• Contact
  • Connexion

Le coronavirus vu du Sud

Le covid-19 agit comme un miroir de la globalisation, affectant le Nord comme le Sud, mais selon des modalités différentes. La crise sanitaire, économique, écologique et politique qu’il provoque soulève nombre d’interrogations, de réflexions et de réponses au Sud dont est proposé ici un éventail.

En quelques semaines, le monde a changé. Nos habitudes, nos rapports aux autres, à l’espace et au temps, ont été bouleversés. Des centaines et des centaines d’articles circulent, plus ou moins pertinents – avec, inévitablement, leur lot de théories complotistes –, empruntant à tous les registres – de l’étude scientifique aux thèses prophétiques, en passant par le témoignage –, pour essayer de capter l’esprit de ce bouleversement, pour en décrire les effets et les enjeux, en analyser les causes et les à-côtés, en esquisser les « après » possibles ; cauchemardesques ou souhaitables [1].

On l’a dit et répété avec raison : la pandémie du covid-19 agit comme un miroir de la globalisation. Elle donne à voir ses flux et ses arêtes, ses angles morts et ses nœuds. Le rétrécissement de nos mouvements et l’ampleur du choc ont, dans un premier temps, dressé une vision homogène ; vision qui, très vite, s’est déchirée pour laisser apparaître les inégalités – territoriales et ethniques, de genre et de classe –, dont le virus est à la fois un révélateur et un catalyseur. Or, ces inégalités se déclinent et se reconfigurent également selon un axe Nord-Sud.

L’impact multiforme de la pandémie sur les pays du Sud est encore difficilement saisissable, car on n’en voit pas encore la fin, et parce que le Sud n’est pas uniforme (il y a beaucoup de Sud dans le Sud) [2]. Mais, selon la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (Cnuced), la pression financière sur ces économies déjà fragiles va augmenter. D’où les appels à geler ou à supprimer les dettes de ces États : la revendication du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (Cadtm) a ainsi connu un regain d’intérêt [3].

La crise financière de 2008 sert de contrepoint : d’une part, parce qu’il ne s’agit pas de reproduire les mêmes erreurs – entre autres, sauver les banques sans contrepartie, en comptant sur leur « bonne volonté » – et parce que, d’autre part, les conditions ayant alors permis la reprise ne sont plus réunies (voir le rapport de la Cnuced ci-dessous).

L’enjeu ici est de faire entendre les voix du Sud et d’appréhender ce qui nous arrive à toutes et tous, à partir de territoires et d’expériences différentes, selon des inflexions et des positions distinctes. Cela nous semble d’autant plus important que l’émergence du covid-19 a réveillé, un peu partout dans le monde, les vieux réflexes racistes envers un virus « étranger », les relents néocolonialistes et l’image de l’Afrique comme un continent maudit voué aux catastrophes [4].

Force est d’ailleurs de constater que le covid-19 – du moins depuis qu’il a frappé l’Europe et les États-Unis – suscite un intérêt médiatique, scientifique et financier – pour trouver un vaccin [5] – que ne rencontrent pas d’autres épidémies plus « banales », dont la malaria qui a tué, en 2018, 405.000 personnes. Mais il est vrai que près de 381.000 d’entre elles vivaient en Afrique [6]...

Nous proposons donc un rapide tour d’horizon du et depuis le Sud, à partir d’articles écrits en français, espagnol et anglais publiés au cours du mois d’avril 2020, et tous accessibles en ligne. Ils constituent un premier état des lieux de la situation, offrent un inventaire (partiel) des réflexions et expériences qui bouillonnent au Sud.

Un phénomène naturel socialisé

Depuis le début de ce millénaire, les zoonoses dont fait partie le covid-19, soit des maladies contagieuses qui se transmettent de l’animal à l’être humain, se sont non seulement multipliées à un rythme accéléré (SRAS, grippe porcine, chikungunya, Ebola, etc.), mais leur propagation est plus rapide et plus étendue. Alors que la peste noire du 14ème siècle a mis quatre-vingts ans pour se répandre de la Chine en Europe, il n’aura fallu que quelques semaines au covid-19 pour devenir planétaire, suivant les flux de marchandises tout le long de la chaîne de production, depuis l’un des centres du capitalisme mondial qu’est devenue la Chine [7].

