En quelques semaines, le monde a changé. Nos habitudes, nos rapports aux autres, à l’espace et au temps, ont été bouleversés. Des centaines et des centaines d’articles circulent, plus ou moins pertinents – avec, inévitablement, leur lot de théories complotistes –, empruntant à tous les registres – de l’étude scientifique aux thèses prophétiques, en passant par le témoignage –, pour essayer de capter l’esprit de ce bouleversement, pour en décrire les effets et les enjeux, en analyser les causes et les à-côtés, en esquisser les « après » possibles ; cauchemardesques ou souhaitables [1].
On l’a dit et répété avec raison : la pandémie du covid-19 agit comme un miroir de la globalisation. Elle donne à voir ses flux et ses arêtes, ses angles morts et ses nœuds. Le rétrécissement de nos mouvements et l’ampleur du choc ont, dans un premier temps, dressé une vision homogène ; vision qui, très vite, s’est déchirée pour laisser apparaître les inégalités – territoriales et ethniques, de genre et de classe –, dont le virus est à la fois un révélateur et un catalyseur. Or, ces inégalités se déclinent et se reconfigurent également selon un axe Nord-Sud.
L’impact multiforme de la pandémie sur les pays du Sud est encore difficilement saisissable, car on n’en voit pas encore la fin, et parce que le Sud n’est pas uniforme (il y a beaucoup de Sud dans le Sud) [2]. Mais, selon la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (Cnuced), la pression financière sur ces économies déjà fragiles va augmenter. D’où les appels à geler ou à supprimer les dettes de ces États : la revendication du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (Cadtm) a ainsi connu un regain d’intérêt [3].
La crise financière de 2008 sert de contrepoint : d’une part, parce qu’il ne s’agit pas de reproduire les mêmes erreurs – entre autres, sauver les banques sans contrepartie, en comptant sur leur « bonne volonté » – et parce que, d’autre part, les conditions ayant alors permis la reprise ne sont plus réunies (voir le rapport de la Cnuced ci-dessous).
L’enjeu ici est de faire entendre les voix du Sud et d’appréhender ce qui nous arrive à toutes et tous, à partir de territoires et d’expériences différentes, selon des inflexions et des positions distinctes. Cela nous semble d’autant plus important que l’émergence du covid-19 a réveillé, un peu partout dans le monde, les vieux réflexes racistes envers un virus « étranger », les relents néocolonialistes et l’image de l’Afrique comme un continent maudit voué aux catastrophes [4].
Force est d’ailleurs de constater que le covid-19 – du moins depuis qu’il a frappé l’Europe et les États-Unis – suscite un intérêt médiatique, scientifique et financier – pour trouver un vaccin [5] – que ne rencontrent pas d’autres épidémies plus « banales », dont la malaria qui a tué, en 2018, 405.000 personnes. Mais il est vrai que près de 381.000 d’entre elles vivaient en Afrique [6]...
Nous proposons donc un rapide tour d’horizon du et depuis le Sud, à partir d’articles écrits en français, espagnol et anglais publiés au cours du mois d’avril 2020, et tous accessibles en ligne. Ils constituent un premier état des lieux de la situation, offrent un inventaire (partiel) des réflexions et expériences qui bouillonnent au Sud.
Un phénomène naturel socialisé
Depuis le début de ce millénaire, les zoonoses dont fait partie le covid-19, soit des maladies contagieuses qui se transmettent de l’animal à l’être humain, se sont non seulement multipliées à un rythme accéléré (SRAS, grippe porcine, chikungunya, Ebola, etc.), mais leur propagation est plus rapide et plus étendue. Alors que la peste noire du 14ème siècle a mis quatre-vingts ans pour se répandre de la Chine en Europe, il n’aura fallu que quelques semaines au covid-19 pour devenir planétaire, suivant les flux de marchandises tout le long de la chaîne de production, depuis l’un des centres du capitalisme mondial qu’est devenue la Chine [7].
L’accélération, l’expansion et l’aggravation des épidémies dont le covid-19 est le dernier avatar en date, jette une lumière crue sur l’interdépendance entre les êtres humains et la nature, ainsi que sur les profondes perturbations que nous provoquons au sein de cette relation. Car si la pandémie est un phénomène naturel, son émergence et sa diffusion sont bien le résultat d’une activité humaine. Les regards se sont d’emblée focalisés avec complaisance sur la cible « exotique » d’un marché local d’animaux sauvages dans la ville chinoise de Wuhan. C’est oublier le tableau d’ensemble.
