A la faveur des vacances estivales, mais plus fondamentalement dans la foulée du Sommet de la Terre « Rio+20 », un secteur d’activités est aujourd’hui plus que jamais mis en avant par ses promoteurs et consommateurs : le « tourisme durable » ! Pour l’Organisation mondiale du tourisme (OMT), cette appellation qui a pourtant toutes les apparences d’un oxymore - comparable à « ces 4x4 qui sauvent la planète » - n’en est pas un. L’industrie touristique, son enfant chéri, s’affirme bel et bien comme l’un des principaux moteurs mondiaux de la « croissance économique », du « développement humain équitable » et de la « protection de l’environnement », les trois piliers du concept spongieux de « durabilité » en un seul et même mouvement. Plus ambitieux encore, le secrétaire général de l’OMT s’engage, lui et son organisation, « à apporter une réponse cohérente aux impératifs du climat et du développement, en plaçant le tourisme au coeur de la transformation vers la ’Green Economy’ ». Pas moins.
Bénéfices plantureux, coûts problématiques
Concernant le poids économique du tourisme, l’OMT n’a pas tort. A la fois levier et produit de la mondialisation et de l’accélération des flux, le secteur est de fait incontournable : premier poste du commerce international, un emploi sur douze à l’échelle planétaire, un dixième du produit mondial brut, un tiers des exportations de services (45% pour les pays en développement), près d’un milliard de déplacements touristiques hors des frontières nationales en 2011 (pour 200 millions en 1975), quelque 750 milliards d’euros de recettes la même année (pour 200 milliards en 1990), et toujours, pour les six dernières décennies, un taux de croissance annuel moyen qui dépasse les 5%.
Pour autant, si l’industrie touristique mondialisée génère effectivement de la mobilité, des devises, des infrastructures et de l’emploi, force est de reconnaître que, dans ses formes dominantes, elle répartit bien mal les coûts et les bénéfices de l’opération. D’un côté, concentration de l’essentiel des profits dans les mains d’une poignée de grands tour-opérateurs privés transnationaux (de 55 à 95% selon les destinations), tendance exacerbée par l’intégration croissante du secteur et la commercialisation en ligne ; de l’autre côté, impacts sociaux, environnementaux et culturels problématiques en chaînes dans les régions hôtes, en particulier dans les pays du Sud, là où le rapport objectif entre « visiteurs » et « visités » se fait le plus asymétrique. Là où les salaires précaires de la main-d’oeuvre hôtelière et la prolifération des petits boulots informels ne suffisent pas à compenser d’autres effets concomitants de l’implantation touristique : les poussées inflationnistes, la folklorisation des cultures, la consommation des moeurs, les pressions accrues sur le logement, l’alimentation, la terre, l’eau... dans des écosystèmes déjà saturés ou vulnérables.
Solution et illusion « durables » ?
La « durabilité » annoncée du « nouveau tourisme » change-t-elle la donne ? Le rôle qui lui est désormais dévolu dans l’avènement d’une Green Economy planétaire, plus équitable et plus respectueuse des sociétés et de leur environnement, est-il vraiment crédible ? Des « projets d’impulsion » de l’OMT (en matière d’« efficience énergétique » des stations balnéaires, d’« écoperformance » des systèmes d’arrosage des terrains de golf, de « compensation carbone » de certains déplacements aériens…) jusqu’à l’explosion tous azimuts d’un « tourisme de niches » - commercial ou associatif, de facto élitiste - pour vacanciers bobos en quête de vert, de volupté et de voyages légitimes « au bout du monde », on peine à discerner les prémices d’un véritable et indispensable changement de perspective. Un changement à même de renverser l’actuel rapport coûts/bénéfices de « l’ordre touristique » dominant et d’assurer par là sa durabilité, voire la démocratisation planétaire du droit à la mobilité...
