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Le genre à la croisée des migrations et du travail

Que fait le genre aux migrations ? Et en quoi les migrations agissent-elles sur le genre ? Ces questionnements ont rendu les femmes visibles parmi les migrants, révélé la dimension sexuée des flux migratoires et montré comme la division sexuelle du travail conditionne les possibilités d’emploi et de migration des femmes. Des opportunités existent, mais les normes de genre et les structures patriarcales demeurent résistantes aux changements.

Croiser les enjeux de genre et de migration est aujourd’hui une démarche courante dans le champ de la recherche. Non pas tant du fait que les femmes représentent presque la moitié des migrants internationaux, mais en raison de ce que fait le genre aux parcours migratoires, et inversement. Adopter l’approche genre signifie s’intéresser aux processus de différenciation et de hiérarchisation entre les sexes. Le genre divise, classe, hiérarchise l’humanité en deux moitiés inégales et interagit avec les catégories de classe, de « race », d’âge, de sexualité. Il structure les organisations collectives et les trajectoires individuelles, et génère des rapports de pouvoir complexes. C’est pourquoi il se déploie dans toutes les formes et à toutes les étapes de la migration, affectant différemment les hommes et les femmes dans les raisons d’un départ, dans les types de circulation, dans la ségrégation des marchés du travail, dans la gestion des frontières, dans les politiques migratoires et d’intégration, etc.

Cette « évidence » du genre dans les flux migratoires est toutefois relativement récente. La féminisation du regard sur les migrations et l’intégration des normes et pratiques de genre dans la compréhension des mobilités sont des perspectives qui ont mis du temps à émerger, en réaction à la quasi-invisibilité des femmes dans la littérature scientifique sur les migrations avant les années 1980. L’inexistence de données statistiques jusqu’il y a peu est révélatrice. La première évaluation mondiale sur la proportion des femmes migrantes, fournie par la Division de la population des Nations unies, n’est parue qu’en 1998 ! (Gresea, 2019)

La figure prototypique qui prévalait alors dans les récits était celle de l’homme travailleur, traversant les frontières pour des raisons économiques et de subsistance. Les femmes n’étaient pas totalement absentes du tableau, mais lorsqu’elles y figuraient, elles s’y trouvaient au second plan, campant des rôles sociaux de mères et d’épouses, suiveuses et à charge plutôt que protagonistes et autonomes. Sur les plans économiques et politiques, elles semblaient insignifiantes.

Ce biais androcentrique des théories des migrations a toutefois été contesté par des chercheuses féministes, qui ont rappelé ce qui peut sembler être un truisme aujourd’hui, à savoir que les femmes ont toujours migré et en nombre. Elles se sont surtout attelées à leur « donner corps », en les révélant là où on ne les attendait pas, à la croisée de la migration et du travail.

À partir des années 1990, un tournant s’est opéré. L’accent a été mis sur la participation économique des migrantes, sur les rôles et les positions qu’elles occupaient dans un marché du travail, international et national, bouleversé par les effets de la mondialisation néolibérale. Au fil des recherches, plusieurs figures de « la nouvelle femme globale » ont ainsi été mises en lumière, en particulier celle de la travailleuse dans les secteurs formels ou informels des services, des soins ou du sexe ; mais aussi, dans une moindre mesure, celle de l’ouvrière des zones franches et des industries à forte intensité de travail et à faible niveau de qualification, comme le textile, l’agroalimentaire ou l’électronique. Ou encore celle de la femme travaillant dans des chaînes de valeur horticoles.

Une abondance de travaux se sont (ré)intéressés aux trajectoires productives et reproductives entremêlées des femmes migrantes et ont souligné, comme María Florencia Linardelli dans cet Alternatives Sud, combien « les rôles reproductifs assignés aux femmes étaient essentiels pour comprendre à la fois la spécificité de leur insertion dans la division sociale du travail et les particularités et variations de leurs schémas migratoires ». Avec les «  crises de la reproduction sociale » et l’intensification des flux de travail du care du Sud vers les « villes globales » (Sassen, 1984), de nouveaux questionnements ont vu le jour sur la « division internationale du travail reproductif » (Parreñas, 2001) et sur la « chaîne globale de soin » (Hochschild, 2000 ; Truong, 1996), mettant en évidence les articulations nouvelles entre économie domestique et économie globalisée. Nous y reviendrons dans cet ouvrage.

Les femmes ont donc fini par être considérées comme des actrices économiques et sociales dans les circuits migratoires, et le genre a quant à lui été reconnu comme donnant lieu à des modèles de mobilité distincts, à des opportunités comme à des formes de discriminations spécifiques, que ce soit au sein de l’unité domestique ou du marché du travail, dans les pays de départ et d’arrivée.