Wuhan est une mégalopole de plus de 11 millions d’habitants – l’équivalent de la Belgique – capitale de la province de Hubei, l’un des centres industriels de production de voitures (General Motors, Nissan, Renault, Honda et Peugeot y ont implanté d’importantes usines) dont la Chine est le principal marché mondial. L’image d’une maladie apparue aux confins du monde, dans un lointain extrême, bercé d’« orientalisme », est donc particulièrement fallacieuse. C’est dans l’un des nœuds mondiaux de l’accumulation marchande qu’est né le covid-19.
De manière plus générale, les thèses du biologiste Rob Wallace, dans son livre de 2016, Big Farms Make Big Flu : Dispatches on Infectious Disease, Agribusiness, and the Nature of Science, ont acquis une grande notoriété à la faveur de cette crise [8]. L’auteur y affirmait que l’expansion du capitalisme interfère directement et indirectement – par l’élevage industriel, l’agrobusiness, l’urbanisation, la déforestation, la disparition ou la réduction des habitats des animaux sauvages (dont les chauves-souris et les pangolins, qui sont des réservoirs à virus), le recul de la frontière « naturelle », etc. – sur l’écosystème, facilitant de la sorte le passage d’espèces à espèces des infections virales.
La transformation de vastes étendues de terre en usines de production rationalisées offre ainsi des conditions idéales pour la prolifération d’agents pathogènes. Si l’origine exacte du covid-19 est encore méconnue, « ce sont donc bien, écrit Jérôme Baschet, des transformations induites par l’expansion démesurée de l’économie mondiale, avec ses logiques de marchandisation et son absence manifeste d’attention aux équilibres du vivant, qui favorisent la multiplication actuelle des zoonoses » [9]. La première condition pour éviter de naturaliser le phénomène – ce qui a pour effet d’évacuer toute compréhension historique et politique – est de le situer le covid-19 dans son rapport à la dynamique du capitalisme.
La pandémie actuelle nous rappelle opportunément ce que nous avions oublié, à savoir que le « monde naturel » ne peut pas être compris sans référence à la manière dont la société organise la production, parce que les deux sont inséparables [10]. En ce sens, le covid-19 s’apparente bien à une crise écologique, au même titre que le changement climatique. Certes, ils se manifestent différemment, selon des temporalités distinctes, mais ils en appellent à des transformations structurelles de la matrice productiviste, et dont la base commune est le refus du retour au « business as usual ».
Vijay Kolinjivadi cherche ainsi à montrer les liens entre la réponse à la pandémie et la lutte contre le changement climatique, toutes les deux inscrites dans une transition écologique (voir ci-dessous). Les mesures de contrôle et d’arrêt de la production et, plus encore, les mécanismes autonomes de solidarité démontrent que l’économie n’est pas une sphère séparée et au-dessus des univers naturels et sociaux. Il est possible de la réguler et même de la maîtriser. Et la société est capable d’agir collectivement face à un tel défi. Autant de sources d’espoir pour répondre et au covid-19 et au changement climatique.
Confinement, care et travail
En Europe, le confinement a constitué la première et la principale réponse. Il s’agit cependant moins d’une stratégie que le signe de l’impréparation et du manque de moyens – dont, en premier lieu, ceux du secteur de la santé, partout (à des degrés divers) mis à mal par plusieurs décennies de politiques néolibérales et d’austérité budgétaire – et donc, de moyens de fournir des masques et des tests en suffisance. Le confinement a par ailleurs l’avantage de faire peser la responsabilité sur les citoyen-ne-s, plutôt que sur les gouvernants, et de normaliser une infantilisation et un contrôle majeur de la population.
Mais, demander à chacun-e de rester chez soi soulève nombre d’autres problèmes : pour celles et ceux dont le « chez soi » est dangereux – « véritable champ de guerre pour de nombreuses femmes » (voir l’article ci-dessous de Verónica Gago et Luci Cavallero) –, précaire (au vu de l’espace, du nombre de personnes, de l’accès aux services, etc.) ou n’existe tout simplement pas (sans-papiers, sans-abri, prisonniers, réfugiés). Qui plus est, certain-e-s – personnel médical, caissiers, livreurs, etc., dont une majorité de femmes – doivent continuer à travailler avec peu ou pas de protection – donc s’exposer – pour permettre le confinement de la majorité (et la protéger) [11]. Ce qui devrait encourager à reconsidérer l’importance des tâches et des fonctions, et, plus généralement, du travail dans nos sociétés [12].
