Par Aurélie Leroy, chargée d’étude au CETRI, coordinatrice de plusieurs ouvrages sur les mouvements de femmes et le genre, dont Violences de genre et résistances, De l’usage du genre et État des résistances dans le Sud, mouvements de femmes.
Depuis les années 2000, les discours sur le développement (OMD [1]) et sur le commerce (Cycle de Doha [2]) ont évolué dans un sens plus critique. L’heure n’est plus au triomphalisme. L’éradication de la pauvreté, les effets redistributifs du « ruissellement », la mondialisation heureuse ne se sont pas produits. L’accélération des processus d’intégration économique à l’échelle mondiale n’a pas été synonyme de croissance et de développement pour tous et toutes. Au contraire, au cours des quarante dernières années, les retombées inégalitaires des politiques de libéralisation commerciale se sont accrues ; révélant la déconnexion qui existe entre croissance économique et développement social.
Aujourd’hui, il apparaît avec évidence que les politiques économiques et commerciales ont des répercussions variables selon les groupes sociaux. Dans cette logique, en adoptant une perspective sensible au genre, l’économie n’est plus perçue comme une structure « neutre », mais bien comme une structure « sexuée » dans laquelle sont ancrées des formes de domination multiples, ce qui veut dire qu’« il existe des relations de pouvoir basées (notamment) sur le sexe qui sous-tendent les diverses institutions, transactions et relations formant la sphère de l’économie » (CNUCED, 2016). Une économie féministe veillera dès lors à contester le discours économique dominant en faisant la critique de plusieurs mécanismes discriminatoires de l’économie et en proposant des visions alternatives.
I. L’économie en tant que structure sexuée
Travail domestique et reproduction sociale
L’une des principales causes des inégalités hommes-femmes sur le marché du travail réside dans la division sexuée du travail. Celle-ci est présente dans toutes les sociétés, selon des modalités spécifiques, et se traduit globalement par une assignation prioritaire des hommes au travail productif (rémunéré) et des femmes au travail reproductif (non rémunéré). Ce rôle social endossé par une majorité de femmes offre le double « avantage » de garantir l’entretien du foyer et de garantir un bon fonctionnement de l’économie, en reproduisant « gratuitement » la force de travail pour la génération suivante.
Dans un contexte marqué par la division genrée du travail, les modalités d’accès à l’emploi rémunéré et la décision pour les femmes d’y prétendre relèvent d’un calcul coûts (qui s’occupe des enfants, de la maison ?) - bénéfices, qui fait que c’est « par nécessité plutôt que par choix que les femmes (et les hommes) prennent leur décision de travailler ou non, et combien d’heures travailler » (UN Women, 2017). Opter pour le marché du travail se traduit quasi systématiquement pour les femmes par une double charge, celle du travail rémunéré (marchand) et gratuit (familial), qui les poussent dès lors à des arrangements flexibles (travail à temps partiel, saisonnier ou informel) afin de pouvoir combiner « leurs responsabilités ». Ce cumul des contraintes réduit leur marge de manœuvre et limite dès lors les opportunités en termes de redistribution des rôles et des ressources.
Impact des normes de genre sur les rôles économiques des femmes
Les normes sociales de genre et les discriminations sexuelles agissent sur les femmes et les affectent aussi dans les multiples rôles qu’elles endossent dans l’économie, que ce soit comme travailleuses, productrices, commerçantes, consommatrices, usagères de services publics ou contribuables. Assumant plusieurs rôles de front, les femmes sont confrontées à différentes formes d’injustice et d’inégalité qui se renforcent mutuellement.
En tant que travailleuses et productrices, les femmes subissent à la fois une ségrégation horizontale qui les cantonne dans un nombre restreint de secteurs et une ségrégation verticale qui fait que globalement les femmes sont sur-représentées dans les fonctions inférieures à faible valeur tandis que les hommes le sont dans les fonctions supérieures. Ces normes ont notamment pour effets qu’une part importante du travail féminin, près de 40 % en Asie et en Afrique subsaharienne (OIT, 2012) se traduit par du travail familial non rémunéré, donc vulnérable ; que la production chez les femmes est souvent de faible niveau en raison d’un accès et d’un contrôle limité aux revenus et aux ressources productives (terre, crédit, formation professionnelle, etc.) ; ou encore que les entreprises ou les initiatives pilotées par des femmes sont généralement de petite taille, ne générant que peu de revenus et limitant les potentiels de croissance.
