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Les pays du Sud global à l’épreuve de la diplomatie coercitive de Washington : le cas de l’Afrique du Sud

L’escalade diplomatique entre les États-Unis et l’Afrique du Sud illustre la logique de coercition qui structure la politique étrangère de l’administration Trump : toute entorse à l’ordre international qu’elle prétend dicter — surtout lorsqu’elle émane du Sud — appelle une réponse punitive. En s’en prenant à Pretoria pour avoir saisi la Cour internationale de justice contre Israël et engagé une réforme agraire jugée subversive, Washington entend rappeler aux puissances moyennes leur statut subalterne. Un avertissement clair à celles qui oseraient faire prévaloir le(ur) droit sur la loi du plus fort.

Censée amorcer une désescalade diplomatique, la rencontre entre les deux chefs d’État à Washington a viré à la démonstration de force. Ce qui devait n’être qu’un banal exercice protocolaire s’est mué en une mise en scène minutieusement orchestrée par l’administration Trump – et retransmise en direct depuis le Bureau ovale. Venu raviver un dialogue mis à mal ces derniers mois entre les deux pays, le président sud-africain Cyril Ramaphosa s’est vu entraîné dans un guet-apens aussi brutal que calculé, qui n’était pas sans rappeler la séance d’humiliation publique infligée quelques mois plus tôt à son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky.

Après quelques banalités échangées devant les caméras, Trump interrompt brusquement la conversation, ordonne de tamiser les lumières, puis lance une vidéo à charge. Sur l’écran : un montage anxiogène, grossier, bricolé à partir d’images et d’extraits soigneusement choisis pour frapper les esprits : discours enflammés du leader des Economic Freedom Fighters, Julius Malema, foule dans un stade entonnant le chant « Kill the Boers » [1], croix blanches plantées dans un champ symbolisant les fermiers assassinés, scènes d’exil suggérées… Le tout mis bout à bout pour accréditer la thèse d’un supposé « génocide des fermiers blancs » - une théorie complotiste ayant le vent en poupe dans les milieux d’extrême droite et qui a largement été relayé par l’entourage de Trump. [2]

Ramaphosa est aussitôt sommé de s’expliquer. Trump insiste, brandit une liasse de coupures de presse – mêlant faits divers, récits isolés et articles n’ayant aucun lien avec l’Afrique du Sud – censées étayer ses accusations et ressort son registre familier mêlant arrogance et intimidation. Il ne s’agit pas d’un échange, mais d’un procès savamment scénarisé pour humilier. Non d’une rencontre entre égaux, mais d’une mise en scène de domination aux relents néocoloniaux à peine voilés [3].

Pris de court, le président sud-africain ne se laisse pourtant pas désarçonner. Flegmatique, il répond aux accusations avec calme : les propos relayés dans la vidéo, rappelle-t-il, ne sont en rien le reflet de la position officielle, mais proviennent de figures marginales de l’opposition. Les rares meurtres de fermiers blancs ? Le triste reflet d’une criminalité endémique, sans mobile politique ni cible ethnique. Sans se dérober, il défend le pluralisme garanti par la Constitution, réaffirme la souveraineté de son pays, et récuse toute forme d’ingérence. Soucieux de désamorcer les tensions, Ramaphosa joue une carte plus symbolique : il désigne, dans sa délégation, plusieurs figures blanches soigneusement choisies – dont deux icônes sud-africaines du golf – venues témoigner, en creux, d’une société diverse, pacifiée, capable de cohabitation. Au final, cette « diplomatie du golfe » semble porter ses fruits : le ton des échanges se détend, les invectives cèdent le pas à un échange plus courtois [4].