Toutes ces questions se posent également au Sud. Avec encore plus d’acuité. Et avec cette différence radicale que le confinement y est impraticable pour la majorité de la population, en raison des conditions de vie et de travail (sans compter les obstacles culturels à la distanciation sociale). Au niveau mondial, plus de 61% de la population économique active (PEA) travaille dans l’économie informelle [13]. Ils et elles forment la majorité (53%) en Amérique latine, sont plus de 68% en Asie et Pacifique, et dans les pays arabes, et près de 88% en Afrique [14].
Les mesures de confinement ont donné à voir la réalité de millions de travailleuses et travailleurs, jusque-là dans l’ombre. Sous l’économie formelle apparaît l’économie réelle, faite de travailleurs migrants, domestiques, paysans, sans contrat ni protection sociale. Faite également de la double journée de travail quotidien et « gratuit » des femmes chez elles. Et dévoilent, derrière les montages théoriques de l’économie néolibérale, toutes les formes d’exploitation du travail, jusque-là niées.
L’expérience des mouvements féministes dans les formes de care – les soins prodigués dans les familles et les quartiers – est particulièrement précieuse. Non seulement parce qu’elle répond au manque d’accès aux services sociaux publics, mais aussi par la politisation des soins qu’elle entraîne. Il est probable d’ailleurs qu’en Amérique latine, où le mouvement féministe est particulièrement actif, face à l’urgence, l’auto-organisation dans la foulée des mobilisations de 2019 se soit « naturellement » reconvertie au travers du déploiement du care [15]. Plus globalement, dans la situation actuelle, les questionnements de l’économie féministe sur la conception du travail, sur qui produit de la valeur, etc. ressortent avec d’autant plus de force (voir ci-dessous les articles de Karina Battyany et de Verónica Gago et Luci Cavallero).
Le retour ambivalent des États
David Seddon (voir ci-dessous) ironise à juste titre sur la « révélation » keynésienne d’une majorité de gouvernements jusque-là fervents défenseurs du néolibéralisme. La théorie néolibérale a toujours mis en avant une intervention de l’État pour assurer les conditions favorables au déploiement du libre-échange. Mais les appels actuels au retour de la puissance publique débordent largement ce cadre et tendent à se configurer autrement. Mais, comme le craint Seddon, n’est-ce pas « trop peu, trop tard » ? Cela soulève, dans tous les cas, une question : quel type d’État est appelé à la rescousse et pour quoi faire ?
Les enjeux de biopolitique, de traçage et, plus généralement, de contrôle social sont au premier plan. La séduction d’un modèle fort, « à la chinoise », en raison de sa supposée efficacité, repose largement sur des idées fausses. Outre que les chiffres – et donc les résultats – avancés par Pékin sont sujets à caution, sous l’image de la maîtrise se dessine un tableau plus chaotique : manque de coordination entre autorités locales et pouvoir central, corruption et dissimulation. Surtout, quelle qu’ait été l’efficacité de la réponse de l’État chinois à la pandémie, une évidence s’impose : le modèle de développement chinois constitue un terrain propice au développement de nouvelles zoonoses [16].
Quoi qu’il en soit, la prise en charge de la gestion du covid-19 par les États est ambivalente en ce qu’elle recouvre des champs et des modes d’interventions différents. Pour donner accès aux services sociaux de base et assurer le soin des personnes, c’est beaucoup moins la main sociale de l’État qui est sollicitée que celle du monopole de la force publique. Les mesures de confinement et/ou de couvre-feu se sont imposées ainsi un peu partout, parfois sans anticipation comme en Inde, au Cambodge ou en Turquie, et souvent avec brutalité : notamment en Inde, aux Philippines, au Kenya.
Or, ces mesures sont déjà en elles-mêmes conflictuelles. D’une part, parce qu’elles sont mises en œuvre par des gouvernements ayant souvent des tendances autoritaires, régulièrement en mal de légitimité, et substituant la force publique à la recherche de consensus social. D’autre part, en raison des conditions de vie et de travail précaires de la majorité de la population. Elles expliquent ainsi les émeutes qui ont éclaté dans divers coins de l’Afrique [17].
