Article paru le 4 septembre 2013 sur le site http://www.autresbresils.net
Fin avril 2012. Les « ruralistes » pouvaient sabrer le champagne. Après une dizaine d’années d’âpres négociations en coulisse, les parlementaires brésiliens venaient d’adopter une réforme des plus controversées qui assouplissait considérablement les directives et dispositifs légaux existants jusque-là en matière de protection des zones naturelles et de la biodiversité au plus grand profit des exploitants agricoles.
Devant le tollé national et international suscité par ce vote, alors que le Brésil s’apprêtait à accueillir en juin le deuxième Sommet sur le développement durable, Rio + 20, Dilma Rousseff s’emploiera dans un premier temps à calmer le jeu, refusant d’abord d’avaliser comme tel un projet qui écornait l’image internationale que le Brésil s’était patiemment construite ces dernières années en matière de « bonne gouvernance environnementale ». Mais, cherchant à éviter une confrontation frontale avec le pouvoir législatif, elle ne rejettera pas pour autant le texte, comme le réclamaient de nombreuses organisations de la société civile dans leur campagne « Veta Dilma ! » (« Dilma, utilise ton droit de veto ! »). Aux prises avec d’intenses pressions politiques externes et au même sein de son propre gouvernement, très divisé sur l’opportunité de la réforme, elle optera plutôt pour une solution de compromis, ne posant qu’un veto partiel sur le projet.
Solution de compromis s’il en est ! Car le nouveau Code forestier (loi 12.651/12) promulgué en octobre 2012, après d’ultimes tractations entre les différents pouvoirs et « mal » entré en vigueur début 2013 est loin – très loin – de faire l’unanimité. Chez les environnementalistes et leurs alliés surtout, massivement mobilisés depuis plusieurs mois contre toute modification de la législation en vigueur et dénonçant le maintien des dispositions les plus dangereuses pour l’environnement (Bourcier, 2012, Valente 2012). Mais aussi – et c’est plus inattendu - dans les rangs des ruralistes, mécontents d’avoir dû revoir leurs ambitions à la baisse et méditant déjà une nouvelle offensive politique contre le « réglementarisme environnemental excessif » (sic) du gouvernement (De Abreu, 2012).
Reste qu’en dépit de leur insatisfaction, l’adoption du nouveau Code constitue une incontestable victoire pour les ruralistes, en ouvrant une brèche dans un dispositif légal dont l’application plus rigoureuse ces dernières années avait permis de limiter l’avancée de la frontière agricole aux dépens des zones naturelles.
Au-delà des enjeux sociaux et environnementaux de cette réforme, la question qu’il nous faut ici poser est : comment en est-on arrivé là ? Comment et par quelles stratégies un groupe d’intérêt privé est-il parvenu à imposer une réforme rejetée par près de trois quarts des Brésiliens selon les sondages et en dépit des nombreuses réticences exprimées par le gouvernement de Dilma Rousseff ? Retour sur la trajectoire, les dessous, le contenu et les implications d’une réforme qui risque de réduire à néant les quelques progrès accomplis en matière de déforestation et de lutte contre le changement climatique et d’obliger le pays à revoir ses engagements internationaux en la matière [1] .
Un code daté, mais mieux appliqué
« Obsolète », « rigide », « peu opérationnel », « reposant sur une base scientifique contestable » « liberticide » et « bureaucratique », etc., telles sont quelques-unes des critiques formulées depuis plusieurs années contre le Code forestier par les artisans de la réforme (RepórterBrasil, 2011 ; De Abreu, 2012).
Élaboré en 1934, sous le premier gouvernement Vargas, avec l’aide d’éminents naturalistes, modifié de fond en comble en 1965, adapté à plusieurs reprises ensuite à mesure que s’affirmait dans le pays une réelle sensibilité écologique, ce code donnait pourtant au Brésil une des législations environnementales les plus avancées au monde. Entre autres dispositions, il obligeait les propriétaires à conserver 80 % du couvert forestier en Amazonie (20 % dans les autres régions), à charge pour eux de replanter si nécessaire, délimitait strictement les zones de conservation et de protection légales, interdisait la conversion agricole des abords des rivières et des sommets des collines pour préserver la biodiversité et, surtout, prévoyait amendes et pénalités pour les responsables des défrichements illégaux (Garcia 2012 ; Valente, 2012).