Comme commerçantes, les femmes du Sud s’inscrivent essentiellement dans le travail informel, notamment comme vendeuses de rue ou dans les marchés, se retrouvant de facto exclues de toute protection sociale ou en matière de santé.
Comme consommatrices, leur rôle économique est significatif, étant donné que ce sont elles, comme travailleuses domestiques, qui assurent traditionnellement le soin de la maison et du ménage et qui achètent les produits de subsistance pour ceux-ci (nourriture, médicaments, vêtements). Un choc économique ou un changement dans la politique commerciale d’un pays – soit des mesures affectant les importations et/ou les exportations – n’a pas les mêmes retombées chez les hommes et les femmes, en raison de comportements de consommation distincts. Une réforme de la politique économique d’un pays induisant une augmentation des prix des denrées alimentaires ou entraînant une contraction des dépenses publiques en faveur de services sociaux de base sera davantage ressentie par les femmes, en tant que principales consommatrices et usagères de ces services.
De façon identique, les femmes comme contribuables ne sont pas affectées de la même manière par les politiques fiscales en raison de leurs rôles économiques et sociaux. À gros traits, une hausse des impôts directs sur les revenus est susceptible d’impacter davantage les hommes, ceux-ci « gagnant » et « possédant » plus, tandis qu’une modification des impôts indirects sur la consommation (TVA) se répercutera plus sur les femmes, celles-ci étant en charge de l’achat des produits de première nécessité. [3]
On le voit, le commerce a une influence sur les inégalités entre les sexes. Les changements qui s’y opèrent se font dans un contexte de structures et d’institutions « construites au masculin » et modelées par des présupposés sexistes. Ces derniers seront déterminants en termes de ségrégation professionnelle, de disqualification des femmes au travail, ou encore de déséquilibre entre travail reproductif et productif.
II. Commerce et genre : entre émancipation et exploitation
La relation entre commerce et genre est classiquement analysée sous deux angles. Le premier consiste à étudier les effets d’une libéralisation commerciale accrue sur l’émancipation économique et le bien-être des femmes. De nombreuses études « genre et mondialisation » (Autre part, 2012) ont été réalisées pour mettre en exergue les effets de la suppression des entraves à la libre circulation des biens et des services sur les conditions d’existence et les différents rôles économiques des femmes, en particulier dans les pays en développement soumis à des Programmes d’ajustement structurel. Le deuxième angle d’approche consiste à analyser comment les inégalités entre les sexes participent d’une stratégie entrepreneuriale pour accroître les performances commerciales (Elson, 2010 ; Seguino, 2000).
Les limites de ces recherches sont que beaucoup d’entre elles se concentrent sur les femmes en emploi salarié [4], en particulier dans l’industrie manufacturière, dans un nombre restreint de pays. L’absence de données fait que le secteur informel et mêmes les entreprises formelles de petite taille, ou encore l’agriculture [5], sont souvent absents du champ d’étude, soit des lieux où les femmes sont présentes en nombre. Dans le cadre de cette étude, nous tenterons toutefois de donner quelques éclairages sur ces dimensions moins connues, à partir d’informations collectées notamment par des organisations de travailleuses informelles et à domicile.
A. Les effets de la libéralisation des échanges sur le travail et les revenus des femmes travailleuses
Des travaux d’économistes féministes hétérodoxes se sont écartés de la théorie dominante du commerce fondée sur l’avantage comparatif [6] selon laquelle « la libéralisation des échanges entre nations devrait profiter à tous les pays et à leurs citoyens » (Elson, 210). Ils soutiennent que les flux commerciaux internationaux sont plutôt basés sur l’avantage concurrentiel ou absolu, ce qui signifie qu’un « pays qui produit un bien à moindre coût dominera le marché international et supplantera ses concurrents. (…). C’est donc la concurrence internationale qui est le « principal moteur » dans ce scénario et qui « stimule la recherche d’une main-d’œuvre à moindre coût » (Idem). Les entreprises se disputent dès lors des parts de marché sur la base de coûts unitaires et n’hésitent pas à exploiter les inégalités (genre, classe, « race », âge, etc.) et les discriminations existantes pour réduire leurs coûts de production.
Féminisation de la main-d’œuvre ?