L’accélération, l’expansion et l’aggravation des épidémies dont le covid-19 est le dernier avatar en date, jette une lumière crue sur l’interdépendance entre les êtres humains et la nature, ainsi que sur les profondes perturbations que nous provoquons au sein de cette relation. Car si la pandémie est un phénomène naturel, son émergence et sa diffusion sont bien le résultat d’une activité humaine. Les regards se sont d’emblée focalisés avec complaisance sur la cible « exotique » d’un marché local d’animaux sauvages dans la ville chinoise de Wuhan. C’est oublier le tableau d’ensemble.

Wuhan est une mégalopole de plus de 11 millions d’habitants – l’équivalent de la Belgique – capitale de la province de Hubei, l’un des centres industriels de production de voitures (General Motors, Nissan, Renault, Honda et Peugeot y ont implanté d’importantes usines) dont la Chine est le principal marché mondial. L’image d’une maladie apparue aux confins du monde, dans un lointain extrême, bercé d’« orientalisme », est donc particulièrement fallacieuse. C’est dans l’un des nœuds mondiaux de l’accumulation marchande qu’est né le covid-19.

De manière plus générale, les thèses du biologiste Rob Wallace, dans son livre de 2016, Big Farms Make Big Flu : Dispatches on Infectious Disease, Agribusiness, and the Nature of Science, ont acquis une grande notoriété à la faveur de cette crise [8]. L’auteur y affirmait que l’expansion du capitalisme interfère directement et indirectement – par l’élevage industriel, l’agrobusiness, l’urbanisation, la déforestation, la disparition ou la réduction des habitats des animaux sauvages (dont les chauves-souris et les pangolins, qui sont des réservoirs à virus), le recul de la frontière « naturelle », etc. – sur l’écosystème, facilitant de la sorte le passage d’espèces à espèces des infections virales.

La transformation de vastes étendues de terre en usines de production rationalisées offre ainsi des conditions idéales pour la prolifération d’agents pathogènes. Si l’origine exacte du covid-19 est encore méconnue, « ce sont donc bien, écrit Jérôme Baschet, des transformations induites par l’expansion démesurée de l’économie mondiale, avec ses logiques de marchandisation et son absence manifeste d’attention aux équilibres du vivant, qui favorisent la multiplication actuelle des zoonoses » [9]. La première condition pour éviter de naturaliser le phénomène – ce qui a pour effet d’évacuer toute compréhension historique et politique – est de le situer le covid-19 dans son rapport à la dynamique du capitalisme.

La pandémie actuelle nous rappelle opportunément ce que nous avions oublié, à savoir que le « monde naturel » ne peut pas être compris sans référence à la manière dont la société organise la production, parce que les deux sont inséparables [10]. En ce sens, le covid-19 s’apparente bien à une crise écologique, au même titre que le changement climatique. Certes, ils se manifestent différemment, selon des temporalités distinctes, mais ils en appellent à des transformations structurelles de la matrice productiviste, et dont la base commune est le refus du retour au « business as usual  ».

Vijay Kolinjivadi cherche ainsi à montrer les liens entre la réponse à la pandémie et la lutte contre le changement climatique, toutes les deux inscrites dans une transition écologique (voir ci-dessous). Les mesures de contrôle et d’arrêt de la production et, plus encore, les mécanismes autonomes de solidarité démontrent que l’économie n’est pas une sphère séparée et au-dessus des univers naturels et sociaux. Il est possible de la réguler et même de la maîtriser. Et la société est capable d’agir collectivement face à un tel défi. Autant de sources d’espoir pour répondre et au covid-19 et au changement climatique.