Très rigoureuse sur le papier, cette législation est toutefois demeurée longtemps lettre morte. Le gigantisme du pays (8,5 millions de km2) et, partant, la difficulté de quadriller un aussi vaste territoire, en particulier dans les zones les plus reculées (Amazonie notamment), le manque de moyens financiers et de personnels accordés aux organismes fédéraux de contrôle, la réticence de certains responsables politiques et des gouvernements locaux à faire appliquer une législation fédérale allant à l’encontre des intérêts d’une bonne partie de leur base électorale ou encore la collusion entre certains magistrats et les gros propriétaires terriens avaient en effet rendu ce code à peu près inopérant. Bénéficiant parfois d’une totale impunité dans certaines régions, couverts par les autorités locales, les exploitants agricoles étaient le plus souvent libres d’opérer à leur guise et selon leur bon vouloir, sans craindre la moindre sanction.
Une tolérance qui ne manqua évidemment pas d’accélérer le déboisement, légal tout autant qu’illégal, phénomène qu’accentuera considérablement le boom des exportations agroalimentaires brésiliennes dans le contexte international d’une intégration toujours plus poussée des marchés. C’est ainsi qu’au cours des années 1990 près de 20 000 km2 – 29 000 km2 en 1995 ! - de forêts sont parties en fumée chaque année laissant généralement place à de vastes zones d’élevage et/ou de monocultures d’exportation, dont l’expansion, faut-il le souligner, est depuis plusieurs décennies vivement encouragée par l’État brésilien, y compris par l’actuel gouvernement (Alternatives Sud, 2008 ; Mourier, 2012 ; Delcourt, 2013)
En fait, ce n’est qu’à partir du début du millénaire que pour la première fois depuis des années, la déforestation connaîtra une baisse sensible en raison surtout d’une reprise en main par les autorités fédérales des dossiers environnementaux. Soucieux de tenir les engagements internationaux du Brésil en matière de lutte contre la déforestation et le changement climatique, ainsi que certaines de ses promesses de campagne vis-à-vis d’une bonne partie de sa base électorale, le premier gouvernement Lula, sous l’autorité de Marina Silva, sa bouillonnante ministre de l’environnement, veilleront en effet à appliquer plus rigoureusement la législation environnementale en vigueur. De nouvelles ressources financières seront allouées à la réorganisation et au renforcement des dispositifs et instruments de contrôle ; les poursuites seront rendues effectives et les sanctions seront appliquées plus systématiquement. L’imagerie satellite, permettant de suivre en temps réel la progression des défrichements et de cibler leurs responsables sera d’ailleurs largement mobilisée à cette fin par les autorités, ne laissant aux responsables des défrichements illégaux que peu d’échappatoires.
Cette meilleure application de la législation et, plus spécifiquement du Code forestier, à laquelle sont venues s’ajouter d’autres initiatives encourageantes en matière de préservation des zones naturelles et de démarcation des terres indigènes, portera indéniablement ses fruits. Malgré la forte progression des cultures agro-industrielles, dans le cerrado notamment (vaste zone de savane de près de 2 millions de km2), la déforestation a été divisée par trois en l’espace d’une décennie (Mourier, 2012).
Risposte des « ruralistes »
Si ces progrès ont largement été salués par la communauté internationale, ils mécontenteront à l’inverse les gros producteurs agricoles. Confrontés à une législation environnementale de plus en plus contraignante et répressive, se sentant lésés, ceux-ci n’ont donc pas tardé à organiser la riposte. Et de soumettre aux discussions et aux votes du Sénat et du Congrès, via leur puissant lobby parlementaire, un projet de réforme bien plus à leurs avantages.
Présenté par ses promoteurs comme de « simples aménagements juridiques » destinés à « moderniser » l’ancien code en conciliant impératif de croissance et préservation plus efficace de l’environnement, ce projet de réforme reprenait pour l’essentiel les propositions faites une dizaine d’années plutôt par un député du PMDB, Moacir Micheletto avec le soutien du CNA (Confederaçaão nacional da agricultura), le puissant syndicat des (gros) exploitants agricoles. Présenté au Parlement en 2010, ce texte prévoyait une réduction des zones protégées, au prétexte que la rigidité de la législation actuelle soustrayait de nombreux espaces aptes à l’agriculture, limitait les capacités de production du pays et constituait par conséquent un frein à la croissance du produit agricole et des exportations. Mais il se présentait aussi et surtout comme une véritable loi d’amnistie pour les responsables des défrichements illégaux. Ainsi, il exonérait les propriétaires de parcelles inférieures à 400 hectares (soit quatre modules fiscaux) de l’obligation de reboiser les parties de réserve légale (RL) défrichées avant juillet 2008, réduisait les dimensions légales des Aires de préservation permanente (APP) [2] défrichées avant juillet 2008 et, plus grave encore, il amnistiait les responsables des amendes et peines encourues pour les défrichements ayant eu lieu avant cette date (Garcia 2012, Valente, 2012).