C’est pour cette raison que dans la production manufacturière axée sur les exportations de nombreux pays du Sud (surtout dans les pays à revenus intermédiaires et en particulier dans les activités à forte intensité de travail), les entreprises ont manifesté une préférence sans précédent pour la main-d’œuvre féminine, en raison notamment des écarts salariaux existants entre hommes et femmes (CNUCED, 2016).
Dans les premières phases du processus d’industrialisation des tigres asiatiques (Thaïlande, Malaisie, Indonésie, Philippines et Vietnam), la hausse de l’emploi féminin a été considérable dans les industries manufacturières qui produisaient des biens à faible valeur ajoutée, comme le secteur de l’habillement et du textile. Le « fossé social » a constitué un moteur de la compétitivité commerciale. La répétition de ce cas de figure dans plusieurs pays d’Asie du Sud et du Sud-est, en Amérique centrale et dans les Caraïbes ainsi que dans plusieurs pays africains a fini par donner à l’expression « féminisation de la main-d’œuvre » (Thomas, 2022), un double sens : celui d’une augmentation du salariat féminin, mais aussi celui de précarisation des conditions de travail.
Les effets de la croissance des exportations sur l’emploi féminin n’ont toutefois pas été les mêmes selon les secteurs. Dans l’agriculture commerciale des cultures de rente, en Afrique subsaharienne notamment, ce sont les hommes qui ont le plus bénéficié des nouvelles opportunités d’emplois. Plusieurs études ont mis en avant que « lorsqu’un type de culture comporte traditionnellement une forte intensité de travail féminin, son exploitation commerciale a pour effet de faire entrer les hommes dans le secteur et que ces derniers prennent ensuite possession de la production et/ou de la commercialisation. Tel a été le cas pour les arachides en Zambie, le riz en Gambie et les légumes à feuilles en Ouganda » (CNUCED, 2016).
Les effets du commerce sur l’emploi en fonction du genre sont donc multiples. La libéralisation a entraîné une reconfiguration de la structure de production dans de nombreux pays ; certains secteurs ont explosé, tandis que d’autres se sont rétractés sous l’effet de l’augmentation des exportations et de la concurrence avec les biens importés. La « mondialisation » s’est manifestée par de nouveaux processus d’approvisionnement mondial, en particulier dans les pays à bas revenus, ce qui a entraîné une expansion du travail rémunéré dans des pays qui au départ ne disposaient que de peu de travailleurs, et encore moins de travailleuses, dans des secteurs tournés vers l’exportation.
Au Bangladesh, par exemple, la structure de la participation des femmes dans l’économie formelle a connu un changement majeur avec l’essor de l’industrie du prêt-à-porter. La Banque mondiale estime que 50 000 femmes travaillaient dans l’industrie dans les années 1980 [7]. Ce nombre s’élevait à 2,85 millions en 2008 et se situe aujourd’hui entre 4 et 5 millions (Kabeer, 2020). Stéphanie Barrientos (2019) estime que la part des femmes travailleuses dans ce secteur se situe entre 55 et 70%.
Selon Naila Kabeer et Stéphanie Barrientos, l’essor de ce secteur a créé certaines opportunités pour des femmes qui ont pu accéder au marché du travail rémunéré et gagner en autonomie, alors que, jusque-là, elles travaillaient « pour rien » ou étaient cantonnées dans des activités traditionnelles de soin au ménage et aux communautés, sans réelle autonomie en termes de mobilité dans l’espace public. Ces travailleuses n’ont dès lors pas juste été des « victimes passives des multinationales ». Elles ont cherché à tirer avantage de cette situation, notamment en termes d’émancipation économique et de mobilité. Cela a pu aussi reconfigurer, dans certains cas, la mixité genrée entre production marchande et reproduction sociale des ménages.
Toutefois, les schémas séculaires de discrimination sur le marché du travail se sont redéployés dans cette nouvelle architecture, menaçant une fois encore la participation des femmes sur le marché de l’emploi, que ce soit en termes de quantité et de qualité d’emplois.
Les femmes comme source d’avantage concurrentiel dans les chaînes d’approvisionnement
L’habillement est un secteur de faible technologie reconnu comme étant soumis à une concurrence acharnée. L’industrie vestimentaire est notamment confrontée à des délais d’expédition serrés et à des pics saisonniers de la demande. La logique de production de la fast fashion est celle du « juste-à-temps », parfois connue aussi sous les dénominations de « zéro stock, zéro délai » ou de « flux tendu », où la production est tirée par la demande et non par l’offre (Verbrugge, 2021). L’accent est mis, dans les chaînes de valeur mondiales (CVM), sur une flexibilité maximale et sur une compétitivité par les coûts (comparaison des coûts salariaux unitaires) [8].