Reste que l’épisode, lui, a marqué les esprits, révélant une logique d’ingérence de plus en plus marquée et une volonté délibérée de réaffirmation du leadership étatsunien sur les affaires mondiales. Par cette démonstration d’autorité, l’administration Trump entend réaffirmer le monopole de Washington sur les règles du jeu international, tout en adressant un avertissement clair à tout État tenté de sortir du rang, de critiquer l’ordre établi ou de revendiquer une autonomie diplomatique : toute velléité de dissidence sera publiquement et exemplairement sanctionnée. L’Afrique du Sud en fait aujourd’hui les frais [5]. Mais au-delà de ce cas particulier, c’est l’ensemble du Sud global qui se trouve implicitement visé, sommé de rester à sa place dans l’architecture asymétrique du pouvoir voulue par Washington.

Une relation diplomatique historiquement compliquée, teintée de méfiance réciproque

Marquées par un lourd héritage historique, les relations entre les États-Unis et l’Afrique du Sud n’ont certes jamais été des plus harmonieuses. Dans les années 1980, alors que de nombreux États optaient pour des sanctions fermes contre le régime d’apartheid, l’administration Reagan choisissait au contraire la voie de « l’engagement constructif », misant sur le dialogue et des réformes graduelles. Derrière cette approche prétendument pragmatique se profilait un objectif géostratégique clair : préserver un allié clé dans la lutte d’influence que se livraient Washington et Moscou sur le continent africain. Perçue par l’ANC comme une forme de complaisance, voire de complicité tacite avec un régime raciste et oppressif, cette posture a durablement entamé la crédibilité morale des États-Unis auprès des mouvements de libération sud-africains. En refusant de rompre frontalement avec Pretoria, Washington s’affichait comme le garant du statut quo.

La fin de l’apartheid n’a pas suffi à dissiper cette méfiance. En témoigne le maintien de Nelson Mandela sur une liste antiterroriste étatsunienne…. jusqu’en 2008. Ce contentieux historique a profondément façonné l’orientation de la politique étrangère sud-africaine post-apartheid : dans la lignée de l’ANC, les gouvernements successifs ont cherché à affirmer une posture autonome, non alignée, souvent en porte-à-faux avec les attentes de la première puissance occidentale [6].

Si les relations bilatérales se sont globalement améliorées après 1994, plusieurs points de friction n’ont jamais disparu. Les liens étroits de Pretoria avec Cuba, ses critiques récurrentes à l’égard des interventions militaires de l’OTAN, son entrée dans les BRICS ou encore son soutien affirmé à la cause palestinienne ont régulièrement suscité l’agacement de Washington. Plus récemment, sous l’administration Biden, la position « neutre » de l’Afrique du Sud face à la guerre en Ukraine, ainsi que l’organisation d’exercices navals conjoints avec la Russie et la Chine, ont ravivé les tensions, renforçant la perception d’un partenaire réticent à s’aligner sur l’agenda géopolitique de Washington [7].

Mais c’est avec le retour de Donald Trump à la Maison Blanche que les relations entrent dans une phase de dégradation brutale. Pretoria est ouvertement désignée comme hostile aux intérêts étatsuniens. Et Washington multiplie les mesures coercitives à son égard : suspension de l’aide financière, droits de douanes relevés à 30 %, menaces d’exclusion de l’AGOA [8] et de boycott du prochain G20 prévu en Afrique du Sud, gel d’investissements, expulsion de l’ambassadeur sud-africain aux États-Unis, Ebrahim Rasool, en mars 2025, pour avoir ouvertement critiqué l’administration Trump [9]. D’après un mémo ayant fuité, la « nation arc-en-ciel » aurait même été placée par le département d’État sur la liste des pays jugés « préoccupants », aux côtés de la Chine — un cran en dessous des États considérés comme parias, tels que l’Iran ou la Corée du Nord [10]. L’objectif ne fait guère de doute : faire payer à l’Afrique du Sud ses choix diplomatiques jugés déviants, et adresser un signal dissuasif à tout autre État tenté de s’écarter de la ligne imposée par Washington.