Enfin, le confinement se présente sans véritable contrepartie sociale – revenu de base, appui alimentaire, etc. –, ni participation de la société, mettant un peu plus en évidence les carences des politiques publiques. Les appels à la discipline et à l’hygiène – se laver les mains par exemple –, là où justement l’accès à l’eau manque, et où les institutions publiques ont été affaiblies, et les budgets de la santé diminués, apparaissent au plus grand nombre comme une provocation [18]. Comme l’écrivent Patrick Gathara et Hans-Jürgen Burchardt (voir ci-dessous), ce n’est pas seulement le covid-19 qui tue, mais bien certaines politiques.
L’autoritarisme serait-il le prix à payer d’une politique sanitaire efficace ? Les auteur-e-s rassemblé-e-s ici se montrent autrement plus défiant-e-s. Nombre de gouvernements profitent en réalité du covid-19 pour consolider leur pouvoir et réduire l’espace public. Comme l’avance Jeggan Grey-Johnson pour la situation en Afrique, nous sommes face à un « despotisme déguisé » (voir ci-dessous) [19]. Le recours à un langage viriliste et guerrier contre « l’ennemi invisible » charrie le souvenir des dictatures militaires en Amérique latine, en Afrique et en Asie. Les mesures autoritaires font aussi écran à l’impréparation, à l’inaction et à l’incompétence de ces États. Et affaiblissent un peu plus des démocraties déjà fragiles, en attisant la crainte d’un retour des fantômes du passé.
Refusant d’envisager séparément intervention médicale et autoritarisme étatique, Patrick Gathara rappelle d’ailleurs qu’ils étaient intimement liés dans la médecine coloniale. Les scènes de violences policières qui se sont manifestées dans plusieurs pays africains, dont le Kenya, sous prétexte de faire respecter le couvre-feu, sont selon lui non seulement un héritage colonial, mais aussi le résultat d’une « double logique d’exploitation autoritaire et d’exclusion de classe » (voir ci-dessous). Layla Saleh et Larbi Sadiki, quant à eux, appellent à une reconfiguration de la puissance publique, envisagée par les gouvernements arabes uniquement sous l’angle du monopole de la force légitime, et non en termes de politiques sociales, de recherche et développement, d’accès aux médicaments, etc. (voir ci-dessous).
De la religion du marché au marché des religions
Les décisions basées sur l’expertise scientifique et la recherche médicale constituent l’un des critères utilisés par Zachary Abuza (voir ci-dessous) pour évaluer la gestion de la crise du covid-19 par les États asiatiques. Or, nombre de gouvernements se sont tournés vers la religion et les traditions religieuses locales pour tout à la fois nier l’impact de la pandémie, s’en prémunir ou la soigner, et justifier le « business as usual ».
Le président nicaraguayen, qui a disparu de la scène politique pendant plus d’un mois sans mettre en œuvre de mesures particulières, a vu dans le covid-19 « un signe de Dieu », tandis que son homologue tanzanien, John Magufuli, y voyait lui une « maladie diabolique ». Il refusait en conséquence de fermer églises et mosquées qu’il considérait comme les mieux armées pour combattre le « démon » [20]. Au Mexique, Andrés Manuel López Obrador, a, pour sa part, brandi une amulette et des talismans religieux…
De l’autre côté de l’océan, en Indonésie, le chef d’État, Joko Widodo, en appelait, en février, à « des mesures comme la prière et les concoctions à base de plantes » (voir ci-dessous). Plus ambitieux, le président malgache Andry Rajoelina a tout simplement affirmé avoir trouvé un remède miracle, la « tisane Covid-Organics », basée sur la médecine traditionnelle locale. Découverte qui plus est corroborée par une prophétie [21] …
Au Brésil, Jair Bolsonaro présente un cas particulier. Il semble s’être fait le relais (ou l’interprète) des demandes de ses alliés évangéliques, surtout par choix tactique, et tout en mobilisant des arguments économiques et nationalistes. L’antagonisme est plus celle du marché à l’arrêt ou au frein des affaires, que celle de la religion à la science. Le slogan de Bolsonaro n’est-il pas « Le Brésil ne peut s’arrêter » [22] ? Son attitude témoigne bien de la reconfiguration autoritaire et néoconservatrice du néolibéralisme, qui s’est effectuée au Brésil et ailleurs, sous la forme d’une alliance entre élites économiques et groupes religieux - au premier rang desquelles, en Amérique latine, les églises évangéliques [23].