Pour compresser les dépenses, les fournisseurs ont dès lors tendance, là plus qu’ailleurs, à discriminer les femmes afin d’en tirer une source d’avantage concurrentiel. Les améliorations dans la productivité (par exemple via des économies d’échelle) n’entraînent pas, sauf exception, une augmentation des salaires, mais plutôt une baisse des prix, ce qui assure ainsi aux fournisseurs une compétitivité sur les marchés.
La fragmentation internationale de la production au sein des CVM s’est intensifiée dans les années 1990, contribuant à la reconfiguration et à l’interdépendance croissante des économies nationales. La mondialisation des chaînes de valeur s’est traduite par un découpage et une dispersion géographique des activités de production, dans une logique d’optimisation des processus, de gain de productivité et de réduction des coûts. Dans cette logique, chaque étape de la production a été réfléchie pour créer et ajouter de la valeur en vue de la réalisation d’un produit final. Si les CVM ont contribué à la croissance économique et ont eu une incidence positive sur la création d’emplois, les défaillances à différents niveaux de ces chaînes, complexes et morcelées, ont aussi entraîné des déficits considérables en termes de travail décent (OIT, 2020).
De nombreuses recherches consacrées à la mondialisation des chaînes de valeur ont mis en évidence le lien entre travail précaire et stratégies de production mondiales. Des entreprises de pays du Sud ont tenté de s’intégrer aux CVM, en pariant sur l’abondance de la force de travail et la précarité des emplois. Si la responsabilité des entreprises est centrale, celle des États l’est également, en raison, d’une part, de lacunes de gouvernance et du manque de moyens octroyés au contrôle et à l’application des législations en termes de droit du travail, et d’autre part, en raison de la promotion délibérée d’environnements réglementaires défavorables au travail décent, en particulier envers les groupes de travailleurs et travailleuses vulnérables dans les segments inférieurs des chaînes d’approvisionnement.
Barrientos et al. (2019) estiment que les discriminations de genre sont « endémiques » au système des chaînes de valeur vendant des biens de consommation à bas prix. Les femmes et les autres groupes vulnérables sont concentrés dans des emplois moins bien rémunérés et précaires, à tous les niveaux de la chaîne. « Les compétences des femmes sont insuffisamment reconnues et leur contribution est sous-évaluée. La valeur qu’elles créent est ‘capturée’ de manière disproportionnée par les fournisseurs, les agents, les détaillants et les marques situés plus loin dans la chaîne » (Barrientos, 2019).
Beaucoup de travailleuses ont été, dans cette logique, maintenues dans des tâches non qualifiées, sous-payées, sans aucune opportunité d’évolution et privées de leurs droits syndicaux. Beaucoup ont aussi été soumises au harcèlement sexuel de la part de leur hiérarchie masculine. Selon l’étude réalisée à Bangalore par Ethical Trading Initiative (2018), une travailleuse du vêtement sur sept a subi un viol ou a été forcée d’accomplir un acte sexuel, une sur quatorze a subi une forme de violence physique.
Par ailleurs, l’excès d’heures supplémentaires, les mauvaises conditions de travail et des lieux de production insalubres ont été et restent monnaie courante. Cela a conduit à des catastrophes, comme l’effondrement du Rana Plaza en 2013 ou des incendies d’usines au Pakistan et au Bangladesh en 2012 qui ont coûté la vie à plus de 1500 personnes.
Informalisation du travail des femmes : le travail à domicile
Les entreprises locales intégrées dans des grandes chaines d’approvisionnement de l’habillement et du textile ont poussé à l’extrême cette « capture de la valeur » (Barrientos, 2019) en sous-traitant des petits travaux, des missions d’assemblage ou d’embellissement à des « travailleur·euses à domicile ». Les producteurs des segments inférieurs des chaînes de valeur sont ainsi parvenus à réduire les salaires et les coûts d’exploitation en transférant les risques sur les travailleuses qui sont désormais tenues de payer leur instrument de travail (machine et fil à coudre, etc.), leur loyer, l’électricité et d’autres dépenses. Les risques de fluctuation de la demande ont, là aussi, glissé entre les mains des travailleur·euses, sans compter que les fournisseurs se sont affranchis du même coup de tous leurs devoirs en tant qu’employeurs (cotisations en matière de protection sociale, de santé, de sécurité au travail). Ces pratiques, visant à optimiser au maximum les gains par une diminution des dépenses, ont eu pour effet d’informaliser la main-d’œuvre féminine et de la rendre plus vulnérable.