Deux dossiers cristallisent particulièrement la colère de l’administration Trump. D’un côté, la réforme agraire sud-africaine est dénoncée comme une atteinte aux droits de propriété, érigés en dogme par les conservateurs américains, et une menace contre l’intégrité des fermiers blancs. De l’autre, la saisine par Pretoria de la Cour internationale de justice contre Israël pour faits de génocide à Gaza est perçue comme une attaque directe contre un allié stratégique, et à travers lui, contre les intérêts propres des États-Unis.

La réforme agraire sud-africaine dans le viseur de Washington

Derrière les accusations de « génocide blanc » et de persécution des fermiers sud-africains, régulièrement brandies par l’extrême droite locale et relayées avez zèle par Trump et son entourage, se profile une réforme foncière d’une portée hautement symbolique : une loi adoptée par le Parlement en décembre 2024, puis ratifiée dans la foulée par le gouvernement Ramaphosa, qui autorise l’État à saisir, sans indemnisation, des terres considérées comme improductives, accaparées à des fins spéculatives ou obtenues dans un contexte de dépossession raciale.

Présentée par l’ANC comme un acte de justice historique, cette loi entend relancer un processus de réforme agraire devenu moribond. Car plus de trente ans après la fin de l’apartheid, la structure foncière reste profondément inégalitaire : moins de 10 % de la population – majoritairement blanche – détient encore la majorité des terres arables.

Fondées sur le principe du «  willing seller, willing buyer  » (vendeur et acheteur consentants), les premières politiques de redistribution se sont révélées inefficaces : sans véritable cadre d’expropriation ni mécanisme de compensation équitable, la réforme a été lente, coûteuse, technocratique — et fondamentalement excluante. Les plus vulnérables — femmes rurales, jeunes sans terre, travailleurs précaires — en ont été largement tenus à l’écart, tandis que les grands propriétaires blancs ont conservé leurs privilèges et que de nouvelles clientèles politiques ont émergé. Si ces politiques ont favorisé l’ascension d’une élite noire cooptée, elles n’ont en rien ébranlé la matrice raciale de la propriété. Sous couvert de transformation, elles ont prolongé, parfois consolidé, les logiques d’exclusion et de concentration héritées du passé [11].

Devant l’impasse de ces politiques, et sous la pression croissante des mouvements sociaux, de la jeunesse urbaine précarisée et d’une opposition aiguillonnée par les Economic Freedom Fighters (EFF), l’ANC a finalement dû se résoudre à rompre avec la prudence réformiste des débuts de l’ère post-apartheid. Une inflexion qui n’a pas tardé à susciter une réaction outrée à Washington. Fidèle à son dogme du droit inviolable de propriété, l’administration Trump a d’emblée opté pour la punition : suspension d’une partie de l’aide bilatérale, gel des financements du programme PEPFAR [12], et proposition ouvertement provocatrice d’un programme d’accueil destiné aux Afrikaners, présentés comme une minorité « persécutée » méritant l’asile aux États-Unis.

Cette ingérence assumée dans les affaires d’un pays souverain révèle la convergence croissante entre les droites identitaires d’Afrique du Sud — notamment le Freedom Front Plus et le groupe de pression AfriForum — et les cercles trumpistes aux États-Unis. Portée par une rhétorique alarmiste et une mise en récit racialement anxiogène, cette alliance diffuse l’image d’un pays au bord du chaos, théâtre d’un prétendu « nettoyage ethnique » contre les Blancs. « Le cas sud-africain est central dans les discours suprémacistes blancs mondiaux », écrit ainsi Nicky Falkof, professeure à l’Université du Witwatersrand, dans The Conversation : « Ces récits affirment que les Afrikaners sud-africains sont comme le canari dans la mine : leur prétendue oppression serait un avertissement pour tous les Blancs, s’ils ne ‘ripostent’ pas. » [13] L’analogie, systématiquement mobilisée par ces mêmes lobbies, avec le Zimbabwe de Robert Mugabe, fonctionne également ici comme un écran idéologique : elle occulte le caractère encadré, constitutionnel et légal de la réforme sud-africaine, pour mieux agiter le spectre d’un effondrement économique et d’une guerre raciale [14].

