On estime parfois que la multiplication de candidats issus du même bord politique fragilise leur camp. Pas au Guatemala.
Le deuxième tour de l’élection présidentielle, qui aura lieu le 6 novembre, verra s’affronter deux candidats de droite : le général Otto Pérez Molina, du Parti patriote (PP), et M. Manuel Baldizon, du parti Lider (Liberté démocratique rénovée). Lors du premier tour, le 11 septembre, le duo arrivé en tête — avec respectivement 31,8 % et 20 % des suffrages — a devancé un trio lui disputant la radicalité conservatrice : le libéral pro-militariste Eduardo Suger, du parti Compromis, rénovation et ordre (CREO), l’entrepreneur Mario Amilcar Estrada, de l’Union du changement nationaliste (UCN), et le pasteur évangélique Haroldo Caballeros, du parti Vision et valeurs (Viva).
Portée par le Front large, issu d’une alliance entre l’Union révolutionnaire nationale guatémaltèque (URNG) [1], et le parti indigéniste Winaq [2], l’unique candidate de gauche — l’ancien prix Nobel de la paix Rigoberta Menchú — n’a recueilli que 2,8 % des voix. Ni le renouvellement de l’Assemblée, ni celui des mairies, le même jour, n’ont inversé la tendance. Sur 158 députés, deux se revendiquent de gauche. Ce n’est le cas que de cinq maires, sur 333.
Dans un contexte d’exacerbation de la violence (17 homicides par jour en moyenne) et de généralisation de l’impunité (le taux de résolution des crimes ne dépasse pas 6 %), le processus électoral s’est caractérisé par une surenchère dans les promesses de fermeté sur les questions de sécurité [3]. Les candidats arrivés en tête sont d’ailleurs ceux qui proposaient les solutions les plus radicales : rétablissement de la peine de mort, militarisation du pays, intervention d’entreprises privées, tolérance zéro… Pourtant, ce vote, que certains pourraient interpréter comme une réponse à la violence, légitime paradoxalement des partis financés par les acteurs à l’origine de celle-ci : le secteur privé et le crime organisé.
Selon le chercheur Fernando Solis, « sur dix candidats, sept sont des entrepreneurs ou des représentants du secteur privé ». Tous proposent de maintenir la « recette néolibérale » instaurée depuis les accords de paix de 1996 [4]. Mais s’il y a consensus sur le modèle à appliquer et les secteurs à développer (tourisme, mégaprojets d’infrastructures, palme africaine, pétrole, mines, commerce...), le secteur privé guatémaltèque n’en constitue pas moins un groupe hétérogène où il existe des disputes pour la répartition des richesses. En ce sens, la candidate du parti au pouvoir (UNE), Mme Sandra Torrés, représentait un danger pour l’oligarchie traditionnelle puisque le gouvernement de son ex-mari, M. Alvaro Colom, avait favorisé l’émergence de nouveaux entrepreneurs, notamment dans les secteurs des transports, de la construction et des fertilisants…
Bénéficiant d’un réel soutien populaire dans les zones rurales, où elle dirigeait les programmes de cohésion sociale, Mme Torrés a été frappée d’une interdiction de se présenter aux élections à la suite d’une intense campagne médiatique [5].Le 8 octobre 2010, lors du programme télévisuel Libre Encuentro, M. Dioniso Guttierez, l’un des patrons les plus puissants du Guatemala, n’hésita pas à accuser le couple présidentiel d’être à l’origine des menaces de mort qu’il recevait.
Cet exemple n’est pas sans rappeler l’affaire Rodrigo Rosenberg, cet entrepreneur guatémaltèque assassiné le 10 mai 2009 après avoir enregistré une vidéo dans laquelle il expliquait que s’il devait lui arriver malheur, il faudrait en tenir responsables M. Colom et sa femme. Finalement, une enquête de la Commission internationale contre l’impunité (CICIG), chargée d’aider au démantèlement des pouvoirs illicites, prouva que Rosenberg avait orchestré sa propre mort dans le but de déstabiliser le gouvernement. Pour le journaliste Andrés Cabanas, cet épisode révèle un modèle « néo-autoritariste » à travers lequel les élites guatémaltèques intègrent la violence à leur boîte à outils politique : « Celle-ci se voit légitimée si le projet hégémonique de l’oligarchie est menacé. »
L’enquête autour du suicide de Rosenberg a également démontré l’existence de liens entre le secteur économique et le crime organisé. Depuis la fin du conflit armé, le pays est devenu l’un des principaux lieux de transit de la drogue vers le Mexique et les Etats-Unis. Le Guatemala hébergerait sept cartels particulièrement actifs dans les départements du Péten, d’Alta Verapaz, de Huehuetenango et de San Marcos. L’écrivain Dario Villaseñor a montré que le crime organisé investissait directement dans le pays en « achetant des propriétés agricoles, à travers le système bancaire, en investissant dans toutes sortes d’entreprises [6] ».