L’Inde est l’un des plus grands fabricants et exportateurs de vêtements au monde. L’industrie du textile et de l’habillement est le second employeur du pays après l’agriculture. Plus de cinquante millions de personnes (OIT, 2017) y travaillent directement, cinq millions d’entre elles, au moins, produisent à domicile pour les chaînes de vêtements et de textile (Von Broembsen, 2020) et selon le rapport « Tainted Garments : The Exploitation of Women and Girls in India’s Home-based Garment Sector » (Kara, 2019), 95% des personnes travaillant à domicile sont des femmes et des filles appartenant à des castes ou des communautés ethniques historiquement opprimées.
Le travail à domicile est très répandu dans la production de biens et de services. Le travail industriel à domicile et le travail à domicile via des plateformes numériques (cfr encadré) sont des formes de production flexibles qui répondent aux préoccupations et aux intérêts des entreprises. Avant-covid, le BIT estimait qu’il y avait 260 millions de travailleur·euses sous-traité·es à domicile dans le monde, soit 7,9% de l’emploi mondial (OIT, 2020). WIEGO [9] estime que deux tiers [10] d’entre eux/elles sont actif·ves en Asie. À l’échelle mondiale, les femmes représentent 56% de l’ensemble de ces travailleurs, 65% dans les pays à faible revenu (Cgslb, 2021). Cette prévalence des femmes tient pour partie à la flexibilité des horaires qui leur permet, au prix de doubles ou triples journées, de combiner des activités génératrices de revenus, une charge de famille et des responsabilités domestiques, mais ces emplois, largement sous-rémunérés, invisibilisés et disqualifiés, leur sont aussi majoritairement dévolus car ils apparaissent comme un prolongement de leur travail domestique et ménager gratuit.
Graphique : Répartition mondiale des travailleur·euses à domicile en fonction de la région géographique habitée et du niveau des revenus de leur pays
Source : estimation du BIT sur la base des données de l’enquête sur les forces de travail (ou d’enquêtes similaires auprès des ménages) provenant de 118 pays représentant 86 % de l’emploi mondial. Voir la note d’information statistique de WIEGO nº 27 (2021).
Le travail à domicile représente une part significative de l’emploi total de certains pays : 17% de l’emploi total au Bangladesh, près de 10% en Thaïlande et en Inde, etc. En Malaisie, plus d’un tiers des sociétés électroniques et d’habillement sous-traitent et rémunèrent à la tâche (CNUCED, 2016). Mais cette pratique est également implantée sur les autres continents [11]. Même au sein de l’Union européenne, des travailleur·euses sont engag·ées par des usines locales pour coudre, depuis leurs domiciles, des talons ou des boutons ou emballer des paires de chaussettes. Les producteurs fournissent à chaque fois la matière première à domicile, exigent des cadences soutenues et collectent les produits finis, en payant à la pièce, si toutes les exigences de qualité sont respectées.
Cette main-d’œuvre, pourtant indispensable à de nombreuses chaînes d’approvisionnement, demeure la plupart du temps invisible et ne dispose globalement pas de protection sociale et juridique. Il existe bien la Convention 177 [12] sur le travail à domicile de l’OIT, datant de 1996, qui demande une égalité de traitement entre les travailleur·euses à domicile et les autres travailleur·euses salariées. L’objectif de ce texte est donc de faire évoluer le travail à domicile pour qu’il soit source de travail décent, mais vingt-cinq ans plus tard, seule une douzaine de pays l’ont ratifiée, et même parmi ces rares cas, les mesures proposées sont limitées.
Les fournisseurs qui sous-traitent la production n’établissent que rarement des contrats garantissant des normes minimales en termes de conditions de travail et de salaire. Résultats, les salaires sont en-dessous des seuils minimaux (0,15 dollar de l’heure en Inde, par exemple) et les heures supplémentaires excessives sont obtenues dans un climat délétère où règne la crainte de perdre un revenu indispensable à la survie du quotidien ou le risque de recevoir une mauvaise évaluation qui dissuaderait des fournisseurs de faire appel aux services de ces personnes. L’absence de droit et l’opacité qui règnent sur les extrémités des chaînes d’approvisionnement sont à l’origine de nombreuses formes d’exploitation.