À travers cette propagande transnationale se dessine aussi un objectif plus vaste : disqualifier toute entreprise de redistribution structurelle dans les Suds. Car ce qui est en cause ici, ce n’est pas seulement la défense des fermiers blancs, mais la légitimité même d’un État africain à réformer l’ordre foncier hérité de la colonisation. Sous couvert de « protection des libertés économiques », c’est une forme sourde de néocolonialisme moral qui s’exprime – une défiance fondamentale envers la capacité des majorités noires à gouverner avec justice, sans céder à la revanche.

La plainte déposée contre Israël à la Cour internationale de Justice : une ligne rouge pour Washington

Si la loi sud-africaine sur l’expropriation sans compensation a ravivé les tensions avec Washington, elle ne constitue sans doute pas la véritable cause de l’ire étatsunienne. Rien en effet n’a sans doute autant irrité l’administration Trump que la plainte déposée par Pretoria contre Israël devant la Cour internationale de justice (CIJ). Plus que la réforme foncière, c’est une ligne rouge que l’Afrique du Sud a franchie : celle de contester ouvertement l’impunité dont bénéficie l’État israélien dans la guerre dévastatrice qu’il mène à Gaza [15].

Promulgué à peine un mois après l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche, le décret exécutif 14204 – principal acte de représailles diplomatiques à l’encontre de l’Afrique du Sud – ne laisse guère place à l’équivoque. La mise en garde, limpide, prend la forme d’une condamnation sans appel : « Les États-Unis ne peuvent pas soutenir les violations des droits commises par le gouvernement sud-africain dans son propre pays, ni son action visant à saper la politique étrangère des États-Unis, ce qui constitue une menace pour la sécurité nationale de notre pays, de nos alliés, de nos partenaires africains et de nos intérêts ». Après avoir dénoncé la loi sud-africaine sur l’expropriation, accusée de cibler « la minorité ethnique afrikaner », le texte fustige ouvertement les positions jugées hostiles de Pretoria à l’égard des intérêts américains et de leurs alliés – en particulier sa plainte contre Israël (seul pays nommément cité comme allié) devant la Cour internationale de justice, où l’État hébreu est accusé de génocide à Gaza, et non le Hamas.

Au-delà de la solidarité affichée avec le peuple palestinien – que Washington réprouve –, c’est à une conception égalitaire du droit international que s’en prend l’administration Trump. En saisissant la Cour internationale de Justice, l’Afrique du Sud ne fait que réclamer l’application de principes juridiques universels. Mais aux yeux de Washington, cet acte constitue une rupture inacceptable, presque une trahison, appelant une riposte punitive, comme le prévoit le décret exécutif [16].

La nomination à Pretoria d’un nouvel ambassadeur notoirement pro-israélien ˗ l’activiste et écrivain conservateur Leo Brent Bozell III, engagé de longue date auprès de l’AIPAC [17] et connu pour ses positions hostiles aux mouvements de solidarité palestinienne ˗ , est venue parallèlement renforcer le message. Loin d’être anodine, cette désignation a été perçue – en Afrique du Sud comme ailleurs – comme un acte de défiance assumé à l’égard de la posture sud-africaine sur la scène internationale [18].

Le décret évoque aussi un supposé rapprochement stratégique entre l’Afrique du Sud et l’Iran, présenté également comme une menace pour la sécurité nationale américaine. Un argument qui ne tient guère la route. D’autres partenaires de Washington – l’Inde, l’Arabie Saoudite ou le Qatar, pour ne citer qu’eux – cultivent en effet des relations bien plus étroites avec Téhéran sans jamais être frappés de sanctions ni être inquiétés. Ce qui dérange, ce n’est donc pas tant la nature des alliances sud-africaines, mais l’audace même de Pretoria à les définir en toute autonomie, hors des cadres imposés par les États-Unis.