Mais ne rêvons pas. Sans même parler de l’engouement des principaux tour-opérateurs pour une mode verte qui ne dépasse pas le strict greenwashing, cynique ou ingénu, de leur offre, la promotion par l’OMT de la Green Economy contient, elle, systématiquement son antidote libéral. Pour preuve, la plupart des déclarations officielles de l’agence onusienne - y compris déjà son vertueux « Code mondial d’éthique » de 2001 - qui juxtaposent les généreuses injonctions pour des formes de tourisme plus appropriées, plus écologiques, plus équitables, plus responsables... au sempiternel credo libre-échangiste, « frontières ouvertes ». Les États du Sud sont ainsi régulièrement et explicitement invités par l’OMT à « éliminer ou corriger les entraves, impôts et charges spécifiques pénalisant l’industrie touristique et portant atteinte à sa compétitivité », de façon à « assurer pleinement aux entreprises multinationales [du secteur] la liberté d’investir et d’opérer commercialement », et partant, de « stimuler la croissance économique » [1]. Exit donc toute velléité, même timide, de régulation publique d’un des pans de l’économie mondiale pourtant les moins régulés.
Logique délétère et inégalitaire
L’heure est à la concurrence effrénée entre pays désireux d’attirer les investisseurs du « grand marché du dépaysement », fût-il hautement élastique, volatil et... inéquitable. Le nivellement par le bas de toute norme sociale, environnementale et fiscale s’impose (à celui qui entend dérouler un tapis rouge plus accueillant que celui du voisin) et continue à hypothéquer les rares tentatives régulatrices visant à subordonner les intérêts des tour-opérateurs à ceux des habitants des pays hôtes, des générations futures et de leur environnement. Il y a donc pour le moins un paradoxe de parler « tourisme durable » et « économie verte », lorsque la logique même d’expansion du secteur - marchandisation généralisée des lieux et des comportements, appropriation privative du patrimoine et des biens publics, dérégulation - est à ce point confirmée. Profondément délétère et inégalitaire.
Quelques publications récentes du CETRI pour aller plus loin sur ce thème :
Alternatives Sud (2006), Expansion du tourisme : gagnants et perdants, Louvain-la-
Neuve/Paris, Centre tricontinental - Syllepse, Vol.XVIII - n°3, 236 pages.
Duterme Bernard (2012), « Mitos, limites y impactos del ’turismo para todos’ », in
Castellanos Alicia (directora), Turismo y antropologia : miradas del Sur y Norte,
Mexico, Universidad Autonoma Metropolitana, 254 pages.
Duterme Bernard (2011), « Mondialisation du tourisme : un festin partagé ? », in Furt
Jean-Marie et Franck Michel (directeurs), Tourismes, patrimoines et mondialisations,
Paris, L’Harmattan, 390 pages.
Duterme Bernard (2011), « Égypte, Tunisie : ’Enfin libres... de bronzer’ », Le Monde,
2 mars.
Polet François (2012), « L’illusion du développement par le tourisme dans les États
fragiles - Leçons de l’archipel des Bijagos (Guinée Bissau) », www.cetri.be.
Polet François (2012), « Instrumentalisation touristique de la ’tradition’ dans l’archipel
des Bijagos (Guinée Bissau) », www.cetri.be.
Polet François (2011), Dinâmicas e Impactos da expansão do Turismo no
Arquipélago dos Bijagós - Guiné-Bissau, Liçoes para a AMPC Urok, Lisboa-Bissau,
Instituto Marques de Valle Flor - Tiniguena, 104 pages.
Opinion CETRI sur le site info de la RTBF le 14 juin 2012 :
Article également paru dans :
La Libre Belgique du 18 juin 2012 (voir PDF ci-dessous) ;
Le Soir du 21 juin 2012 (http://www.lesoir.be/debats/cartes_blanches/2012-06-21/le-tourisme-durable-marketing-vert-ou-alternative-postcapitaliste-922611.php) ;
Espace de libertés de juillet 2012 (http://www.laicite.be/eshop/espace_de_libertes).