L’essor des plateformes de commerce électronique a transformé les rapports de production et de distribution vers plus de contrôle et de concentration au bénéfice des transnationales numériques du Nord, mais au détriment, souvent, des femmes du Sud. Selon le rapport du Forum économique mondial de Davos de 2018, 57% des emplois qui devraient être remplacés par l’autonomisation numérique et l’intelligence artificielle d’ici 2026 sont actuellement occupés par des femmes, soit des emplois de niveau moyen, routiniers, cognitifs (comme le traitement de données). Le risque de perte d’emplois est moins important pour les hommes qui occupent davantage de postes dans les technologies de pointe (Gurumurthy & co., 2020).
Ainsi, en dépit des discours et des promesses sur les opportunités qu’offrirait l’e-commerce pour les femmes « entrepreneures » des pays en développement, une hiérarchie et une division sexuelle du travail s’appliquent dans l’économie numérique, de façon aussi discriminante que dans l’économie traditionnelle. Invariablement, les femmes se situent dans les secteurs les plus bas en termes de création de valeurs. Et dans un contexte d’hyper libéralisation du commerce numérique, la qualité et la quantité des emplois féminins sont, là aussi, en danger.
L’accès aux nouvelles technologies digitales est célébré par les agences de développement et les acteurs commerciaux comme un levier d’autonomisation pour les femmes, mais « l’approche néolibérale de l’inclusion numérique féminine est réductrice, car elle envisage toutes les femmes comme des entrepreneures potentielles en attente de technologies pour se réaliser économiquement et elle ignore les obstacles structurels à leur émancipation sociale » (McCarrick et Kleine, 2020).
L’intensification de la numérisation et de l’uberisation a également entraîné une reconfiguration radicale de la chaîne mondiale du travail. L’économie des « petits boulots » s’est considérablement accrue. En Inde, un rapport de 2020 publié par l’Associated Chambers of Commerce and Industry, estimait que le pays comptait environ 15 millions de micro-travailleurs. Les femmes en représenteraient moins de 10%, même si ce chiffre est incertain en raison de l’absence de données à large échelle.
Selon le témoignage de Rikta Krishnaswamy, coordinatrice du syndicat indien des travailleurs de l’économie des petits boulots (All Indian Gig Workers Union, AIGWU) : « Les femmes rejoignent surtout l’économie des plateformes pour la flexibilité qu’elles offrent, car elles doivent s’acquitter de responsabilités domestiques et liées aux soins. Cependant, si les travailleuses ne répondent pas aux missions/tâches, leur note est abaissée. Cela signifie qu’elles ne peuvent obtenir que des jobs mal payés et basiques, comme l’épilation des sourcils pour 300 roupies (3,65 euros ou 4,50 dollars US), même si un travailleur est suffisamment qualifié pour gagner trois fois cette somme dans le même laps de temps. (…) Les plates-formes prétendent proposer de la flexibilité, mais elles obligent les travailleurs à travailler au-delà de leur capacité » (Torgalkar, 2022).
Genre et covid-19 : travail et vulnérabilité dans les CVM
La pandémie de covid-19 a eu un impact profond sur les chaines d’approvisionnement mondiales, que ce soit de biens essentiels ou moins essentiels. Les pays à revenu intermédiaire inférieur ont été les plus durement touchés, avec une perte estimée à 240 millions d’emplois au cours du seul deuxième trimestre de 2020 (OIT, 2020). Dans plusieurs de ces pays avec un haut degré de participation aux CVM, les retombées économiques ont été désastreuses. Dans des pays d’Afrique de l’Est, les exportations de produits comme le café, le thé, les légumes coupés et les légumes frais ont dégringolé en raison de la chute de la demande internationale.
Dans les pays d’Asie du Sud, suite aux mesures gouvernementales de confinement et à la fermeture des points de vente, les fournisseurs du secteur de l’habillement ont souffert de l’annulation ou du report des commandes de la part de marques et de détaillants basés en Europe et aux États-Unis. Certaines enseignes ont agi de manière plus « responsable » en s’engageant à payer intégralement les commandes terminées ou en production (WRC, 2021), mais beaucoup se sont abstenues...