Confinement, care et travail

En Europe, le confinement a constitué la première et la principale réponse. Il s’agit cependant moins d’une stratégie que le signe de l’impréparation et du manque de moyens – dont, en premier lieu, ceux du secteur de la santé, partout (à des degrés divers) mis à mal par plusieurs décennies de politiques néolibérales et d’austérité budgétaire – et donc, de moyens de fournir des masques et des tests en suffisance. Le confinement a par ailleurs l’avantage de faire peser la responsabilité sur les citoyen-ne-s, plutôt que sur les gouvernants, et de normaliser une infantilisation et un contrôle majeur de la population.

Mais, demander à chacun-e de rester chez soi soulève nombre d’autres problèmes : pour celles et ceux dont le « chez soi » est dangereux – « véritable champ de guerre pour de nombreuses femmes » (voir l’article ci-dessous de Verónica Gago et Luci Cavallero) –, précaire (au vu de l’espace, du nombre de personnes, de l’accès aux services, etc.) ou n’existe tout simplement pas (sans-papiers, sans-abri, prisonniers, réfugiés). Qui plus est, certain-e-s – personnel médical, caissiers, livreurs, etc., dont une majorité de femmes – doivent continuer à travailler avec peu ou pas de protection – donc s’exposer – pour permettre le confinement de la majorité (et la protéger) [11]. Ce qui devrait encourager à reconsidérer l’importance des tâches et des fonctions, et, plus généralement, du travail dans nos sociétés [12].

Toutes ces questions se posent également au Sud. Avec encore plus d’acuité. Et avec cette différence radicale que le confinement y est impraticable pour la majorité de la population, en raison des conditions de vie et de travail (sans compter les obstacles culturels à la distanciation sociale). Au niveau mondial, plus de 61% de la population économique active (PEA) travaille dans l’économie informelle [13]. Ils et elles forment la majorité (53%) en Amérique latine, sont plus de 68% en Asie et Pacifique, et dans les pays arabes, et près de 88% en Afrique [14].

Les mesures de confinement ont donné à voir la réalité de millions de travailleuses et travailleurs, jusque-là dans l’ombre. Sous l’économie formelle apparaît l’économie réelle, faite de travailleurs migrants, domestiques, paysans, sans contrat ni protection sociale. Faite également de la double journée de travail quotidien et « gratuit » des femmes chez elles. Et dévoilent, derrière les montages théoriques de l’économie néolibérale, toutes les formes d’exploitation du travail, jusque-là niées.

L’expérience des mouvements féministes dans les formes de care – les soins prodigués dans les familles et les quartiers – est particulièrement précieuse. Non seulement parce qu’elle répond au manque d’accès aux services sociaux publics, mais aussi par la politisation des soins qu’elle entraîne. Il est probable d’ailleurs qu’en Amérique latine, où le mouvement féministe est particulièrement actif, face à l’urgence, l’auto-organisation dans la foulée des mobilisations de 2019 se soit « naturellement » reconvertie au travers du déploiement du care  [15]. Plus globalement, dans la situation actuelle, les questionnements de l’économie féministe sur la conception du travail, sur qui produit de la valeur, etc. ressortent avec d’autant plus de force (voir ci-dessous les articles de Karina Battyany et de Verónica Gago et Luci Cavallero).

Le retour ambivalent des États

David Seddon (voir ci-dessous) ironise à juste titre sur la « révélation » keynésienne d’une majorité de gouvernements jusque-là fervents défenseurs du néolibéralisme. La théorie néolibérale a toujours mis en avant une intervention de l’État pour assurer les conditions favorables au déploiement du libre-échange. Mais les appels actuels au retour de la puissance publique débordent largement ce cadre et tendent à se configurer autrement. Mais, comme le craint Seddon, n’est-ce pas « trop peu, trop tard  » ? Cela soulève, dans tous les cas, une question : quel type d’État est appelé à la rescousse et pour quoi faire ?