Les femmes dans les flux migratoires mondiaux

Dans la littérature foisonnante croisant le genre et la migration, l’idée de « féminisation de la migration » s’est imposée dans les années 1990, au point de devenir un lieu commun repris à l’envi par des médias ou des responsables politiques. Cette expression en est toutefois devenue problématique, en raison des sens multiples qu’elle a pris, mais aussi des contre-vérités ou des simplifications qu’elle a charriées.

D’entrée de jeu, son utilisation a laissé penser qu’un phénomène nouveau se donnait à voir, celui d’une forte croissance des femmes dans les flux migratoires mondiaux. Dans un certain sens, comme le signalent Avril et Cartier (2019), « il est vrai que l’effectif des femmes dans les migrations mondiales a doublé entre 1960 et 2015, mais c’était aussi le cas de l’effectif des hommes migrants et de la population mondiale ». En termes de proportion et de pourcentage, l’augmentation était par contre modeste à l’échelle de la planète. Les femmes migrantes internationales représentaient 46,6% de la population migrante au niveau international en 1960 et ont atteint un niveau maximum de 49,1% en 2000, avant que leur part diminue à 48,1% en 2020, soit un nombre de 135 millions (DAES, 2020).

Ces moyennes mondiales masquaient toutefois des variations régionales substantielles, qui s’expliquaient par un éventail de facteurs tels que les politiques d’immigration, le droit à l’établissement permanent et au regroupement familial, les pratiques de recrutement et la nature du marché du travail. L’Europe, l’Amérique du Nord, l’Amérique latine et les Caraïbes ont sur cette base présenté un équilibre entre les sexes, avec une très légère augmentation en faveur des femmes depuis 1990. En Asie occidentale, qui comprend les États du Golfe, c’est la migration masculine qui a été prédominante durant cette période, tandis que, dans les économies en expansion d’Asie, le déficit en personnel domestique et de soin a conduit à une hausse de la demande des travailleuses migrantes issues du Sud-Est asiatique dans les années 1990 et 2000, avant de connaître un déclin dans les années 2010 (Oishi, 2017).

Les migrations féminines ne sont donc pas uniformes. Elles sont « complexes et dynamiques » et se déploient de manière « non linéaires » (Christou et Kofman, 2022). Plutôt que de parler de « féminisation de la migration » comme d’un phénomène global, Tittensor et Mansouri (2017) ont ainsi développé l’idée de « pockets of feminisation ».

Des changements d’ordre quantitatif ont été observés dans les parcours migratoires, mais ce sont les transformations qualitatives qui ont été les plus marquantes. Depuis les années 1990, une évolution s’est opérée dans les modèles de déplacement. Les femmes ont davantage migré seules, à la recherche d’un emploi, vers des destinations parfois plus lointaines qu’auparavant (Gresea, 2019). Autrefois dépendantes, elles sont davantage devenues les pionnières de la migration familiale et, par la même occasion, les principales pourvoyeuses de revenus pour les familles restées au pays, bousculant les normes et les rôles traditionnels de genre au sein des ménages et des sociétés. En 2019, parmi tous les travailleurs migrants internationaux, 70 millions – soit environ 41,5% – étaient des femmes [1] (OIT, 2021). Et près de 80% de ces travailleuses migrantes étaient occupées dans le secteur des services.

Défis et enjeux d’une approche genrée des migrations

L’intérêt né du champ féministe pour la féminisation de la migration a permis de visibiliser les femmes migrantes et de sortir d’une approche des migrations sous l’angle du « masculin universel ». Il a surtout permis de pointer les transformations à l’œuvre dans les parcours migratoires des femmes et de cerner les effets réciproques des dynamiques de mobilité et de genre. De nombreux enjeux et défis ont jalonné ce parcours de réflexion. Nous proposons de passer en revue trois d’entre eux : l’imbrication des motifs et des stratégies migratoires, l’articulation entre agency et vulnérabilité et enfin, le travail domestique et de soin.

Des motifs et des stratégies migratoires entremêlés

Un des principaux travers d’une approche des migrations aveugle au genre est la séparation arbitraire qui est faite entre l’économique, prépondérant dans l’explication des phénomènes migratoires et classiquement associé au masculin, et le social et culturel attaché à la sphère féminine. Ce cadre conceptuel a conduit à classifier les mobilités à partir d’un critère unique déterminé selon le « canal d’entrée » : le travail, la famille ou le droit d’asile ; empêchant de rendre compte de la complexité des facteurs à l’origine de la prise de décision.

