Le 12 août dernier, l’OIT publiait un rapport intitulé « Vers le travail décent pour les jeunes réfugiés et les communautés d’accueil dans l’économie des plateformes numériques en Afrique : Kenya, Ouganda, Egypte » (Genève, OIT). Comme son titre l’indique, le rapport s’interroge sur les conditions de travail d’une catégorie de travailleurs relativement peu analysée jusqu’ici dans la littérature croissante sur le travail de plateforme : celle des travailleurs réfugiés. Il a en outre le mérite et l’intérêt de le faire à partir d’études de cas réalisées dans trois pays africains – le Kenya, l’Ouganda et l’Égypte – abritant non seulement d’importantes communautés de réfugiés sur leur sol, mais aussi d’ambitieuses stratégies de numérisation de leur économie.
Interroger les « opportunités » du travail de plateforme
Le point de départ du rapport est un constat déjà souvent formulé avec l’essor du travail de plateforme : celui-ci offrirait en théorie des opportunités d’emplois nouvelles et intéressantes pour toute une série de travailleurs appartenant à des catégories sociales marginalisées [1] : « Les plateformes numériques de travail ont le potentiel d’offrir aux travailleurs, notamment aux femmes, aux personnes handicapées, aux jeunes, aux réfugiés et aux travailleurs migrants, des opportunités génératrices de revenus qui ne sont pas liées au marché local. Les plateformes font tomber certaines barrières associées aux emplois traditionnels : le travail peut être effectué en ligne depuis n’importe quel endroit, les qualifications traditionnelles peuvent ne pas être nécessaires, et il y a une certaine flexibilité concernant le moment et la quantité de travail que les individus souhaitent fournir. » [2]
La question que se pose dès lors l’OIT pour les communautés de réfugiés au Kenya, en Ouganda et en Égypte, consiste à savoir 1) si ces opportunités sont réelles, 2) si elles se traduisent par du travail que l’on pourrait qualifier de « décent », et 3) dans le cas contraire, comment faire pour rendre ce travail décent que ça soit le cas. Et à lire le communiqué qui accompagne la publication du rapport, la conclusion est plutôt optimiste, puisqu’on y affirme notamment que « Les plateformes numériques de travail offrent aux jeunes réfugiés une voie possible vers le travail décent » [3]. Pourtant, à la lecture du rapport, le ton et les conclusions sont nettement moins enthousiastes…
Inégalités persistantes
En termes d’opportunités, tout d’abord, les auteurs soulignent que la plateformisation de l’économie a surtout donné lieu « à un approfondissement des inégalités géographiques à l’échelle mondiale ». Alors que l’Afrique, en moyenne, représente déjà la région la moins bien lotie en termes de connectivité, les écarts sont également importants entre et au sein même des pays africains. « Le pourcentage d’Africains utilisant Internet est passé de 24,8 % en 2017 à 28,6 % en 2019, mais seuls 14,3 % des ménages avaient accès à Internet à domicile en 2019. En outre, il existe un écart persistant entre les sexes et une fracture rurale/urbaine malgré une croissance régulière de la connectivité, l’UIT écrivant que seuls 20,2 % des femmes utilisaient Internet en 2019, contre 37,1 % des hommes. Alors que seulement 6,3 % des ménages ruraux avaient accès à Internet en 2019, la part était de 28 % dans les ménages urbains ».
Dans ce contexte, la proportion d’Africains en mesure de saisir les opportunités (réelles ou supposées) du numérique est donc déjà limitée à la fois par les problèmes de connectivité et d’infrastructures, mais aussi par les décalages en termes d’accès au matériel ou encore de compétences numériques. Or, la situation est encore plus compliquée pour les réfugiés, qui cumulent toute une série de difficultés supplémentaires : « L’expérience particulière des réfugiés révèle des obstacles supplémentaires, le principal étant la difficulté d’obtenir un permis de travail, mais aussi l’exclusion financière des services bancaires, ce qui rend les transactions en ligne difficiles lorsque l’argent mobile n’est pas facilement disponible. L’embauche apparemment « sans discrimination » sur les plateformes numériques ne s’applique pas de la même manière aux réfugiés, qui n’ont souvent pas les documents d’identité nécessaires pour satisfaire aux exigences des plateformes en matière de connaissance du client (KYC) ou dont l’accès est limité en raison de leur nationalité et de leur lieu de résidence. »
La situation varie toutefois selon le type de plateforme. Pour les auteurs, « Les plateformes de livraison ou de covoiturage (voir Bolt Food Africa et Careem) semblent être les moins prometteuses, malgré leur caractère généralement inclusif pour les jeunes peu qualifiés, principalement parce qu’elles ont tendance à ne fonctionner que dans les grandes zones urbaines, qu’elles exigent souvent des pièces d’identité nationales, des contrôles de sécurité, un véhicule et les licences nécessaires ». À l’inverse, « Les plateformes de travail en ligne constituent, du moins en théorie, une solution plus adaptée (…) : elles ne sont pas liées à un lieu particulier et sont accessibles de presque partout, ne nécessitent pas de véhicules ou de permis et offrent une gamme quasi infinie de compétences et de professions ». Et pourtant, même sur ces plateformes les obstacles peuvent être nombreux – et souvent insurmontables – pour les réfugiés, cela va de l’absence d’infrastructures, d’accès à Internet ou encore d’espace de travail adéquat, à des exigences en termes d’identification ou de dispositifs de paiements en ligne, qui excluent souvent de facto de nombreux travailleurs réfugiés.