Les enjeux de biopolitique, de traçage et, plus généralement, de contrôle social sont au premier plan. La séduction d’un modèle fort, « à la chinoise », en raison de sa supposée efficacité, repose largement sur des idées fausses. Outre que les chiffres – et donc les résultats – avancés par Pékin sont sujets à caution, sous l’image de la maîtrise se dessine un tableau plus chaotique : manque de coordination entre autorités locales et pouvoir central, corruption et dissimulation. Surtout, quelle qu’ait été l’efficacité de la réponse de l’État chinois à la pandémie, une évidence s’impose : le modèle de développement chinois constitue un terrain propice au développement de nouvelles zoonoses [16].

Quoi qu’il en soit, la prise en charge de la gestion du covid-19 par les États est ambivalente en ce qu’elle recouvre des champs et des modes d’interventions différents. Pour donner accès aux services sociaux de base et assurer le soin des personnes, c’est beaucoup moins la main sociale de l’État qui est sollicitée que celle du monopole de la force publique. Les mesures de confinement et/ou de couvre-feu se sont imposées ainsi un peu partout, parfois sans anticipation comme en Inde, au Cambodge ou en Turquie, et souvent avec brutalité : notamment en Inde, aux Philippines, au Kenya.

Or, ces mesures sont déjà en elles-mêmes conflictuelles. D’une part, parce qu’elles sont mises en œuvre par des gouvernements ayant souvent des tendances autoritaires, régulièrement en mal de légitimité, et substituant la force publique à la recherche de consensus social. D’autre part, en raison des conditions de vie et de travail précaires de la majorité de la population. Elles expliquent ainsi les émeutes qui ont éclaté dans divers coins de l’Afrique [17].

Enfin, le confinement se présente sans véritable contrepartie sociale – revenu de base, appui alimentaire, etc. –, ni participation de la société, mettant un peu plus en évidence les carences des politiques publiques. Les appels à la discipline et à l’hygiène – se laver les mains par exemple –, là où justement l’accès à l’eau manque, et où les institutions publiques ont été affaiblies, et les budgets de la santé diminués, apparaissent au plus grand nombre comme une provocation [18]. Comme l’écrivent Patrick Gathara et Hans-Jürgen Burchardt (voir ci-dessous), ce n’est pas seulement le covid-19 qui tue, mais bien certaines politiques.

L’autoritarisme serait-il le prix à payer d’une politique sanitaire efficace ? Les auteur-e-s rassemblé-e-s ici se montrent autrement plus défiant-e-s. Nombre de gouvernements profitent en réalité du covid-19 pour consolider leur pouvoir et réduire l’espace public. Comme l’avance Jeggan Grey-Johnson pour la situation en Afrique, nous sommes face à un « despotisme déguisé » (voir ci-dessous) [19]. Le recours à un langage viriliste et guerrier contre « l’ennemi invisible » charrie le souvenir des dictatures militaires en Amérique latine, en Afrique et en Asie. Les mesures autoritaires font aussi écran à l’impréparation, à l’inaction et à l’incompétence de ces États. Et affaiblissent un peu plus des démocraties déjà fragiles, en attisant la crainte d’un retour des fantômes du passé.

Refusant d’envisager séparément intervention médicale et autoritarisme étatique, Patrick Gathara rappelle d’ailleurs qu’ils étaient intimement liés dans la médecine coloniale. Les scènes de violences policières qui se sont manifestées dans plusieurs pays africains, dont le Kenya, sous prétexte de faire respecter le couvre-feu, sont selon lui non seulement un héritage colonial, mais aussi le résultat d’une « double logique d’exploitation autoritaire et d’exclusion de classe » (voir ci-dessous). Layla Saleh et Larbi Sadiki, quant à eux, appellent à une reconfiguration de la puissance publique, envisagée par les gouvernements arabes uniquement sous l’angle du monopole de la force légitime, et non en termes de politiques sociales, de recherche et développement, d’accès aux médicaments, etc. (voir ci-dessous).

De la religion du marché au marché des religions

Les décisions basées sur l’expertise scientifique et la recherche médicale constituent l’un des critères utilisés par Zachary Abuza (voir ci-dessous) pour évaluer la gestion de la crise du covid-19 par les États asiatiques. Or, nombre de gouvernements se sont tournés vers la religion et les traditions religieuses locales pour tout à la fois nier l’impact de la pandémie, s’en prémunir ou la soigner, et justifier le « business as usual  ».