En ce sens, il serait erroné d’interpréter ces positions en fonction du clivage tradition/modernité. Ces divers cas (et d’autres) démontrent tout au contraire une instrumentalisation politique de la religion comme contrôle social, et comme vecteur de la dynamique du capitalisme contemporain. Et le marché est leur temple.
Coopération et auto-organisation
Nombre d’acteurs en appellent à une réponse coordonnée entre les États. Pour le directeur général de l’OIT, Guy Ryder, il s’agit rien de moins que du « plus grand test pour la coopération internationale de ces 75 dernières années » [24]. Du côté de l’Afrique, la « lettre ouverte des intellectuels africains aux dirigeants africains » (voir ci-dessous) évoque le « nouveau souffle » dont le panafricanisme a besoin. Mais cela suppose de tourner le dos à la rhétorique ultranationaliste d’une guerre de tous contre tous, dont nous sortirions tous perdants. Et les pays du Sud en premier. Nous en sommes encore loin.
Cela suppose également d’être inventif – Hans-Jürgen Burchardt souligne dans son texte le peu d’imagination des gouvernements en place – et de reconfigurer le pouvoir public, en fonction de l’égalité, de la vie quotidienne, de l’espace social et communautaire, de l’écologie et des soins, de notre mode de production, etc. Et Shalmali Guttal d’insister sur l’importance de distinguer clairement notre combat contre la globalisation marchande des stratégies de gouvernements de droite, alimentant la xénophobie tout en renforçant en sous-main leurs liens avec le capital transnational (voir ci-dessous).
Du côté du continent africain, les signataires de la « lettre ouverte » entendent relever le défi du covid-19, et cherchent à y voir une opportunité. En déchirant la fausse représentation d’une Afrique « émergente » portée et imposée par l’élite urbaine, en obligeant – en raison notamment de la difficulté à recourir aussi massivement au confinement – à rejeter le mimétisme des solutions occidentales, la pandémie n’invite-t-elle pas à renverser la fonction traditionnelle dévolue à l’Afrique : celle de « spectateur docile » ?
La « lettre ouverte » est ainsi un appel à inventer une stratégie africaine, à partir des contextes spécifiques, des ressources et des potentialités locales. Et en tirant les leçons des expériences passées, dont celle de la réponse à l’épidémie d’Ebola. À condition de ne pas s’arrêter en chemin et de relever, comme nous y invite Andries Du Toit, « le véritable défi : la faiblesse des États africains et leur déconnexion avec les pauvres et les gens ordinaires après trente ans d’ajustement structurel et de capture des élites » (voir ci-dessous). Cette lettre agit alors comme un rappel et sonne comme une évidence : « le continent africain doit reprendre son destin en main ».
Ce nouveau monde de couvre-feu et de confinement, écrivent Layla Saleh et Larbi Sadiki, est un monde « anti-mouvement, anti-activisme, anti-assemblée ». Et les États arabes sont en train de reprendre le contrôle sur l’espace gagné par les mobilisations au cours du Printemps arabe (voir ci-dessous) [25]. Les causes profondes à l’origine des soulèvements de l’automne dernier demeurent, et le covid-19 remet au jour le nœud entre inégalités et globalisation [26]. Les raisons de la colère demeurent. Et l’explosion toujours possible, comme en témoignent tout récemment les affrontements au Liban (lire ci-dessous Jim Muir) [27].
*
Se moquer de Donald Trump est facile et confortable. Mais il est l’arbre qui cache une forêt d’incapacités. Nos gouvernants restent dans leur écrasante majorité enfermés dans un système qui a fait faillite, incapables de reconnaître que le « retour à la normale » participe du problème et non de la solution. Quelle que soit l’efficacité des États, la réussite de la gestion du covid-19 repose aussi, sinon d’abord, sur les multiples formes d’auto-organisation des soins et de la solidarité [28].
Andries Du Toit rappelle l’expérience sud-africaine de la lutte contre le VIH/sida. Son succès est le résultat combiné de la réponse biomédicale du gouvernement, de la découverte et du déploiement d’antirétroviraux, et, surtout, de la mise en place d’un mouvement social à grande assise (toutes proportions gardées, l’équation fut la même en Europe et aux États-Unis avec le mouvement Act-up). Peut-être faudrait-il d’ailleurs voir dans cette expérience, l’un des ressorts de la réactivité des 245 organisations sociales sud-africaines, ayant constitué, dès le 24 mars, une Coalition populaire C19, dotée d’un programme, basé sur la participation sociale et le respect des droits, y compris ceux de la santé (voir ci-dessous).