Cette logique simplificatrice et de cloisonnement, bien que critiquée, a toutefois continué à prévaloir dans les discours et les législations sur l’immigration avec pour effet qu’au regard des politiques officielles, les migrations pour motif de regroupement familial n’interfèrent par exemple pas avec le marché du travail, même informel ou domestique. Les femmes migrantes n’existent alors que comme accompagnatrices, attachées à une sphère privée, réalisant au mieux une activité non rémunérée et donc non comptabilisée.

Les débats sur la « féminisation de la migration de travail » ont permis de bousculer certaines représentations et de souligner la croissance de la proportion de femmes qui migrent à la recherche d’un emploi, mais ils ont parfois aussi laissé penser que les migrations pour motif familial passaient dès lors à l’arrière-plan. Or, rappelons-le, vers les pays de l’OCDE, le regroupement familial demeure la principale forme de mobilité des femmes, devant celle de travail ou « humanitaire » (OCDE, 2022). Dans d’autres espaces, comme en Asie du Sud-Est et du Nord-Est, où les politiques ont restreint l’immigration permanente des travailleur·euses moins qualifié·es, la migration au titre de mariage, abordée par Brenda Yeoh dans cet Alternatives Sud, représente là aussi une forme de mobilité importante des femmes.

Séparer arbitrairement logiques économiques et sociales, travail et famille, trajectoires productives et reproductives témoigne de la persistance de dichotomies simplificatrices et du trop peu d’intégration des rapports de genre dans les politiques et les recherches sur les migrations. Ces lectures binaires ne permettent pas de cerner les motivations de départ des femmes migrantes. Celles-ci peuvent arriver dans un pays grâce à une procédure de regroupement familial et s’activer ensuite pour trouver du travail, que ce soit dans le secteur formel ou informel. Dans d’autres contextes, un mariage avec une « épouse étrangère » peut se confondre avec le « recrutement d’une main-d’œuvre » dans le but de pallier un déficit de soins dans le foyer. Trajectoires économiques et « familiales » sont donc intimement liées.

Agentivité et contraintes

Qui se plonge dans les études sur les migrations est frappé·e par le foisonnement d’approches, de niveaux d’analyse, de disciplines impliquées, de facteurs à prendre en compte. En dépit de plusieurs décennies de recherches et d’une déferlante d’études, théoriques ou empiriques, sur le sujet, aucune n’a réussi à proposer un système explicatif global des phénomènes migratoires. La principale raison est que les migrations sont un phénomène multiforme qui ne peut être embrassé par une seule théorie globale ou universelle (Castle et Miller, 2009).

L’un des principaux défis qui se pose aux études sur les migrations, mais aussi aux études de genre, est la difficulté d’articulation entre l’agency, soit l’agentivité ou la capacité d’agir des individus, et les structures sociales, comprises comme des dispositifs qui influencent, contraignent ou limitent les choix et les opportunités individuelles (de Haas, 2021).

Une première clé de compréhension des mobilités a été fournie par les théories économiques néoclassiques et les modèles push-pull d’attraction et de répulsion, centrés sur les individus autonomes (et par la suite sur les familles). Ils interprètent les processus migratoires comme des stratégies d’optimisation, à un niveau local, pour accéder à des sources de revenus plus élevées et sûres (ainsi que pour diversifier les risques). Un processus perçu donc globalement comme positif. Le problème majeur de cette approche tient au fait que les prises de décision se font « hors-sol », sans que ne soient prises en compte les contraintes structurelles et sociales auxquelles sont soumis les individus et les groupes, qui pèsent pourtant lourd dans le choix d’émigrer.

Selon cette grille d’analyse globalement « aveugle » au genre, la participation croissante des femmes comme agentes autonomes dans les flux migratoires s’explique par des raisons identiques à celles des hommes (économiques, sociales, politiques, environnementales, etc.), sans tenir compte de facteurs qui leur sont propres. Celles-ci peuvent certes partir pour travailler et subvenir aux besoins de leurs proches en réponse à une demande de main-d’œuvre en un lieu donné, mais elles peuvent aussi fuir une société patriarcale devenue étouffante et vouloir échapper à un environnement familial et communautaire discriminant et violent.