Par ailleurs, le blanchiment d’argent aurait trouvé dans la coûteuse campagne électorale une niche idéale. Un rapport de l’organisation non gouvernementale Insight Crime sur les groupes de pouvoir sis dans le département du Péten (principale zone du narcotrafic) souligne que les principaux partis politiques sont intimement liés à des groupes de narcotrafiquants. C’est le cas des deux partis qui disputeront le second tour, en novembre [7]. Pour M. Francisco Dell’Anese, représentant de la Cicig au Guatemala, « on ne peut pas encore parler de narco-Etat. (…)Mais il y a des secteurs et territoires où l’Etat n’a pas le monopole de la violence [8] ». Une violence généralisée qui s’est convertie en un cauchemar quotidien pour la population guatémaltèque.
Les multinationales, alliées avec le secteur privé national et les gouvernements successifs, sont également productrices de violence. C’est le cas de Goldcorp Inc, entreprise minière canadienne qui méconnaît les décisions de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, lui imposant de suspendre ses activités ; de Perenco, une entreprise franco-anglaise du secteur pétrolier qui, non contente de violer les droits environnementaux du pays, finance l’armée dans sa zone d’exploitation ; d’Union Fenosa, entreprise espagnole de distribution d’électricité qui serait à l’origine de nombreux assassinats de syndicalistes dans le sud du San Marcos ; ou encore d’Holcim, entreprise suisse de ciment qui ferme les yeux sur les stratégies de répression et de criminalisation de son partenaire local, Cementos Progreso.
C’est dans ce contexte d’exacerbation de la violence que le discours de fermeté du général Pérez Molina semble avoir convaincu l’électorat. Chef de l’intelligence militaire en 1992, de l’état-major de l’armée en 1994 et membre de la commission de paix du gouvernement en 1996, M. Pérez Molina joue de son statut d’ancien militaire pour incarner une solution répressive à ce qu’il dénonce comme une simple « délinquance ». Un câble diplomatique diffusé par WikiLeaks (et publié par le journal en ligne Plaza pública), révèle que M. Pérez Molina aurait reçu, lors des élections de 2007, des financements de la part des familles Castillo, Novella, Herrera et Gutiérrez, toutes membres de l’oligarchie nationale [9]. Si, en ce qui concerne l’élection en cours, les bailleurs de fonds du PP préfèrent la discrétion (« afin de ne pas être victimes d’extorsions »), M. Pérez Molina fait figure de« candidat préféré de l’oligarchie [10] ».
Discret sur ses sources de financement, M. Pérez Molina l’est également au sujet de sa participation aux campagnes militaires menées, en 1982, dans la zone de l’Ixil, l’une des plus touchées par la répression selon la Commission d’éclaircissement historique (CEH) des Nations unies. Deux documents, le plan de campagne militaire dit « plan Sofia » (1982) et le film Titular de hoy : Guatemala [11], montrent M. Pérez Molina agissant en tant que responsable d’unités militaires d’interventions dans les communautés de la région. Connu en temps de guerre sous le nom de « commandant Tito » et de « Capitán Fosforito » (« Capitaine Allumette ») pour sa disposition à brûler les maisons dans les villages qu’il rasait, M. Pérez Molina nie : « Il n’y a pas eu de massacres. Quand j’étais là-bas, au contraire, les gens ont retrouvé le moral. Ma présence a changé la situation de la guerre en Ixil [12]. »
Liens avec le crime organisé