Immédiatement après avoir été inscrit à l’ordre du jour du Parlement pour son adoption finale, le projet souleva un tonnerre de protestations dans de nombreux secteurs de la société brésilienne. Dénonçant un retour au règne de l’impunité environnementale qui prévalait dans le passé, environnementalistes et organisations paysannes ont rapidement fait bloc contre cette réforme. Rejoints bientôt par plusieurs syndicats et mouvements urbains et par des ONG nationales et internationales, ils constituèrent un Comitê Brasil em defensa das Florestas e do Desenvolvimento Sustentável [3]. Appuyé par d’éminents instituts scientifiques, ce Comité entendait mettre en échec ce projet qui selon lui n’était rien d’autre qu’une entreprise de démantèlement pure et simple de la législation environnementale, voire une tentative de subordination de la législation environnementale aux intérêts des gros exploitants et de l’agrobusiness, avec à la clé des conséquences désastreuses pour les communautés natives ou paysannes, leur environnement immédiat, la biodiversité nationale, les formes d’occupation du sol, le climat, l’équilibre des sols, les conditions de vie des populations rurales et de production des petites exploitations.
Toutes les études indépendantes réalisées à ce moment confirmaient d’ailleurs amplement les craintes des opposants à la réforme. Ainsi, le WWF-Brasil, par exemple, estimait, sur base de projections réalisées par divers instituts universitaires ayant pignon sur rue, que ce premier projet de réforme menaçait directement près de 690 000 kilomètres carrés de forêts en Amazonie, soit une zone plus grande que la France (SOS Floresta, WWF-Brasil, 2011) !
Qu’à cela ne tienne ! Ni ces prévisions alarmistes, ni le meurtre de trois écologistes en Amazonie en plein débat sur la réforme, ni le nouveau pic de déforestation atteint ces dernières années [4] , pas plus que les craintes de la sociétés civile et de nombreux scientifiques n’ébranleront la position d’une très large majorité de députés, bien décidés à approuver le nouveau code, quitte à accepter quelques modifications cosmétiques.
Les manoeuvres politiques des ruralistes et de l’agrobusiness
L’expression d’une « volonté populaire et démocratique ». C’est à peu près en ces termes que Katia De Abreu commenta le vote à l’unanimité du projet de réforme par le Congrès en avril 2012, entériné par les sénateurs un an plus tôt (2012). Mobilisant l’argument de la démocratie, le propos de la présidente du CNA, sénatrice du Tocantins et grande propriétaire terrienne, ne doit évidemment pas faire illusion compte tenu des particularités du système parlementaire brésilien, lequel fait la part belle aux intérêts privés.
Système de « partis fragmentés, idéologiquement peu cohérents, constitué de fait d’une myriade d’entreprises politiques adossée à une mosaïque de fiefs personnels », comme le note très justement Alain Rouquier (2006), il a en effet ceci de particulier qu’il offre un espace d’action politique privilégié à des groupes plus ou moins informels – appelés bancadas –, constitués de parlementaires issus de divers partis, sans base idéologique aucune, faiblement représentatifs du corps électoral, et n’ayant pour seul objectif que la sauvegarde et la promotion d’intérêts privés ou personnels dans le processus décisionnel.
Expression politique des intérêts agraires – en fait de ceux des grands propriétaires terriens et de l’agro-industrie – et principale promotrice de la réforme du code forestier, la bancada ruraliste est le plus puissant de ces groupes. Rassemblant près de 200 représentants au Parlement (sur 517), soit 40 % de l’ensemble des parlementaires, alors même que les « ruraux » dont ils prétendent défendre les intérêts ne représentent guère plus que 16 % de la population, la bancada ruraliste jouit ainsi d’un poids politique considérable, disproportionné.
Certes, la sur représentativité des ruralistes dans les organes législatifs ne leur assure pas pour autant une majorité absolue. Mais dans ce système parlementaire éclaté, qui impose aux partis de la coalition gouvernementale de conclure des alliances – et donc de faire de nombreuses concessions – pour obtenir les majorités requises pour faire adopter leurs propres propositions et projets de loi, l’appui de ce puissant groupe d’intérêt s’avère souvent indispensable, ce qui le rend incontournable et lui donne une formidable capacité de pression politique. Une capacité que les parlementaires ruralistes ne se sont d’ailleurs pas privés d’utiliser en monnayant leur appui au gouvernement pour le vote de certaines lois en échange du soutien gouvernemental à leur projet de révision du code (Vigna, 2012).