Cette fermeté dépasse le simple désaccord diplomatique : elle exprime une volonté de remettre au pas un acteur du Sud global qui outrepasse les limites tacitement fixées par la première puissance mondiale. En refusant de s’aligner, l’Afrique du Sud a été symboliquement renvoyée, dans l’imaginaire impérial, à sa place subalterne. La sanction n’a rien d’anecdotique : elle vise une puissance régionale intermédiaire, assez autonome pour remettre en cause l’ordre international voulu par les États-Unis, mais trop vulnérable pour lui opposer une véritable résistance.

Le dilemme sud-africain

Au cœur de la tourmente provoquée par une administration américaine de plus en plus brutale, imprévisible et autoritaire, l’Afrique du Sud se retrouve prise en tenaille entre deux impératifs difficilement conciliables : affirmer une politique étrangère souveraine et préserver des intérêts économiques jugés vitaux. Car Washington demeure un partenaire commercial incontournable [19]. Les décisions unilatérales de l’administration Trump – qu’il s’agisse d’accès préférentiel au marché, d’assistance au développement ou de coopération sanitaire – exercent une pression considérable sur des secteurs stratégiques de l’économie sud-africaine, déjà affaiblie par un chômage de masse, des inégalités structurelles et une croissance en berne. Dans un tel contexte, chaque menace de sanction résonne comme une onde de choc, capable de faire vaciller un équilibre social aussi fragile qu’explosif.

Face à ce dilemme, trois options, comme le souligne Patrick Bond, se dessinent pour l’Afrique de du Sud : la soumission pure et simple aux diktats de la première puissance mondiale ; une posture de résistance solitaire, mais potentiellement suicidaire ; ou l’amorce d’une riposte concertée, enracinée dans les solidarités Sud-Sud [20].

Dans les cercles diplomatiques sud-africains, actuellement, deux lignes s’affrontent face aux pressions grandissantes de l’administration Trump, observe le journaliste Simon Allison [21]. La première prône la reddition : réorienter la politique étrangère en prenant ses distances avec l’Iran, la Chine et la Russie ; retirer la plainte contre Israël devant la Cour internationale de justice ; renoncer à l’expropriation sans compensation ; nommer un ambassadeur plus conciliant.

Une soumission pure et simple, dénoncée par celles et ceux qui appellent à résister aux injonctions de Washington, rappelant que l’Afrique du Sud porte en elle une longue histoire de luttes. En poursuivant Israël pour génocide à Gaza, Pretoria a eu le mérite de rompre le silence diplomatique au nom d’un droit international trop souvent instrumentalisé par les grandes puissances. Dans la continuité de son engagement pour le non-alignement, le pays pourrait aujourd’hui prétendre revendiquer un rôle de conscience morale au sein du Sud global. Face au glissement autoritaire de Washington et aux dérives droitières d’une Europe en crise, Pretoria pourrait –aux côtés de ses alliés du groupe de La Haye [22] - faire entendre une voix dissonante – mais essentielle – en défense du droit international et des principes de justice globale face aux logiques de puissance.

Pris entre le marteau de la realpolitik et l’enclume de son héritage non-aligné, le gouvernement de Cyril Ramaphosa a, pour l’heure, choisi la prudence. Profil bas sur la scène internationale, temporisation diplomatique et concessions économiques à peine voilées : Pretoria promet désormais d’importer du gaz liquéfié et du pétrole des Etats-Unis à prix fort, dans l’espoir d’obtenir en retour un maintien dans l’AGOA et un allègement tarifaire. Un marchandage asymétrique, symptomatique de la fragilité structurelle de l’Afrique du Sud face à un rapport de force déséquilibré [23]. Dans l’attente d’un hypothétique retour à la normale, le pari est clair : gagner du temps, échapper aux représailles, limiter les dégâts – au risque de renier les principes qui ont longtemps fait la singularité diplomatique du pays [24].