Le président nicaraguayen, qui a disparu de la scène politique pendant plus d’un mois sans mettre en œuvre de mesures particulières, a vu dans le covid-19 « un signe de Dieu  », tandis que son homologue tanzanien, John Magufuli, y voyait lui une « maladie diabolique  ». Il refusait en conséquence de fermer églises et mosquées qu’il considérait comme les mieux armées pour combattre le « démon  » [20]. Au Mexique, Andrés Manuel López Obrador, a, pour sa part, brandi une amulette et des talismans religieux…

De l’autre côté de l’océan, en Indonésie, le chef d’État, Joko Widodo, en appelait, en février, à « des mesures comme la prière et les concoctions à base de plantes » (voir ci-dessous). Plus ambitieux, le président malgache Andry Rajoelina a tout simplement affirmé avoir trouvé un remède miracle, la « tisane Covid-Organics », basée sur la médecine traditionnelle locale. Découverte qui plus est corroborée par une prophétie [21]

Au Brésil, Jair Bolsonaro présente un cas particulier. Il semble s’être fait le relais (ou l’interprète) des demandes de ses alliés évangéliques, surtout par choix tactique, et tout en mobilisant des arguments économiques et nationalistes. L’antagonisme est plus celle du marché à l’arrêt ou au frein des affaires, que celle de la religion à la science. Le slogan de Bolsonaro n’est-il pas « Le Brésil ne peut s’arrêter  » [22] ? Son attitude témoigne bien de la reconfiguration autoritaire et néoconservatrice du néolibéralisme, qui s’est effectuée au Brésil et ailleurs, sous la forme d’une alliance entre élites économiques et groupes religieux - au premier rang desquelles, en Amérique latine, les églises évangéliques [23].

En ce sens, il serait erroné d’interpréter ces positions en fonction du clivage tradition/modernité. Ces divers cas (et d’autres) démontrent tout au contraire une instrumentalisation politique de la religion comme contrôle social, et comme vecteur de la dynamique du capitalisme contemporain. Et le marché est leur temple.

Coopération et auto-organisation

Nombre d’acteurs en appellent à une réponse coordonnée entre les États. Pour le directeur général de l’OIT, Guy Ryder, il s’agit rien de moins que du « plus grand test pour la coopération internationale de ces 75 dernières années  » [24]. Du côté de l’Afrique, la « lettre ouverte des intellectuels africains aux dirigeants africains » (voir ci-dessous) évoque le « nouveau souffle  » dont le panafricanisme a besoin. Mais cela suppose de tourner le dos à la rhétorique ultranationaliste d’une guerre de tous contre tous, dont nous sortirions tous perdants. Et les pays du Sud en premier. Nous en sommes encore loin.

Cela suppose également d’être inventif – Hans-Jürgen Burchardt souligne dans son texte le peu d’imagination des gouvernements en place – et de reconfigurer le pouvoir public, en fonction de l’égalité, de la vie quotidienne, de l’espace social et communautaire, de l’écologie et des soins, de notre mode de production, etc. Et Shalmali Guttal d’insister sur l’importance de distinguer clairement notre combat contre la globalisation marchande des stratégies de gouvernements de droite, alimentant la xénophobie tout en renforçant en sous-main leurs liens avec le capital transnational (voir ci-dessous).

Du côté du continent africain, les signataires de la « lettre ouverte » entendent relever le défi du covid-19, et cherchent à y voir une opportunité. En déchirant la fausse représentation d’une Afrique « émergente » portée et imposée par l’élite urbaine, en obligeant – en raison notamment de la difficulté à recourir aussi massivement au confinement – à rejeter le mimétisme des solutions occidentales, la pandémie n’invite-t-elle pas à renverser la fonction traditionnelle dévolue à l’Afrique : celle de « spectateur docile  » ?