En fait, il n’est guère surprenant que le projet de réforme adopté par le Parlement en avril 2012 ait repris pour l’essentiel les exigences formulées depuis des années par la CNA et les différents lobbies de l’agrobusiness, au mépris des engagements du Brésil en matière environnementale et des craintes exprimées par l’opinion publique, une partie du gouvernement et de nombreuses institutions scientifiques, vu le poids écrasant dont disposent toujours les ruralistes dans le système politique brésilien. D’autant que ce système, fondé sur la concertation permanente, l’échange de concessions et le chantage, a cette autre particularité d’être très perméable aux pressions externes de puissants lobbies économiques, lesquels tirent très largement profit de la versatilité intéressée d’une bonne partie de la classe politique pour imposer leurs priorités à l’agenda législatif.
Ainsi, il a été révélé que sur les 18 députés, ayant intégré en 2010 la commission mixte (agriculture et environnement) chargée de rédiger la première version du projet de réforme, 11 avaient reçu des dons de l’agrobusiness [5] pour financer leur campagne électorale, tandis que deux autres avaient bénéficié de l’appui d’autres secteurs d’activités intéressés par l’adoption de cette réforme (entreprises de production de cellulose notamment). Au total, ces treize députés ont obtenu pas moins de 6,3 millions de réais - couvrant en moyenne 32 % de leurs dépenses électorales. Aldo Rebelo lui-même, le parlementaire du PcdoB chargé de la rédaction du projet, comptait parmi les heureux bénéficiaires de ces fonds, quand bien même son affiliation politique ne le prédisposait pas a priori à accepter de tels financements (Nóticia 7, 2010, Pétry, 2013). Nommé ministre des Sports en octobre 2011 par Dilma Rousseff, Rebelo a pourtant toujours nié oeuvrer en faveur de l’agrobusiness, affirmant au contraire s’être fait le porte-parole de l’agriculture familiale.
Un projet en faveur de l’agriculture familiale ?
De fait, les tractations politiques au sein des assemblées (et avec le gouvernement) et les pressions politiques exercées par les ruralistes et les lobbies de l’agrobusiness, pas plus que les dons des grandes firmes (sous une forme légale ou non), n’expliquent à eux seuls l’adhésion d’une majorité de parlementaires et d’une partie du gouvernement à la réforme. Habilement, ses promoteurs l’ont également présentée comme un projet favorisant avant tout les petits et moyens producteurs familiaux. Après tout, les exploitations familiales, agropastorales et agroforestières, situées le plus souvent aux marges de la frontière agricole, des routes et des fleuves et pointées du doigt comme la première cause de la déforestation en Amazonie sont celles qui a priori ont le plus à gagner de la flexibilisation du code et, en particulier, des mesures d’amnistie proposée, lesquelles ne concernent que des surfaces inférieures à 400 hectares.
La présidente du CNA n’a d’ailleurs eu de cesse de le rappeler dans sa campagne pour la réforme du code, arguant que l’application plus rigoureuse du code ces 15 dernières années avait principalement porté préjudice aux petites exploitations. Charmante attention de la part de celle qui s’est toujours violemment opposée à toute mesure de réforme agraire et/ou visant le renforcement de l’agriculture familiale ! Reste que cette stratégie discursive s’est révélée des plus payantes, en créant notamment une scission au sein du mouvement paysan entre adversaires et partisans de la réforme .
Nombreux sont ainsi les petits et moyens producteurs qui ont participé, à titre individuel ou via leurs syndicats ou organisations locales, aux mobilisations massives organisées à Brasilia par la CNA en faveur de la réforme, aux côtés des représentants des différents secteurs de l’agrobusiness. Et, comble de l’ironie, même la très progressiste Contag (Confederação national dos trabalahadores na agricultura), principal syndicat des producteurs agricoles familiaux, a fini par rejoindre cette coalition « contre nature », accentuant encore davantage la pression sur les législateurs (RepórterBrasil, 2011).