Une autre clé de lecture courante des mobilités a été produite par les modèles d’inspiration néomarxiste [2], qui s’intéressent moins aux décisions individuelles « micros » pour se tourner vers des facteurs sociohistoriques d’ampleur « macro ». Les migrations sont là comprises comme contraignantes et résultant de la « pénétration des relations économiques capitalistes avec un besoin de main-d’œuvre peu rémunérée, à l’intérieur de pays ‘périphériques’ non capitalistes » (Ambrosetti, Tattolo, 2008). Dans cette logique, c’est « la restructuration néolibérale » qui a, avant toute chose, « ‘façonné’ une main-d’œuvre de femmes migrantes » (Farris, 2013). Les migrations y sont vues comme s’appuyant et agissant sur les inégalités structurelles économiques et de pouvoir, tant au sein qu’entre les sociétés. Les hiérarchies sociales, économiques, culturelles et politiques y apparaissent comme déterminantes dans l’agir des personnes.

Cette perspective dépeint dès lors les mobilités comme dotées d’un faible potentiel d’émancipation et les migrant·es, comme ayant des marges de manœuvre très restreintes. Sassen (2006) décrit ainsi, dans les économies du Sud, fragilisées par la mondialisation néolibérale, des « circuits de survie » qui se sont mis en place, souvent au détriment des femmes ; obligeant celles-ci à entrer dans des filières de migration souvent illégales et abusives, pour se livrer à un travail mal payé ou à la prostitution.

Sans remettre en cause les fondements de cette analyse, les cadres d’intelligibilité qu’elle propose pour traiter une question comme la prostitution peinent toutefois à embrasser la complexité des réalités concrètes. Ils font insuffisamment transparaître la multiplicité des parcours de vie, des trajectoires de migration, du degré de coercition et d’exploitation et de la part d’agentivité des personnes impliquées. « Résultat des courses, la prostitution est perçue comme une forme d’esclavage qui s’inscrit dans les extrémités du continuum des violences patriarcales » (Leroy, 2022).

À l’inverse, lorsque l’agentivité des individus est mis en avant de façon exacerbée, « la prostitution est envisagée comme un travail, comme un ‘échange économico-sexuel’ qui résulte d’un ‘choix’ reposant sur la liberté de disposer de son corps » (idem). Les femmes migrantes inscrites dans la prostitution sont souvent perçues par les extrêmes, tantôt comme des victimes de la traite, tantôt comme des travailleuses du sexe, entrepreneuses et actrices de leur mobilité. Or, consentement, contrainte, tromperie et exploitation fluctuent et se croisent dans les étapes migratoires, mettant à mal des classifications binaires telles que migrations volontaires ou forcées, travailleuse du sexe ou victime de la traite. En outre, « avoir le choix » ne signifie pas la même chose et n’a pas la même portée pour tout le monde.

Ni les explications historico-structurelles « macro », ni les explications push-pull « micro » n’offrent, à elles seules, de traduction réaliste de l’agentivité des migrant·es. Soit elles les privent de tout pouvoir d’action, soit elles leur en accordent trop. Plusieurs autrices dans cet Alternatives Sud ont souligné la capacité limitée mais bien réelle des migrant·es à opérer des choix indépendants, en tenant compte des contextes défavorables. En dépit des restrictions gouvernementales, des injonctions culturelles ou religieuses, des normes de genre et d’un continuum de violence, nombreux·ses sont les migrant·es qui ont réussi à franchir des frontières fermées et à mobiliser une myriade d’intermédiaires et de « facilitateurs » qui jalonnent les parcours de migration, comme nous l’explique Priya Deshingkar dans ces pages. Des ponts doivent dès lors continuer à être construits entre les facteurs structurels qui sous-tendent les mobilités et les motifs davantage centrés sur les individus et leurs réseaux élargis.

Dans ces deux schémas « classiques » d’analyse des migrations, certains enjeux en lien avec l’agency sont parfois oubliés, plus encore dans une approche sensible au genre et à l’intersectionnalité. L’accès inégal aux ressources matérielles et sociales, culturelles et corporelles (comme la bonne santé) est déterminant dans la capacité et les aspirations à se déplacer ou à rester. Ensuite, la perception de ce qu’est « une vie bonne » ainsi que les valeurs attachées aux déplacements varient selon les groupes et les individus et interviennent aussi dans la capacité à agir.

« Aller en aventure » est une expression couramment utilisée en Afrique de l’Ouest pour désigner la migration des jeunes, principalement des hommes. Une sorte de rite de passage qui reflète des dynamiques de genre, des attendus sociaux en termes de masculinité et de féminité qui peuvent être reproduits ou transformés au cours des expériences, comme l’expliquent Boatemaa Setrana et Kleist dans cet ouvrage. L’agentivité féminine et la solidarité entre femmes ne doivent en outre pas s’arrêter au cadre des migrations « volontaires ». Elles doivent s’appliquer également aux migrations « forcées ». En effet, les mobilités se caractérisent par un continuum de contraintes dont les niveaux d’intensité, plus ou moins élevés, impactent immanquablement la capacité d’agir et de résister des principales concernées, mais sans les réduire cependant à des victimes totalement soumises et passives.

