haïtienne.

Gangstérisation de l’Etat

Les puissances mondiales, la Maison Blanche en tête, n’envisagent de solution à la crise haïtienne que sous leur supervision, sinon leur ordre. Leurs « interlocuteurs », qu’ils soutiennent et légitiment, sont issus de l’oligarchie locale, qui tire justement son pouvoir de la dépendance du pays et de l’asservissement de la population. Le serpent se mord la queue.

Comment répondre à la faiblesse des institutions publiques, aux inégalités et à l’absence de contrat social, à l’origine de la vulnérabilité d’Haïti aux crises politiques et aux aléas climatiques, en recourant aux acteurs et au mode d’intervention qui ne cessent d’hypothéquer les politiques sociales et la souveraineté populaire ? La privatisation par voie humanitaire et la libéralisation pilotée depuis les institutions internationales ont servi la stratégie de prédation de l’élite haïtienne, tout en facilitant la gangstérisation de l’État.

Les Haïtiennes et Haïtiens ne se reconnaissent pas plus dans le miroir faussé de la malédiction qu’on leur tend complaisamment que dans le regard folklorisant qu’on leur porte. La prétendue « année zéro » de 2010 et la « concession » de 1825, de même que l’urgence humanitaire et sécuritaire d’aujourd’hui, reviennent à gommer le temps historique de leurs luttes et de leurs choix, pour lui substituer celui de l’éternel retour de la force et de l’ensilencement. Et du deuil de tout changement.

Frédéric Thomas est docteur en sciences politiques, chargé d’études au Centre tricontinental - CETRI à Louvain-la-Neuve, en Belgique. Il est l’auteur de Haïti : notre dette (Syllepse, 96 pages, 5 €, à paraître le 16 janvier).

Voir en ligne La tribune de F.Thomas/CETRI dans Le Monde

Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.

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