Pour la Contag, justifiant ainsi sa position, on ne pouvait décemment demander aux petits producteurs de se conformer à la législation en vigueur sous peine d’accroître leur vulnérabilité. Les familles paysannes ne pouvaient se permettre de maintenir un pourcentage fixe de végétation native ou de reboiser étant donné la taille relativement modeste de leurs exploitations (souvent à peine suffisante pour assurer leur survie), pas plus qu’elles n’avaient les moyens de payer les amendes et pénalités. Repris par Aldo Rebelo tout autant que par Katia de Abreu, situés l’un et l’autre aux deux extrêmes de l’arc politique, ces arguments ont sans nul doute suffi à convaincre les quelques parlementaires et sénateurs indécis de voter en faveur de ce projet de réforme.
Partageant en partie le diagnostic de la Contag, les organisations populaires opposées à la réforme sont quant à elles loin d’être dupes quant aux motivations réelles qui animent la plupart de ses défenseurs et quant à ses réels bénéficiaires.
D’abord elles estiment qu’au-delà des mesures d’assouplissement de la réglementation en vigueur, qui n’intéresseraient selon elles qu’une minorité de producteurs, les exploitations familiales ont davantage besoin de politiques publiques de soutien (sous forme d’aide financière, d’appui technique, etc.) à la production et à la conservation. Et, plus précisément, de politiques qui encouragent la diversification productive et la diffusion de modes de production agroécologique, bien plus économe en espace et moins désastreux pour l’environnement que la culture extensive et intensive que de nombreux d’agriculteurs ont été amenés à pratiquer sous la pression du marché et dans le cadre des contract farmings négociés avec les entreprises de l’agrobusiness. À cette demande s’ajoute bien entendu la revendication historique d’une ambitieuse réforme agraire redistributive que les organisations appellent de leurs voeux depuis des décennies.
Ensuite, elles soulignent que, quand bien même les nouvelles dispositions du code s’appliqueront à des surfaces inférieures à 400 hectares, rien n’empêchera les gros propriétaires terriens à fractionner leur propriété pour bénéficier des lois d’amnistie et continuer à incorporer de nouveaux espaces naturels jusque-là préservés par la législation. Et de dénoncer le fait notamment qu’aucune mesure discriminatoire n’a été prévue par le législateur.
Bref, loin de représenter une bouée d’oxygène pour l’agriculture familiale, cette réforme n’est selon ces organisations qu’« une manoeuvre de plus de [...] l’agrobusiness, lequel continue de reposer sur le latifundium, la monoculture, l’usage indiscriminé de pesticide, des relations de travail dégradantes et la destruction environnementale » (Ibid.).
Incompatibles avec tout projet de renforcement de l’agriculture familiale, ses objectifs sont doubles affirme sans ambages le porte-parole du MST. Il s’agit d’une part de favoriser la pénétration du capital national et international dans les zones de réserve légale en Amazonie et dans le cerrado et assurer ainsi un nouveau terrain d’expansion pour l’agrobusiness au détriment des forêts ; et d’autre part d’annuler la dette colossale contractée auprès de l’Ibama (Instituto brasileiro do Meio ambiente e dos Recursos naturais renováveis) par les exploitations agro-industrielles pour crimes environnementaux, soit près 8 milliards de réais (2011). Et pourtant, force est de constater que ces objectifs ne sont pas spécialement discordants par rapport aux stratégies de développement privilégiées par le gouvernement Rousseff.
Les dilemmes du gouvernement Rousseff
On l’a vu, comprenant en son sein – logique des coalitions oblige – d’ardents défenseurs de l’agro-industrie – le gouvernement brésilien était lui-même très divisé sur cette réforme du code forestier. Mais ces divisions portaient essentiellement sur la place de l’agriculture paysanne dans le nouveau dispositif et sur les fameuses mesures d’amnistie, auxquelles Dilma Rousseff était ouvertement opposé, tant sur le principe qu’au nom des engagements internationaux pris par le Brésil [6] . Pour le reste, la nécessité d’une révision/modernisation de la législation forestière, dans le but de l’adapter aux objectifs de croissance du pays, semblait s’imposer, ou à tout le moins faisait consensus en son sein. Notons d’ailleurs que le projet du député Rebelo, avait reçu l’appui de la plupart des partis, y compris celui des députés PT, qui espéraient, en échange de leur soutien aux ruralistes, voir ces derniers abandonner les dispositions les plus polémiques du texte [7] .
Cette attitude ambiguë souligne en fait bien les contradictions du modèle de développement brésilien et les dilemmes qu’ils posent à un gouvernement soucieux de concilier croissance, développement et impératifs environnementaux. Rappelons pour commencer que les différents secteurs de l’agro-industrie contribuent largement au dynamisme économique que connaît le pays, lui assurant ainsi de substantielles rentrées pour financer les programmes sociaux et/ou de lutte contre la pauvreté initiés par le gouvernement Lula.