Les vulnérabilités et les contraintes d’un côté, l’agency et le pouvoir d’action de l’autre sont donc des notions centrales dans les théories conventionnelles sur les migrations et les études de genre. L’une n’exclut toutefois pas l’autre. La vulnérabilité ne dépossède pas de tout pouvoir d’agir ; et l’agentivité ne nie pas les contraintes et les situations de dépendance.

Travailleuses migrantes domestiques et du care

Avec l’affirmation du discours sur la féminisation des courants migratoires et sur les nouvelles modalités néolibérales du travail des femmes, plusieurs figures types de la « femme globale » ont émergé, notamment celle de la travailleuse domestique et du care. Cet intérêt pour ce sujet emblématique s’inscrit dans une trajectoire longue de questionnements.

En Amérique latine par exemple, le travail domestique est analysé depuis les années 1970 en rapport avec les migrations internes dans la région. D’un intérêt initial visant à documenter le travail domestique, le curseur s’est progressivement déplacé pour accorder une attention au travail du care [3], permettant ainsi d’entamer une réflexion plus large sur la reproduction sociale dans le cadre de scénarios mondiaux (Herrera, 2016). Cette démarche a alors permis de relier les migrant·es à leurs familles, aux sociétés, aux États et aux marchés qui sont parties prenantes des circuits migratoires.

La montée en puissance de cette figure tient, avant tout, au fait qu’en termes d’image, la migration féminine est classiquement identifiée au travail domestique. Et qu’en termes statistiques, le travail domestique apparaît comme une niche professionnelle importante. « Fin des années 1990, les travailleuses domestiques constituaient environ 60% des migrantes internes et internationales en Amérique latine » (idem) et l’OIT estimait, dans son évaluation de 2015, qu’un·e travailleur·euse domestique sur six à travers le monde était un·e migrant·e international·e et que les femmes représentaient 73,4% des travailleurs migrants domestiques (OIT, 2015).

Les analyses sur le travail domestique se sont très tôt intéressées aux conditions sociales et de travail des migrantes domestiques, amenant à approfondir les parcours de mobilité au regard de différents axes d’inégalité et d’oppression, d’en observer les effets en termes de stratification sociale et d’exclusion. Les féministes matérialistes ont à leur tour fait progresser les discussions sur le sujet, en rendant visible le rôle du travail non rémunéré des femmes dans l’articulation du travail reproductif et productif, faisant valoir que « le travail domestique subventionnait les autres classes sociales » (Herrera, 2016), et que le travail gratuit des femmes contribuait à l’entretien de la force de travail et au fonctionnement de l’économie.

Les processus de libéralisation des échanges et de restructuration néolibérale imposés aux économies n’ont pas été sans effet sur la reproduction sociale et ont conduit à sa marchandisation ou son « informalisation ». Dans les pays du Sud les plus touchés, l’accroissement de la pauvreté et du chômage combiné au retrait des États ont conduit à « une crise de la reproduction sociale ». Celle-ci s’est traduite par une intensification du travail de soin des femmes au sein des ménages et par l’entrée de nombreuses femmes dans des circuits migratoires afin de chercher des revenus « ailleurs », là où des emplois étaient disponibles.

Dans les pays à revenus plus élevés du Nord mais aussi du Sud (notamment en Asie), une crise du même nom s’est produite, mais celle-ci résultait de la conjonction d’autres facteurs, notamment l’augmentation des besoins en matière de soin due au vieillissement de la population, l’insertion croissante des femmes des classes moyennes et supérieures sur le marché du travail, et le fléchissement des politiques sociales. Le malheur des uns faisant l’affaire des autres, une partie du travail de soin a été externalisée sur le marché global et les femmes des pays à plus faibles revenus sont venues combler une pénurie de main-d’œuvre en matière de travail domestique, forgeant l’idée de « division internationale du travail reproductif » (Parreñas, 2000).

Chaîne mondiales et fuite du care

Ces évolutions structurelles ont conduit à élargir la problématique du travail domestique pour tendre vers une vision plus globale des soins et du care. La thèse de « chaînes mondiales du care » développée par Hochschild (2001) a notamment permis d’illustrer les liens transnationaux « entre des sociétés du Nord confrontées à un déficit en matière de care et des sociétés pauvres du Sud, exportatrices de main-d’œuvre ».