Maillon historiquement fragile des BRICS, l’Afrique du Sud incarne avec acuité le dilemme structurel auquel sont confrontés les pays du Sud : comment conjuguer souveraineté politique et dépendance économique dans un ordre mondial de plus en plus soumis aux diktats et à l’unilatéralisme des grandes puissances ? Car le non-alignement, jadis arme de combat contre l’apartheid et le néocolonialisme, tend désormais à être perçu non plus comme une posture d’indépendance, mais comme une provocation, par la nouvelle présidence impériale étasunienne. Dans cette architecture internationale, où la neutralité devient suspecte, toute velléité d’autonomie est systématiquement réinterprétée comme un acte de défiance.

Au-delà du seul cas sud-africain, c’est la promesse même d’un ordre multilatéral équitable qui est remis en question. Loin d’un système de règles communes, se profile un ordre international à double standard, où la souveraineté reste conditionnelle pour les plus vulnérables, et leurs marges de manœuvre politique et diplomatique réduites comme peau de chagrin. À la croisée des chemins, Pretoria se trouve face à un choix historique : se soumettre, s’isoler ou s’agréger à d’autres voix du Sud. Son orientation à venir dira beaucoup sur la possibilité, ou non, d’un monde véritablement multipolaire, plus juste et plus solidaire.


Notes

[1Né dans les rangs de la lutte contre l’apartheid, le chant zoulou Dubul’ ibhunu – littéralement « Tuez les Boers » - cristallise aujourd’hui les tensions mémorielles en Afrique du Sud. Repris historiquement par les mouvements de libération, dont l’ANC, puis revendiqué par Julius Malema et son parti EFF, ce chant divise : certains y voient un appel à la haine raciale, d’autres un symbole de résistance à un système d’oppression, à comprendre dans son sens figuré. Saisie de l’affaire, la Cour suprême d’appel a tranché en faveur de cette lecture politique et historique, estimant qu’aucun lien direct n’avait pu être établi entre l’usage du chant et les violences visant les fermiers blancs. Voir Aljazzera (2025), « ‘Kill the Boer’ : The anti-apartheid song Musk ties to ‘white genocide’ », 26 mars.

[2Voir Deutsche Welle (2025), « Trump confronts South Africa’s Ramaphosa with genocide claim », 21 mai.

[3Voir Cheikh Thiam (2025), « La rencontre entre Donald Trump et le président sud-africain, Cyril Ramaphosa, s’est transformée en rituel colonial », Le Monde, 27 mai.

[4New York Times (2025), « South African Golfers Went to White House to Defuse Tensions. It Didn’t Work » , 21 mai.

[5Allison S. (2025), « Naviguating the new world order. The United States is reframing South Africa as a pariah state. Pretoria has other ideas », in The Continent, 30 mars.

[6Pour un historique des relations entre l’Afrique du Sud et les Éats-Unis, voir notamment Otto L. (2025), « In the wake of Trump’s assault on Ramaphosa, can SA and the US find a new equilibrium ? », in Daily Maverick, 30 mai.

[7Voir Ibidem.

[8L’AGOA (African Growth and Opportunity Act) est une loi adoptée en 2000 par le Congrès étatsunien qui accorde un accès préférentiel au marché des États-Unis pour certaines exportations en provenance de pays d’Afrique subsaharienne.

[9Deutsche Welle (2025), « US-S.African ties hit new low as Ambassador Rasool expelled », 25 mars.

[10Voir Allison, op. cit.

[11Voir Ramantsima K. et Joala R (2025), « La question agraire sud-africaine toujours non résolue », in CETRI, Obsolètes, les réformes agraires, Paris, Syllepse, Alternatives Sud et Shoki W. (2025), « Elon Musk Is a Mouthpiece for South Africa’s White Far Right », in Jacobin, 10 février.