La « lettre ouverte » est ainsi un appel à inventer une stratégie africaine, à partir des contextes spécifiques, des ressources et des potentialités locales. Et en tirant les leçons des expériences passées, dont celle de la réponse à l’épidémie d’Ebola. À condition de ne pas s’arrêter en chemin et de relever, comme nous y invite Andries Du Toit, « le véritable défi : la faiblesse des États africains et leur déconnexion avec les pauvres et les gens ordinaires après trente ans d’ajustement structurel et de capture des élites » (voir ci-dessous). Cette lettre agit alors comme un rappel et sonne comme une évidence : « le continent africain doit reprendre son destin en main ».

Ce nouveau monde de couvre-feu et de confinement, écrivent Layla Saleh et Larbi Sadiki, est un monde « anti-mouvement, anti-activisme, anti-assemblée ». Et les États arabes sont en train de reprendre le contrôle sur l’espace gagné par les mobilisations au cours du Printemps arabe (voir ci-dessous) [25]. Les causes profondes à l’origine des soulèvements de l’automne dernier demeurent, et le covid-19 remet au jour le nœud entre inégalités et globalisation [26]. Les raisons de la colère demeurent. Et l’explosion toujours possible, comme en témoignent tout récemment les affrontements au Liban (lire ci-dessous Jim Muir) [27].

*

Se moquer de Donald Trump est facile et confortable. Mais il est l’arbre qui cache une forêt d’incapacités. Nos gouvernants restent dans leur écrasante majorité enfermés dans un système qui a fait faillite, incapables de reconnaître que le « retour à la normale » participe du problème et non de la solution. Quelle que soit l’efficacité des États, la réussite de la gestion du covid-19 repose aussi, sinon d’abord, sur les multiples formes d’auto-organisation des soins et de la solidarité [28].

Andries Du Toit rappelle l’expérience sud-africaine de la lutte contre le VIH/sida. Son succès est le résultat combiné de la réponse biomédicale du gouvernement, de la découverte et du déploiement d’antirétroviraux, et, surtout, de la mise en place d’un mouvement social à grande assise (toutes proportions gardées, l’équation fut la même en Europe et aux États-Unis avec le mouvement Act-up). Peut-être faudrait-il d’ailleurs voir dans cette expérience, l’un des ressorts de la réactivité des 245 organisations sociales sud-africaines, ayant constitué, dès le 24 mars, une Coalition populaire C19, dotée d’un programme, basé sur la participation sociale et le respect des droits, y compris ceux de la santé (voir ci-dessous).

Les mouvements féministes, l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), la Coalition populaire C19, les organisations paysannes et la myriade d’acteurs qui ont pris les rues au cours des soulèvements de l’automne passé, portent en elles les deux conditions minimales de la réponse au covid-19 : la mobilisation sociale et le changement. Comme le synthétise l’EZLN (voir ci-dessous) : « il ne suffit pas de nous laver les mains et de porter un masque, nous devons construire d’autres mondes possibles ».

Le coronavirus vu du Sud

Sud global

Afrique

Moyen-Orient et Afrique du Nord

Asie

Amérique latine

Écologie & changement climatique

Vu d’« en bas, à gauche »

Télécharger Le coronavirus vu du Sud PDF - 705.8 ko

Notes

[1Ritimo et Caroline Weill en offrent une belle synthèse, en date du 14 avril 2020 : COVID-19 : bilan d’un monde à l’arrêt depuis un mois, https://www.ritimo.org/COVID-19-bilan-d-un-monde-a-l-arret-depuis-un-mois.

[2Au niveau global, il s’agit, selon l’Organisation internationale du travail (OIT), de « la pire crise mondiale depuis la Seconde Guerre mondiale ». OIT, BIT : COVID-19 provoque des pertes dévastatrices en termes de temps de travail et d’emploi, 7 avril 2020, https://www.ilo.org/global/about-the-ilo/newsroom/news/WCMS_740893/lang--en/index.htm.