Si les grandes marques du prêt-à-porter se sont remises des pertes causées par la pandémie, notamment grâce à la vente en ligne, cela n’a toutefois pas été le cas d’une majorité de travailleur·euses de l’habillement, qui sur l’ensemble de la chaîne de valeur, ont payé le prix fort. Des millions d’entre eux/elles ont été licencié·es, à la suite des confinements, sans revenu ni indemnité. Des années de bas salaires sans épargne, cumulées au manque de protection sociale les ont placé·es dans des situations extrêmement précaires (Thomas, 2020).
Parmi les plus oublié·es dans cette crise, on trouve les travailleur·euses à domicile sous-traité·es, qui n’ont pas été ciblé·es par les mesures de solidarité et les programmes de secours gouvernementaux, en grande partie en raison du manque de transparence et de leur « invisibilité » dans les statistiques publiques ainsi que dans les registres des fournisseurs. La relance s’est révélée également plus lente et beaucoup de travailleur·euses à domicile, travaillant d’ordinaire à la pièce pour des intermédiaires, ont dû rechercher un emploi ou des commandes par eux/elles-mêmes. Face au fléchissement de la demande et à la poussée de la concurrence, la compétition sur les prix s’est avérée aussi plus féroce, réduisant plus encore leurs sources de revenus, comme cela avait déjà été le cas lors de la crise économique de 2008.
La crise sanitaire a révélé l’ampleur du travail informel et celui de la sous-traitance qui soutiennent à bout de bras les chaînes d’approvisionnement mondiales de l’habillement, facilitant « ordinairement » le transfert de rente aux entreprises. En retour, au plus fort de la crise, les segments les plus vulnérables de la chaîne d’approvisionnement, composés pour la plupart de femmes, n’ont reçu que très peu d’attention ou de soutien de la part des marques, des fabricants ou encore de la part des gouvernements (Leroy, 2020).
Des organisations de travailleur·euses à domicile ont donc œuvré, tout au long de la pandémie, en lien avec certaines autorités locales compétentes, pour pallier aux manques. En Inde, à Ahmedab, à Mumbai, à Phulia ou à Tirupur (Homenet South Asia, 2020) où sont concentrées un grand nombre de travailleuses à domicile, des collectifs ont cherché à étendre la couverture des régimes de protection sociale, à offrir un accès à de la nourriture, à des fournitures sanitaires ou encore à faire connaître des opportunités de travail, etc. Pendant de nombreux mois, la pandémie n’a pas laissé de place à autres choses que l’urgence et le quotidien, mais une fois le pic de la crise passé, ces groupements ont continué à se mobiliser pour faire reconnaître leur travail et faire valoir le droit, comme nous le verrons dans la section suivante.
Des mobilisations face au déficit de travail décent
- Du côté des consommateurs·trices et des multinationales
Des campagnes ont été menées, depuis les années 1990, sous la pression des consommateur·trices pour améliorer la qualité des emplois liés à l’exportation. Il apparaissait alors que l’insertion d’entreprises et de travailleur·euses des pays à revenus faibles et intermédiaires dans les CVM ne débouchaient pas automatiquement sur une « valorisation sociale » définie par Barrientos (2011) comme « l’amélioration des conditions d’emploi, de la rémunération et du respect des droits des travailleurs·euses, tels qu’ils sont énoncés dans le concept de travail décent ». Beaucoup d’entre eux/elles étaient « incorporé·es de manière négative dans les CVM, par le biais de modalités de travail très incertaines et précaires » (Verbrugge, 2021). La « valorisation économique » [13] ne conduisait donc pas nécessairement à la « valorisation sociale ».
Face aux violations flagrantes des droits humains dans les CVM, des travailleur·euses se sont mobilisés contre les bas salaires et contre la précarité des conditions de travail. Des détaillants et des marques ont alors subi des pressions croissantes de la part des syndicats, d’ONG, de chercheur·euses et ont été placés sous le feu des projecteurs de campagnes médiatiques [14].
En réponse, des initiatives de gouvernance non contraignantes et non gouvernementales, telles que des codes de conduites internes, ont été adoptées par des multinationales du Nord (Nike, Gap, M&S, etc.) s’approvisionnant auprès de fournisseurs du Sud, dans lesquels celles-ci s’engagent à respecter des normes sociales, du travail et de durabilité.