Conditions de travail difficiles
Ensuite, il y a le problème des conditions de travail. Comme le soulignent les auteurs, « la classification dominante des travailleurs sur les plateformes en tant qu’indépendants ou contractants indépendants a des implications ambivalentes pour les migrants et les réfugiés : d’une part, elle offre une zone grise juridique potentielle au sein de ce qui pourrait être considéré comme des lois du travail par ailleurs restrictives ; d’autre part, cette informalité peut induire un travail de faible qualité sur les plateformes, qui peuvent recruter des réfugiés et des migrants à faible coût étant donné leur besoin de moyens de subsistance et de survie économique ».
C’est ainsi que pour les auteurs, « l’économie numérique perpétue, et souvent intensifie, une prédominance de longue date du travail informel chez les jeunes et les réfugiés ». Or, toujours selon eux, « Comme quelque 85 % des emplois en Afrique sont déjà informels, cela peut signifier que de nombreux travailleurs informels ne perçoivent pas la diffusion du travail numérique et du commerce électronique comme une menace (« suppression de droits qu’ils n’ont pas ») [4] mais peuvent y voir une opportunité (...). Cela indique une sensibilité aux déficits de travail décent qui rend d’autant plus important et urgent de transformer le travail numérique en travail formel, bien protégé et décent ».
Vers un « travail décent » numérique ?
Tout ceci débouche dès lors sur une série de recommandations qui permettraient « d’aller de l’avant » et d’offrir aux réfugiés d’Afrique et d’ailleurs de réelles opportunités de « travail décent » à travers l’économie de plateforme. Pour ce faire, les auteurs proposent des mesures destinées à faciliter deux transitions : « La première de ces transitions est l’inclusion initiale des jeunes et des réfugiés dans l’économie numérique(…). La deuxième transition vise à transformer le travail numérique indécent et précaire et le commerce informel en conditions formelles et décentes ». Ces mesures incluent aussi bien du soutien à la formation aux compétences numériques et au démarrage d’une activité en ligne que la création d’agences qui pourraient réunir et représenter les travailleurs de plateformes en servant d’intermédiaires entre ceux-ci et le marché.
En parallèle, le rapport formule également des recommandations qui permettraient de « repenser la protection sociale » de façon à la rendre plus en adéquation avec la réalité du travail de plateforme. Parmi ces recommandations, certaines concernent le fonctionnement des algorithmes et l’attribution des tâches, que les auteurs appellent à rendre plus équitables et transparents ; d’autres renvoient à la mise en place de mécanismes de dialogue social et de négociation collective entre les travailleurs et les plateformes ou encore à l’adoption par ces plateformes des « principes du travail équitables » promus notamment par l’OIT [5] ; d’autres enfin proposent de créer des mécanismes d’assurance sociale qui permettraient de pallier l’absence de systèmes contributifs basés sur le versement de cotisations par les employeurs afin de garantir l’accès à la protection sociale de tous les travailleurs de plateforme.
Une autre économie de plateforme ?
Pour intéressantes qu’elles puissent paraître, ces recommandations ont toutefois d’importantes limites. La première est reconnue par les auteurs mêmes du rapport, ne serait-ce qu’indirectement : « À moins que les éléments fondamentaux du modèle économique de l’économie de plateforme ne changent, les opportunités sur ces plateformes resteront de faible qualité et précaires ». Tout est dit. La raison d’être même de ces plateformes est en effet de favoriser une mise en concurrence et une externalisation maximales des travailleurs [6]. Et la saga autour de la « Loi Uber » en Californie [7] l’a encore récemment prouvé, ces plateformes iront jusqu’au bout pour défendre leur modèle d’exploitation du travail… puisqu’il conditionne leur existence [8].
De la même manière, si ces plateformes offrent effectivement des opportunités d’emplois plus accessibles pour des travailleurs marginalisés comme les réfugiés, là encore, c’est parce que leur modèle repose sur la mobilisation d’une réserve aussi large que possible de travailleurs disponibles à la demande avec un minimum de contraintes. Que ces contraintes viennent à augmenter et il y a fort à parier que les barrières à l’entrée pour les réfugiés suivront la même pente…
Ce qui nous amène à une deuxième limite du rapport, elle aussi reconnue implicitement par les auteurs lorsqu’ils expliquent que : « Le contexte politique et économique particulier des réfugiés complique l’application pratique de la protection sociale et du travail décent, car historiquement, de nombreux réfugiés ont été confinés dans des économies informelles sans bénéficier de bon nombre des privilèges dont jouissent les citoyens et les autres travailleurs. Dans de nombreux pays d’accueil, les réfugiés n’ont pas le droit inconditionnel de travailler ou de créer une entreprise, et leurs revendications pour de meilleures conditions de travail ne sont généralement pas reconnues par les gouvernements. Tout effort visant à combler les lacunes en matière de protection des réfugiés dans l’économie numérique doit donc être associé à un processus visant à améliorer plus généralement leur accès aux droits du travail. »
Pour le dire autrement, si les plateformes constituent une « opportunité » d’emploi (aussi critiquable soit-elle) pour les réfugiés, c’est d’abord et avant tout parce que la majorité d’entre eux n’ont pas d’autres choix. Dès lors, plutôt que de vouloir à tout prix chercher des façons de rendre le travail de plateforme contraire à ce pour quoi il a été créé [9], ne devrait-on pas plutôt défendre les droits économiques, politiques et sociaux des travailleurs réfugiés, et plus largement, œuvrer à des modèles de développement qui garantissent à toutes et à tous l’opportunité de pouvoir travailler librement et dignement ?
Une chose est sûre en tout cas, contrairement à la communication qui l’a accompagnée (et à certaines des recommandations qu’il contient), la sortie de ce rapport de l’OIT a le mérite d’offrir « un regard critique sur les idées parfois trop optimistes sur l’économie des plateformes numériques en tant qu’économie inclusive, autonomisante et transformatrice ».