Les migrations internationales ont ainsi entraîné, par effet domino, des migrations locales, depuis les zones rurales, pour satisfaire de nouveaux besoins créés en termes de care. Au plus on descendait dans la chaîne, au plus la valeur du travail diminuait ; le care communautaire et le travail familial gratuit constituant les derniers maillons de la chaîne. Découlant de cette approche, les nations en pénurie ont été tenues comme responsables de la « fuite du care  » et ont été taxées d’« impérialisme », en raison de l’exploitation des ressources non matérielles – « sentimentales  » (idem) – du care depuis les pays du Sud, pour satisfaire les besoins essentiellement des pays du Nord.

Un succès majeur de ce courant est d’être parvenu à rendre visible les travailleuses migrantes et les familles transnationales, à lever le voile sur la nature hiérarchique des rapports de soin au niveau global, et à attirer l’attention sur des conditions d’exploitation, mais ces avancées se sont toutefois faites au prix de certaines simplifications de la figure des femmes travailleuses migrantes. Partant de la seule expérience des nounous philippines immigrées aux Etats-Unis, la théorie sur les chaînes de soin globales de Hochschild a pourtant été présentée comme reflétant une tendance mondiale, applicable à la situation de toutes les femmes en migration, ce qui pose problème à plusieurs niveaux.

Tout d’abord, les déplacements des femmes sont présentés dans ce modèle comme un flux à sens unique allant du Sud vers des pays occidentaux. Or, la carte des flux migratoires est bien plus complexe et nuancée. Une majorité des déplacements ont lieu en Amérique latine, en Asie, en Afrique, que ce soit entre pays voisins, au sein d’une région ou entre continents, et plus encore à l’intérieur d’un même pays. Selon l’OIT, les femmes constituent près de 70 à 80% des migrants internes (OIT, 2021). Les circulations et les formes migratoires (migrations transfrontalières de travail, migrations pendulaires, circulaires, etc.), les échelles de déplacement varient aussi selon les temps et les espaces. Elles se construisent en fonction de « l’articulation entre des faisceaux de contraintes et d’opportunités situés tant dans les pays d’origine que dans les espaces de destination » (Herrera, 2016).

Ensuite, la focalisation sur les chaînes du care a fini par « occulter d’autres figures de migrantes et contribué à produire une image victimisante des femmes dans la migration » (Avril et Cartier, 2019). Les stratégies migratoires des femmes ne répondent en effet pas aux seuls besoins des femmes riches de villes plus ou moins lointaines, elles découlent toujours d’un équilibre entre des facteurs structurels d’une part et des aspirations et une capacité d’agir d’autre part, comme déjà évoqué. En outre, la figure de la travailleuse domestique est souvent dépeinte comme cumulant les formes les plus extrêmes d’oppression et de domination (dans les hiérarchies de genre, de race et de classe), sans que ne soient toujours prises en compte les spécificités des « situations de travail » (emploi à demeure – live-in – ou travailleuse ayant son logement – live-out –, par exemple) et des « conditions d’emploi » (droit du travail et relations professionnelles).

Au Liban, en Jordanie ou aux Émirats arabes notamment, le système de la kafala, dont il est question dans cette publication, met les travailleur·euses étranger·ères sous la tutelle de leur employeur. Ce système de travail ne prévoit ni salaire minimum, ni quota d’heures de travail, ni liberté d’association et ouvre la porte à de nombreux abus, en particulier envers les travailleuses domestiques confinées au domicile de leur employeur et donc plus exposées aux violences. La situation de domination et les conditions de travail des domestiques soumises à la kafala sont toutefois particulières à certains pays du Moyen-Orient et ne peuvent être confondues avec les expériences vécues d’autres employées domestiques qui s’inscrivent dans d’autres réalités. Il n’existe pas « une situation de domination sociale commune à toutes les travailleuses domestiques » (idem).

Enfin, l’approche par le care ne doit pas occulter d’autres phénomènes qui lui sont liés, comme les processus de déqualification professionnelle. En raison de l’accès restreint que les femmes ont au marché formel et réglementé, les principales options qui s’offrent aux femmes migrantes pour générer rapidement des rentrées d’argent sont soit les services sexuels soit les services liés au soin (même si les rentrées sont plus lentes). Le travail domestique est, en outre, globalement considéré comme une occupation peu qualifiée tandis que le « Sud global » est perçu comme un réservoir de main-d’œuvre non qualifiée.