Cherchant à positionner le Brésil sur la scène internationale comme nouvelle puissance agricole et à faire de la « modernisation » des campagnes l’un des principaux vecteurs de développement, Lula tout comme Dilma après lui, n’ont d’ailleurs eu de cesse ces dernières années de ménager ces secteurs, en multipliant les concessions et mesures à leurs avantages : autorisation dès 2003-2004 de la culture des OGM, programmes d’appui au développement de l’industrie des agrocarburants, exonération fiscale et subsides, substantiels investissements publics dans l’infrastructure pour dynamiser le marché intérieur et les exportations, campagne soutenue en faveur d’une libéralisation accrue des échanges agricoles ou encore gel de la réforme agraire, etc. (Delcourt, 2013). Après tout, Lula lui-même n’avait-il pas qualifié les gros producteurs d’agrocarburants, de « héros nationaux et internationaux » pour justifier la prodigalité de l’État à leur égard au grand dam des organisations représentatives de l’agriculture familiale.
Certes, certaines dispositions ont été retirées ou amenuisées et plusieurs dispositions ont été ajoutées dans le nouveau texte, lesquelles prévoient notamment l’octroi d’aides publiques fédérales à la reforestation, à la demande express du gouvernement. Mais, en cédant sur les autres points, sous la pression du lobby agraire, le gouvernement Rousseff, manifestement pris de court par les événements, n’a-t-il pas pris le risque d’ouvrir la boîte de pandore ? Tout en affermissant la position des ruralistes, l’adoption de cette réforme, même partielle, n’ouvrira-t-elle pas finalement la voie à un détricotage progressif des dispositifs et dispositions légales qui atténuaient jusque-là les conséquences liées à l’expansion d’un modèle de développement agricole, écologiquement désastreux et socialement destructeur dans les campagnes ?
Conscients de leur rôle stratégique et forts d’une légitimité économique « renouvelée », les ruralistes n’en resteront sans doute pas là. D’ores et déjà, ils ont inscrit à l’agenda une nouvelle proposition de loi visant à confier au Parlement, la responsabilité de délimiter les territoires indigènes, jusqu’à présent du seul ressort du gouvernement ! Un projet qui met donc les communautés indigènes à la merci d’assemblées législatives dominées, on l’a vu, par le lobby agraire.
À trop privilégier les intérêts économiques de quelques groupes minoritaires sur des demandes et préoccupations sociales (et environnementales) de plus en plus pressantes, et insuffisamment prises en compte ces dernières années, le gouvernement Rousseff ne risque-t-il pas d’accentuer la fracture entre le monde politique et la société, et de s’aliéner de nombreux secteurs de la population qui réclament un rééquilibrage des priorités et une meilleure prise en compte de leurs droits. Le conflit meurtrier qui oppose depuis plusieurs mois une communauté indigène et les gros producteurs agricoles à Sidrôlandia8 dans le Matto Grosso do Sul et la fronde populaire qui traverse actuellement le Brésil devrait sonner pour lui comme une sérieuse mise en garde !
Bibliographie
Alternatives Sud (2008), « Déforestation : causes, acteurs, enjeux », Cetri-Syllepse, vol 15-3.
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De Abreu K. (2012), « Código Florestal e a busca da perfeição », in Folha de São Paulo, 29 septembre.
Delcourt L. (2013), Envers et dessus du « miracle agricole brésilien », à paraître.
Garcia Y. M. (2012), « O Código Florestal brasilieira e suas alteraçãos no Congresso nacional », in GeoAtos, n°12, vol. 1, janvier-juin (54-74).
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Nóticia 7 (2010), « Deputados que aprovam nova Código Florestal receberam doação de empresas desmatadoras », 13 décembre, http://noticias.r7.com/brasil/noticias/deputados-que-aprovaram-novo-codigo-florestal-receberam-doacao-de-empresas-desmatadoras-20101113.html
Petry C. A. (2013), Atuação da bancada ruralista nas votações de projetos relacionas ao novos código florestal brasileiro durante o governo Dilma, Monografia apresentada como requisito parcial para obtençao do grau de Bacharel em Ciências Sociais, Universitade Federal do Rio Grande do Sul, Porto Alegre.
RepórterBrasil (2011), A Agricultura Familiar e o debate do Novo Código Florestal. O modelo de desenvolvimento do campo em pauta, septembre.
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