Discret, M. Pérez Molina l’est enfin sur ses liens avec le crime organisé. Issu de la promotion 1973 de l’Ecole polytechnique d’où a surgi « le syndicat » — une organisation accusée d’activités criminelles de contrebande et de trafics en tout genre —, il en serait l’un des membres actifs, selon les Archives de la sécurité nationale (NSA), un centre de recherche basé à Washington. Dans le cercle proche de M. Pérez Molina ainsi qu’au sein du PP, on compte nombre de personnalités accusées de participer à des structures criminelles. C’est le cas du chef de campagne de l’ancien militaire, le lieutenant Héctor Lopez Bonilla, proche de feu Jose Luis Ligorria, lui-même accusé d’être l’un des dirigeants du groupe de narcotrafiquants Zetas [13]. C’est également le cas de M. Jorge Hernandez, ancien membre des services de renseignement militaire (où il œuvrait sous les ordres de M. Pérez Molina), responsable présumé d’une vague d’assassinats de chauffeurs de bus, en 2008, laquelle avait permis la promotion du message sécuritaire de M. Pérez Molina. Ce dernier assure ne pas vouloir « négocier avec les narcos [14] et ne recevoir aucun financement issu d’activités criminelles. Pourtant, dans le câble diplomatique précité, M. Pérez Molina reconnaît être en contact avec l’une des plus importantes familles du narcotrafic : les Mendoza. Mais seulement avec le « petit frère Mendoza, le plus honnête [15] »…
M. Baldizon, son opposant au second tour, siège depuis 2004 comme député pour le département du Petén, devenu stratégique tant pour les multinationales que pour les trafiquants de drogue. Réélu sous les couleurs de l’UNE, qu’il quitte en 2009 pour fonder Lider, dont il est l’actuel secrétaire général, M. Baldizon propose lui aussi une réponse « dure » à la violence. A commencer par le rétablissement de la peine de mort. Il promet néanmoins de maintenir les programmes sociaux inaugurés par l’actuel président. Il a par ailleurs défendu, en 2004, la « loi des seniors » qui permet aux personnes de plus de 65 ans de toucher une pension de retraite. Sa communication, massive, récupère volontiers la rhétorique révolutionnaire : « seul le peuple peut sauver le peuple », ou encore « Faisons la révolution ». Il n’en demeure pas moins tout aussi proche du secteur privé que son adversaire du PP…
En 2004, M. Baldizon représente le Congrès pour la négociation des controversés accords de libre-échange avec les Etats-Unis. En 2008, il fait voter la « loi Fonpetrol », qui permet à l’entreprise Perenco de renouveler pour quinze ans un contrat d’exploitation de pétrole marqué par de nombreuses irrégularités. Selon Insight Crime, M. Baldizon ferait partie de la « liga mayor » au Péten, c’est-à-dire de ces « groupes régionaux disposant d’une représentation législative, qui ont bénéficié — à travers leurs ONG ou par le biais d’entreprises — de fonds publics [16] ».
Avocat, chrétien convaincu, M. Baldizon est issu d’une famille dont la fortune provient, toujours selon Insight Crime, du commerce illégal de pièces archéologiques. Aujourd’hui, il dirige le groupe Balvar, présent dans le transport, le commerce, l’énergie, la construction, l’hôtellerie, les télécommunications. Le journal en ligne 5to Poder estime que certaines de ses entreprises — à la rentabilité très faible — pourraient être utilisées comme des sociétés écrans destinées au blanchiment d’argent. Enfin, un câble diplomatique révélé par WikiLeaks indique que Lider aurait acheté ses députés au prix de 61 000 dollars chacun [17].
Si M. Pérez Molina, qui vient d’annoncer son alliance avec le parti Viva, fait figure de favori du second tour, M. Baldizon mise sur le soutien des populations rurales, auxquelles il a promis de fournir des fertilisants gratuits ainsi que de nouvelles aides sociales R [18]. D’autre part, M. Baldizon dispose de l’appui de l’UCN (7,68 % au premier tour), du parti de la Grande alliance nationale (parti au pouvoir entre 2004 et 2008), de certains secteurs de l’UNE, tout comme de celui de Winaq, qui souhaite avant tout éviter qu’un militaire ayant participé à un génocide ne devienne président.
Rien ne laisse anticiper un changement substantiel de la politique menée par les différents gouvernements depuis les accords de paix de 1996. Concernant la violence qui déchire le pays, les liens qui semblent unir MM. Baldizon et Pérez Molina avec le crime organisé et le secteur privé font craindre à Fernando Solis que la stratégie de l’un ou de l’autre ne se résume, une fois élu, à « favoriser tel ou tel cartel et maintenir la violence à des niveaux acceptables afin qu’elle n’affecte pas le climat des affaires [19] ».