Les mouvements féministes, l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), la Coalition populaire C19, les organisations paysannes et la myriade d’acteurs qui ont pris les rues au cours des soulèvements de l’automne passé, portent en elles les deux conditions minimales de la réponse au covid-19 : la mobilisation sociale et le changement. Comme le synthétise l’EZLN (voir ci-dessous) : « il ne suffit pas de nous laver les mains et de porter un masque, nous devons construire d’autres mondes possibles ».
Le coronavirus vu du Sud
Sud global
- The Covid-19 Shock to Developing Countries : Towards a “whatever it takes” programme for the two-thirds of the world’s population being left behind
Cnuced, The Covid-19 Shock to Developing Countries : Towards a “whatever it takes” programme for the two-thirds of the world’s population being left behind, Unctad, mars 2020
Afrique
- COVID-19 : Lettre ouverte des intellectuels africains aux dirigeants africains
COVID-19 : « Une lettre ouverte des intellectuels africains aux dirigeants africains », African Arguments, 16 avril 2020
- The need for a people-driven response to the coronavirus pandemic
Patrick Gathara, « The need for a people-driven response to the coronavirus pandemic », Africa is a country, 11 avril 2020
- Coronavirus : despotism disguised by the pandemic
Jeggan Grey-Johnson, « Coronavirus : despotism disguised by the pandemic », The Africa Report, 29 avril 2020
- Réponses COVID-19 en Afrique : Ok, une taille unique ne convient pas à tous. Maintenant quoi ?
Andries Du Toit, « Réponses COVID-19 en Afrique : Ok, une taille unique ne convient pas à tous. Maintenant quoi ? », African Arguments, 28 avril 2020
Moyen-Orient et Afrique du Nord
- Liban. La classe politique sauvée (provisoirement ?) par le Covid-19
Jim Muir, « Liban. La classe politique sauvée (provisoirement ?) par le Covid-19 », Orient XXI, 22 avril 2020
- North Africa Confronts Covid-19
David Seddon, « North Africa Confronts Covid-19 », Review of African Political Economy, 24 avril
- The Arab world between a formidable virus and a repressive state
Layla Saleh et Larbi Sadiki, « The Arab world between a formidable virus and a repressive state », Open democracy, 6 avril 2020
Asie
- Explaining Successful (and Unsuccessful) COVID-19 Responses in Southeast Asia
Zachary Abuza, « Explaining Successful (and Unsuccessful) COVID-19 Responses in Southeast Asia », The Diplomat, 21 avril 2020
- How have Asian Governments responded to the COVID-19 Pandemic ?
Shalmali Guttal, « How have Asian Governments responded to the COVID-19 Pandemic ? », Focus on the global South, 19 avril 2020
- Without social safety nets, Indonesia risks political instability over COVID-19
Jeffrey Neilson, « Without social safety nets, Indonesia risks political instability over COVID-19 », New Mandala, 22 avril 2020
Amérique latine
- The Covid-19 pandemic reveals and exacerbates the crisis of care
Karina Battyany, « The Covid-19 pandemic reveals and exacerbates the crisis of care », Open democracy, 16 avril 2020
- Propuestas realistas para que la época del coronavirus sea la del cambio
Hans-Jürgen Burchardt, « Propuestas realistas para que la época del coronavirus sea la del cambio », Nueva sociedad, avril 2020
- América Latina : estados de excepción en tiempos de coronavirus
Cecilia Osorio, « América Latina : estados de excepción en tiempos de coronavirus », El Salto, 18 avril 2020
Écologie & changement climatique
- This pandemic is ecological breakdown : different tempo, same song
Vijay Kolinjivadi, « This pandemic is ecological breakdown : different tempo, same song », Links International Journal of Socialist Renewal’s vision, 13 avril 2020
Vu d’« en bas, à gauche »
- Lives over profits ! Bread not bullets !
C19 People’s Coalition, « Lives over profits ! Bread not bullets ! », C19 People’s Coalition, 17 avril 2020
- Carta del Ejército Zapatista para el mundo
EZLN, « Carta del Ejército Zapatista para el mundo », Resumen latinoamericano, 21 avril 2020
- Crack Up ! Féminisme, pandémie et après
Deuda, vivienda y trabajo : una agena feminista para la pospandemia
Verónica Gago et Luci Cavallero, « Crack Up ! Féminisme, pandémie et après », Revista Anfibia, 9 avril 2020