[3Renaud Duterme, Covid-19, l’occasion de tout redessiner, 23 mars 2020, http://www.cadtm.org/Covid-19-l-occasion-de-tout-redessiner. Plus spécifiquement sur la dette de la Belgique, lire ACiDe, Covid-19 et dette publique : Comment éviter que le scénario de 2008 ne se reproduise ?, 24 avril 2020, http://www.cadtm.org/COVID-19-et-dette-publique-Comment-eviter-que-le-scenario-de-2008-ne-se.

[4David Mwambari : The pandemic can be a catalyst for decolonisation in Africa, 15 avril 2020, https://www.aljazeera.com/indepth/opinion/pandemic-catalyst-decolonisation-africa-200415150535786.html.

[5« La crise COVID-19 montre qu’il est urgent de repenser la gouvernance mondiale de la santé publique pour la R&D en matière de santé ». Germán Velásquez, Rethinking R&D for Pharmaceutical Products After the Novel Coronavirus COVID-19 Shock », South Centre, Policy brief, n°75, avril 2020, https://www.southcentre.int/wp-content/uploads/2020/04/PB75_Rethinking-RD-for-Pharmaceutical-Products-After-the-Novel-Coronavirus-COVID-19-Shock_EN.pdf.

[6OMS, Malaria. Key facts, https://www.who.int/news-room/fact-sheets/detail/malaria. Lire également Fredros Okumu, « Malaria still kills 1,100 a day. It can’t afford to lose resources to coronavirus », 23 avril 2020, The Conversation, https://theconversation.com/malaria-still-kills-1-100-a-day-it-cant-afford-to-lose-resources-to-coronavirus-136976.

[7Jérôme Baschet, « Qu’est-ce qu’il nous arrive ? », Lundi matin, 13 avril 2020, https://lundi.am/Qu-est-ce-qu-il-nous-arrive-par-Jerome-Baschet. Je m’appuie en partie sur cet article pour les paragraphes qui suivent.

[8Rob Wallace, « Big Farms Make Big Flu : Dispatches on Infectious Disease, Agribusiness, and the Nature of Science », Monthly Review, https://monthlyreview.org/product/big_farms_make_big_flu/.

[9Jérôme Baschet, Ibidem.

[10Collectif Chuang, Social contagion. Microbiological class war in China, http://chuangcn.org/2020/02/social-contagion/.

[11Sur l’analyse genrée de l’impact du covid-19, lire Carine Thibaut, « Les femmes sur la ligne de front de la pandémie », 21 avril 2020, https://www.cncd.be/impacts-genres-coronavirus-femmes-ligne-front-pandemie.

[12Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), « 81% la main-d’œuvre mondiale (2,7 milliards de travailleurs) vit dans des pays où le confinement, obligatoire ou recommandé, a été instauré ». OIT, Les réponses au COVID-19 doivent être fondées sur la solidarité humaine, rappelle l’OIT à la Banque mondiale et au FMI, 17 avril 2020, https://www.ilo.org/global/about-the-ilo/newsroom/news/WCMS_741919/lang--fr/index.htm.

[13« L’expression ‘économie informelle’ a été utilisée à la session de 2002 de la Conférence internationale du travail de préférence à l’expression ‘secteur informel’ parce qu’elle inclut tous les travailleurs et entreprises exerçant des activités économiques non couvertes, ou insuffisamment couvertes – en droit ou en pratique – par des dispositions formelles. Soit ils échappent au cadre de la loi, soit, pour une raison quelconque, la loi n’est pas appliquée pour les protéger ». BIT (2008), Liberté d’association : enseignements tirés de la pratique, http://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/---dgreports/---dcomm/documents/publication/wcms_096123.pdf.

[14OIT, « L’économie informelle emploie plus de 60 pour cent de la population active dans le monde, selon l’OIT », 30 avril 2018, https://www.ilo.org/global/about-the-ilo/newsroom/news/WCMS_627201/lang--fr/index.htm ; OIT, « OIT : Cerca de 140 millones de trabajadores en la informalidad en América Latina y el Caribe », 25 septembre 2018, https://www.ilo.org/americas/sala-de-prensa/WCMS_645596/lang--es/index.htm.