[12Le PEPFAR (President’s Emergency Plan for AIDS Relief) est un programme lancé par les États-Unis en 2003 pour lutter contre le VIH/sida dans les pays les plus touchés, en finançant la prévention, le traitement et les soins.

[13Cité in Alisson, op.cit.

[14Shoki, op. cit.

[15Voir Fetouri M. (2025), « The set-up that flopped : Trump tried a Zelensky moment with Ramaphosa while targeting South Africa over Israel », in Middle East Monitor, 29 mai.

[16La dénonciation de l’initiative sud-africaine ne se limite pas aux rangs républicains du Congrès. En janvier 2024, pas moins de 210 élus — parmi lesquels 62 démocrates — ont cosigné une lettre, à l’initiative de la représentante démocrate Kathy Manning, adressée au secrétaire d’État Antony Blinken. Ils y condamnent fermement la plainte déposée par Pretoria devant la Cour internationale de justice (CIJ), accusant Israël de génocide. Cette démarche y est qualifiée de « diffamatoire », de « grossièrement infondée » et présentée comme un « abus » des mécanismes judiciaires internationaux. Voir Johnson J. (2024), « 62 House Dems Join JOP in Condemning South Africa’s Genocide Case Against Israël », in Truthout, 24 janvier.

[17L’AIPAC (American Israel Public Affairs Committee) est un puissant lobby pro-israélien aux États-Unis, souvent pointé pour son influence disproportionnée sur la politique étrangère américaine et son soutien inconditionnel à la politique israélienne, y compris dans ses pires dérives.

[18Voir The Guardian (2025), « Trump Names Pro-Israel Media Activist as US Ambassador to South Africa », 26 mars.

[19Les États-Unis sont le deuxième partenaire commercial de l’Afrique du Sud. En 2024, ils ont importé pour 14,5 milliards de biens sud-africains et exporté pour 5,8 milliards de dollars de marchandises. L’Afrique du Sud est par ailleurs le principal bénéficiaire de l’AGOA dans le viseur également de l’administration Trump. Voir Le Monde (2025), « Tarifs douaniers : l’Afrique du Sud à nouveau punie par Donald Trump », 4 avril.

[20Voir Bond P. (2025), « Les BRICS et l’Afrique : reproduction des logiques extractivistes », entretien réalisé par M. Sheriff, in CETRI, Nouvelle géopolitique de l’Afrique, Paris, Syllepse, Alternatives Sud (à paraître).

[21Op.cit.

[22Le Groupe de La Haye, formé en janvier 2025 par l’Afrique du Sud, la Malaisie, la Colombie, la Bolivie, Cuba, le Honduras, la Namibie, le Sénégal et le Belize, réunit des États engagés dans la défense du droit international et de la souveraineté palestinienne, notamment face aux crimes présumés commis à Gaza.

[23Voir Otto, op.cit.

[24Une posture obséquieuse et soumise, qui jusqu’à présent s’est révélée peu fructueuse pour l’Afrique du Sud. En dépit de ses efforts pour ménager Washington, l’administration Trump a confirmé, le 8 juillet, qu’elle imposerait au pays un tarif général de 30 % sur ses exportations – à l’exception de certains produits stratégiques comme le platine, l’or ou d’autres ressources minières. Pis encore, une surtaxe supplémentaire de 10 % pourrait s’ajouter du seul fait de l’appartenance de l’Afrique du Sud aux BRICS. Voir Bond P. (2025), « Real and fake antidotes to Trump’s latest tariffs, seen from South Africa », in cadtm.org, 10 juillet.


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.

Donald Trump et le président d'Afrique du Sud Cyril Ramaphosa, mercredi 21 mai 2025, dans le bureau ovale de la Maison Blanche.
Donald Trump et le président d’Afrique du Sud Cyril Ramaphosa, mercredi 21 mai 2025, dans le bureau ovale de la Maison Blanche.

(Photo : Daniel Torok, The White House CC https://www.flickr.com/photos/202101414@N05/54537776189/)