Or, rappelons que les migrant·es internationaux·ales ne sont pas « les plus pauvres parmi les pauvres ou dotés d’un faible niveau en termes d’éducation », comme nous le rappellent Asis et al. dans cet Alternatives Sud. Il est courant que des femmes possédant un haut niveau de qualification se retrouvent, parce que désavantagées sur le marché du travail ou encore en raison de discriminations, dans des emplois domestiques dévalorisés, entraînant leur déqualification.

Selon Dumitru et Marfouk (2015), « les femmes migrantes diplômées, et particulièrement celles des pays en développement, sont celles qui occupent le plus souvent des emplois pour lesquelles elles sont surqualifiées ». Dans les travaux axé sur le care, cette dimension a parfois été oubliée faisant qu’« une ingénieure migrante travaillant comme nounou » a d’abord été vue au travers de ses enfants laissés au pays, sans que ne soit nécessairement observé son déclassement professionnel. Ce qui révèle que « l’intérêt pour le travail du care, les émotions et la maternité a pu prendre le dessus sur l’intérêt pour les femmes ».

Les chaînes globales de soin ont donc reçu beaucoup d’attention. Toutefois, selon l’extrémité de la chaîne étudiée, les points d’attention n’ont pas été identiques. Dans les contextes des pays d’envoi du Sud, le focus a été mis sur « le patriarcat, la famille et les effets sur les enfants », tandis que dans le Nord, c’est « le désengagement de l’État et la néolibéralisation des soins qui ont retenu l’attention » (Asis et al. dans cet Alternatives Sud).

Le care touche pourtant à toutes les dimensions de l’échiquier social. Il est dès lors nécessaire d’examiner comment il est organisé dans chaque contexte et comment se répartit le poids des responsabilités entre quatre acteurs clés : l’État (avec ses politiques publiques et ses carences), le marché (pour les personnes qui y ont accès), les ménages et les organisations communautaires. Les deux derniers protagonistes étant particulièrement sollicités lorsque les deux premiers s’avèrent inopérants ou inaccessibles (Borgeaud-Garciandia et al., 2020).

Politiques migratoires des États du Sud et « marché du soin »

Les États et le « marché du soin » ont joué un rôle prépondérant dans les configurations que prennent les migrations féminines selon les pays et les régions. Dans des contextes de développement économique, comme dans certains pays riches d’Asie ou du Moyen-Orient, des politiques d’immigration spécifiques à l’égard des employées de maison ont été promues lorsque les femmes locales ont été appelées sur le marché de l’emploi ou lorsque l’engagement de domestiques étrangères est devenu un symbole de richesse.

Dans les pays « receveurs » du Sud, les migrations de travailleuses domestiques sont toutefois très régulées et restrictives, et autorisées de façon temporaire. Ce type d’arrangement a servi les intérêts de gouvernements qui utilisaient les femmes migrantes comme une main-d’œuvre d’appoint bon marché, qui répondait à court ou à plus long terme à des pénuries dans certains secteurs. Ces arrangements flexibles se sont révélés nettement moins bénéfiques envers les travailleuses migrantes qui ne pouvaient prétendre au statut de citoyenneté ou à un séjour permanent, fragilisant la palette des droits auxquels elles avaient accès.

En outre, les régimes d’immigration des pays hôtes du Sud se sont globalement durcis, en raison notamment de crises économiques et de nationalismes xénophobes à l’origine de sentiments anti-migrants. Ce raidissement a eu pour effet de pousser une main-d’œuvre de plus en plus importante dans les circuits de l’illégalité, amenant les intermédiaires et les passeurs à jouer un rôle croissant. « Les régimes de travail mondialisés entrecroisés avec les infrastructures du trafic migratoire ont dès lors perpétué les asymétries de pouvoir et les inégalités entre les sexes », comme le souligne Deshingkar dans cet ouvrage.

Dans les pays « sources » qui envoyaient des travailleuses domestiques, des politiques contradictoires, à la fois incitatives et restrictives, ont eu cours. Aux Philippines par exemple, les politiques d’émigration sont, depuis le milieu des années 1970, un pilier de l’économie nationale. Les déplacements internationaux sont facilités et promus par les autorités à travers des accords bilatéraux et par l’intermédiaire d’agences de recrutement et de centres de formation. En 2015, la diaspora philippine représentait environ 11 millions de personnes à travers le monde, selon le gouvernement philippin (Commission on Human Rights of the Philippines, 2019). Un peu moins de 60% étaient des femmes, principalement occupées comme domestiques. L’institutionnalisation des politiques migratoires s’est construite dans le sens des intérêts des gouvernements en place. Elle a constitué autant une parade des gouvernements successifs aux problèmes économiques et d’emplois non résolus, qu’un business lucratif grâce aux devises envoyées aux familles par les travailleuses expatriées (Leroy, 2015).