[15Mais le phénomène se vérifie ailleurs. Ainsi, en Irak, « contestataires organisent des initiatives de prévention sanitaire et mettent en œuvre des collectes de fonds et de denrées de première nécessité pour les plus vulnérables ». Soulayma Mardam Bey, « Le Covid-19 à l’assaut des soulèvements populaires dans le monde arabe », L’Orient-Le jour, 29 avril 2020, https://www.lorientlejour.com/article/1216123/le-covid-19-a-lassaut-des-soulevements-populaires-dans-le-monde-arabe.html.

[16Collectif Chuang, Ibidem.

[17Le Monde/AFP, « Émeutes au Nigeria, manifestations au Burkina Faso : l’Afrique veut d’urgence reprendre le travail », Le Monde, 28 avril 2020, https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/04/28/emeutes-au-nigeria-manifestations-au-burkina-faso-l-afrique-veut-d-urgence-reprendre-le-travail_6038013_3212.html.

[18En 2016, « 19 pays africains dépensaient moins pour la santé en pourcentage de leurs dépenses publiques qu’au début des années 2000 ». Japhet Biegon, « Il y a 19 ans aujourd’hui, les pays africains ont promis de consacrer 15% à la santé », African Arguments, 27 avril 2020, https://africanarguments.org/2020/04/27/19-years-africa-15-health-abuja-declaration/.

[19Sur la manière dont le contrôle et l’autoritarisme s’exercent sur les journalistes africains, lire Frédéric Martelin, Le virus de la censure et du musellement des médias se propage en Afrique, 21 avril 2020, https://blog.mondediplo.net/le-virus-de-la-censure-et-du-musellement-des.

[20Khalifa Said, « The devil coronavirus », Africa is a country, 10 avril 2020, https://africasacountry.com/2020/04/the-devil-coronavirus.

[21Emre Sari, « Coronavirus : the miracle remedy touted by Madagascar’s Rajoelina », The Africa report, 22 avril 2020, https://www.theafricareport.com/26599/coronavirus-the-miracle-remedy-touted-by-madagasars-rajoelina/.

[22Camila Valle, Aldo Cordeiro Sauda, « COVID-19 in the Age of Bolsonaro », New politics, 16 avril 2020, https://newpol.org/covid-19-in-the-age-of-bolsonaro/.

[23Laurent Delcourt, « Dérives réactionnaires et contre-mouvements dans le Sud », Alternatives Sud, Droites militantes et mobilisations réactionnaires, 03/2018, https://www.cetri.be/Derives-reactionnaires-et-contre. Lire également : Le Brésil de Bolsonaro. Le grand bond en arrière, Alternatives Sud, 03/2020 (à paraître).

[24OIT, « ILO : COVID-19 causes devastating losses in working hours and employment », 7 avril 2020, https://www.ilo.org/global/about-the-ilo/newsroom/news/WCMS_740893/lang--en/index.htm.

[25Soulayma Mardam Bey, Ibidem.

[26Frédéric Thomas, Un nouveau printemps des peuples ?, 24 octobre 2019, https://www.cetri.be/Un-nouveau-printemps-des-peuples.

[27MEE, « Protester dies after clashes with army in Lebanon’s Tripoli », 28 avril, https://www.middleeasteye.net/news/clashes-hundreds-protest-lebanons-tripoli-over-ailing-economy ; « Regain de tension à Tripoli après la mort d’un manifestant blessé par balle », L’Orient-Le jour, 28 avril 2020, https://www.lorientlejour.com/article/1216010/nuit-de-violence-a-tripoli-un-manifestant-touche-par-balle-decede-des-suites-de-ses-blessures.html.

[28Une organisation « par le bas » à laquelle appelle WoMin, COVID - 19, crise sur crise en Afrique : une perspective écoféministe - WoMin African Alliance, 14 avril 2020, https://sn.boell.org/fr/2020/04/14/covid-19-crise-sur-crise-en-afrique-une-perspective-ecofeministe.


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.