En moyenne, plus de vingt dirigeants sociaux ont été assassinés chaque mois, en Colombie, depuis la signature de l’accord de paix du 26 septembre 2016. Au total, 1.229 activistes colombiens ont été tués en moins de cinq ans. Soixante et un massacres ont été commis au cours des huit premiers mois de cette année. Victimes du narcotrafic et de la démultiplication de groupes armés – dont les dissidences des FARC, qui n’ont pas déposé les armes –, dans un contexte de couverture précaire et discontinue de régions entières par les institutions publiques ? Telle est la lecture que l’État colombien cherche à imposer, aussi bien dans le pays que sur la scène internationale.
C’est à de tout autres conclusions que les rapports des ONG, organisations sociales et syndicales aboutissent. Le problème est beaucoup moins l’absence ou l’impuissance de l’État, que la configuration de sa présence et de son action. Loin de combler le vide étatique, les groupes paramilitaires – principaux responsables des pires violations de droits humains – sont en réalité les marqueurs d’une privatisation de la violence et de l’alliance historique et institutionnalisée, au nom de la guerre contre la « subversion », entre une grande partie du secteur privé et de la force publique.
Une logique de guerre
Depuis des années, la Colombie est classée, par la Confédération syndicale internationale, parmi les « dix pires pays » au monde pour les travailleurs et travailleuses. C’est aussi le pays le plus mortifère pour les syndicalistes : vingt-deux ont été assassinés entre avril 2020 et mars 2021. Comme l’École nationale syndicale l’analyse, la violence antisyndicale en Colombie est « une pratique historique, systématique et sélective ». La logique de la terreur des années 1985-1994 a fait place, depuis 2015, à « des expressions régulées » des attaques.
De même, pour la deuxième année consécutive, la Colombie est le pays où le plus de défenseurs de l’environnement et de la terre ont été tués. Ainsi, selon le tout récent rapport de l’ONG Global Witness, sur les 227 assassinats commis en 2020, plus d’un quart – soixante-cinq – l’ont été en Colombie. Selon l’Organisation colombienne Indepaz, depuis la signature de l’accord de paix, ce ne serait pas moins de 611 défenseurs, dont plus de la moitié étaient indigènes, qui ont été assassinés.
Or, les violences envers les syndicalistes et les activistes environnementaux plongent leurs racines dans un même modèle de développement, tourné vers l’exportation de ressources naturelles, qui cherche à attirer les investissements et donne la priorité au profit des acteurs privés. L’asymétrie entre entreprises et organisations sociales qui en résulte est à la fois le fruit de ce modèle et sa justification. La complicité de l’État, l’impunité des entreprises et les violences se fondent dès lors dans un cercle vicieux qui garantit et entretient cette asymétrie.
Mensonges d’Etat
De passage début septembre en Belgique, pour se réunir avec les autorités belges, européennes et de l’Otan, la vice-présidente et chancelière, Marta Lucía Ramírez, a balayé les inquiétudes concernant la situation en Colombie. La répression de la grève nationale et du soulèvement populaire du printemps dernier, au cours desquels au moins vingt-huit personnes sont mortes et 300 autres ont disparu ? Un mouvement téléguidé par les réseaux sociaux, infiltrés par des vandales, obligeant l’État à rétablir l’ordre. Les violations des droits humains ? Rien de systématique. Et de détourner l’attention, en invitant la communauté internationale à exercer une plus forte pression sur les gouvernements dictatoriaux : au Venezuela, au Nicaragua, à Cuba.
Quant aux lendemains désenchantés du processus de paix, Ramirez a donné la clé d’explication : « l’engagement du gouvernement du président Duque envers la mise en œuvre de l’accord de paix en Colombie est total, mais nous ne voulons pas d’une paix à tout prix, nous voulons une paix dans la légalité ». Une légalité toute relative, à en juger notamment par le faible accès à la justice, le scandale des « faux-positifs » – les 6.402 civils exécutés, entre 2002 et 2008, que l’on a voulu faire passer pour des guérilleros morts au combat – et l’impunité généralisée.
Des violations de droits en toute impunité
Les très rares cas de multinationales mises en cause dans le conflit colombien, pour avoir financé des paramilitaires – Chiquita, Drummond, etc. –, ne doivent pas tromper : le secteur privé jouit d’une impunité quasi-totale. La Colombie est un cas extrême, mais pas un cas à part, comme le fait remarquer Global Witness : les entreprises continuent de contribuer aux violations des droits et d’en bénéficier, tout en échappant à leurs responsabilités.
En raison de leur caractère volontaire, les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme des Nations Unies, élaborés en 2011, ne sont pas à la hauteur du problème. D’où la révision en cours de cet arsenal juridique dans diverses instances internationales et nationales, dont la Belgique. L’enjeu est d’obliger les entreprises à contrôler et à assurer le respect des droits humains et de l’environnement tout au long de leur chaîne de valeur, et de faire en sorte que l’évasion de responsabilité ne prolonge l’évasion fiscale.
Le prix de la paix
La paix en Colombie – et ailleurs – est aussi à ce prix. Au prix d’un changement de loi, de culture et de pratique, qui rompe avec le double mythe de la main invisible du marché et de l’autorégulation des acteurs privés, et qui reconfigure l’alliance entre les entreprises et l’État, afin de l’aligner sur une politique de prévention et de protection, de réparation et de justice pour les millions de Colombiens et Colombiennes victimes des violences.