La position de Manille sur l’émigration des femmes travailleuses s’est toutefois révélée ambigüe. Empreinte de paternalisme et reposant sur l’idée que les femmes constituaient « le symbole et l’honneur de la nation » et donc « la propriété de l’État », le gouvernement philippin a affirmé vouloir « protéger » sa population féminine – et plus encore son image – en interdisant ou en restreignant (selon l’âge, le type d’emploi, la destination, etc.) sa mobilité internationale. Cette tendance s’est accentuée parmi les gouvernements de la région, notamment en Inde dont nous parle Amba Pande dans cet Alternatives Sud, en raison de préoccupations croissantes concernant des abus, notamment sexuels, à l’encontre de travailleuses domestiques asiatiques à l’étranger.

Les femmes migrantes ne sont toutefois pas les seules à souffrir. Que l’on pense à leurs équivalents masculins – travailleurs népalais, indiens, bangladais, etc. – des chantiers de la Coupe du monde de football au Qatar. Dans leur cas, et en dépit des plaintes déposées pour travail forcé, aucune interdiction de déplacement n’a été formulée par les pays de départ. Leur exploitation n’a pas causé le même émoi dans les pays d’origine, notamment en raison de l’importance des remittances – transferts d’argent envoyés depuis l’étranger – qui étaient en jeu. La politique de « libre » circulation des hommes demeure ainsi, encore et toujours, déterminée par des considérations économiques, tandis que la migration féminine est davantage renvoyée à des valeurs sociales et éthiques.

Conclusion

Depuis plus d’un demi-siècle et sans discontinuité, une personne migrante sur deux dans le monde est une femme. Deux tiers des migrant·es dans le monde sont des travailleur·euses (OIT, 2015), mais les expériences des hommes et des femmes, dans leurs conditions de migrant·es comme de travailleur·euses, ne sont pas les mêmes.

Analyser les mobilités sous l’angle du genre a rendu les femmes visibles parmi les migrants et souligné l’évolution de leurs rôles : d’accompagnatrices dépendantes, elles sont devenues pionnières de la migration en soutien principal des familles. Cette approche a progressivement révélé la dimension sexuée des flux migratoires (qui migre ? comment et pourquoi ? pour quelle destination ?) et des effets de la ségrégation du marché du travail sur les femmes migrantes.

Nous nous sommes arrêté·es sur plusieurs défis et enjeux soulevés par l’intégration du genre dans les migrations. Le premier consistait à dépasser des lectures binaires réductrices, en articulant les logiques économiques et sociales, les trajectoires productives et reproductives. Le second à relier les notions de vulnérabilité et d’agency, ce qui revient à faire état de la capacité des femmes migrantes à opérer des choix autonomes dans des contextes contraignants.

L’accent a globalement été mis, dans cette nouvelle édition d’Alternatives Sud, sur la participation économique des migrantes dans un marché du travail bouleversé par les effets de la mondialisation néolibérale. La figure de la travailleuse domestique dans les chaînes mondiales de soin a constitué un exemple emblématique qui a relié des situations en apparence éclatées, qui toutes impliquent des rapports de domination et de pouvoir multiples.

Si le genre agit sur les migrations, les migrations agissent aussi sur le genre. Les femmes ont pu voir, selon les opportunités, leurs rôles se diversifier, leur indépendance financière s’accroître. Les idéaux de masculinité et de féminité ont aussi pu faire l’objet de renégociations, mais en dépit d’avancées, les femmes restent globalement contraintes par des normes de genre et des structures patriarcales résistantes aux changements, tout au long de leur parcours migratoire.

Voir en ligne Le genre à la croisée des migrations et du travail

Notes

[1Avec toutefois des variations régionales importantes : les femmes représentent ainsi plus de 50% de l’ensemble des travailleurs migrants en Europe de l’Ouest contre moins de 20% dans les États arabes (OIT, 2021).

[2Comme la théorie des systèmes mondiaux (Wallerstein, 1983) ou les analyses critiques sur la mondialisation de Sassen.

[3Le care renvoie à tout « le travail de soin et d’accompagnement (matériel et psychologique) des enfants, des personnes âgées et des adultes ayant besoin d’assistance, quelles que soient ses conditions de réalisation (travail bénévole ou rémunéré, réalisé par un·e membre de la famille, un·e proche ou quelqu’un·e d’extérieur » (Bereni & co, 2020).


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Migrations en tout « genre »

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Cet article a été publié dans notre publication trimestrielle Alternatives Sud

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