Des campagnes marketing « pro-femmes » sont aussi nées des stratégies de responsabilité sociale des multinationales qui se sont positionnées comme les nouveaux hérauts de l’égalité des sexes. Nike et sa campagne « The Girl Effect » [15] ou Coca-Cola et sa campagne « 5by20 » [16] se sont affichés comme des acteurs qui contribuent positivement à la société et rendent l’économie plus « inclusive ». Goldman Sachs entendait pour sa part préparer 100000 femmes à une carrière dans les affaires grâce à sa formation « Womenomics » [17].
Ces campagnes qui mettent l’accent sur l’émancipation des femmes et des filles sont toutefois très restrictives et contradictoires. Elles reposent d’une part sur l’hyper-responsabilisation et le mérite individuels de ces jeunes femmes pour gravir les échelons sociaux et s’extraire de la pauvreté, et d’autre part sur la déresponsabilisation des acteurs économiques, dont les logiques d’accumulation à l’origine des déséquilibres sociaux, tout comme les pratiques commerciales contribuant à reproduire et renforcer des inégalités de genre, ne sont pas remises en cause.
En dépit d’efforts rhétoriques, les multinationales ont démontré qu’elles ne sont pas « au service » des femmes. Leurs pratiques commerciales et leurs modes de fonctionnement sont souvent en contradiction avec les engagements pris en matière de Responsabilité sociale des entreprises (RSE). Les entreprises affichent un engagement de surface en faveur de l’égalité - une sorte de « féminisme washing » [18] - qui leur a permis, grâce à des stratégies marketing et des campagnes de communication, de promouvoir et de redorer l’image éthique de leurs entreprises et de générer des opportunités économiques.
Aujourd’hui, trente ans ont passé et force est de constater « l’échec ou, à tout le moins, l’insuffisance des principes volontaire et des mécanismes tels que la Responsabilité sociale des entreprises, basés sur l’autorégulation » (Thomas, 2022). Ces derniers ne sont pas parvenus à modifier les pratiques des sociétés transnationales en termes de droits humains, de droits des travailleur·euses ou de protection de l’environnement.
Des efforts ont depuis été entrepris, à l’initiative d’organisations de la société civile ou de syndicats, pour exiger des États qu’ils recourent à un cadre et à des lois contraignantes à l’encontre des multinationales, mais les résultats sont minces en raison notamment de l’opposition des pays occidentaux.
Un projet de traité international contraignant visant à obliger les entreprises à respecter les droits humains est en cours d’élaboration depuis 2014 et actuellement en négociation aux Nations-Unies. Des avancées ont été enregistrées, mais des blocages importants persistent (Wintgens, 2021).
Une autre initiative est la proposition de directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises (UE, 2022). Celle-ci a pour ambition de réglementer les chaînes de valeur mondiale et de lutter contre l’impunité des multinationales. Mais, à ce stade, le texte comporte de nombreuses faiblesses et lacunes (Bauraind et Van Keirsbilck, 2020), dont celle notamment d’omettre une perspective de genre et d’intersectionnalité, avec pour risque non négligeable d’accroître plutôt que de réduire les inégalités et les discriminations à l’encontre des femmes et des groupes minoritaires. Du chemin reste donc à parcourir.
Le projet de traité contraignant onusien et les lois nationales de devoir de vigilance sont des initiatives stimulantes qui témoignent d’une avancée par rapport aux principes volontaires. Toutefois, l’éclatement et le manque de transparence qui caractérisent les chaînes d’approvisionnement rendent les perspectives de réglementation compliquées.
En outre, l’entreprise multinationale demeure animée, aujourd’hui comme il y a trente ans, par des préceptes néolibéraux qui inspirent son mode de fonctionnement. Ce régime est construit sur la domination et la priorité de la finance sur toutes les dimensions de la vie. Dès lors, les entreprises continueront, pour accroître leur profit, à chercher à baisser leur coût de production et à sous-traiter à d’autres leurs responsabilités sociales et environnementales.
La portée des deux initiatives onusiennes et européenne ne pourra dès lors être que limitée si la logique même de la sous-traitance n’est pas interrogée, et si aucune action n’est entreprise pour restreindre le « périmètre » des entreprises que celles-ci entendent sans cesse repousser plus loin (idem).
- Du côté des travailleuses à domicile
Au-delà de la dispersion et de l’atomisation des travailleur·euses à domicile qui complexifient les mobilisations collectives, les préoccupations immédiates et de survie qui constituent leur quotidien ne laissent que peu de place à la contestation de leurs conditions excessives de travail. La crainte de scier la branche sur laquelle ils et elles sont assises contribue à maintenir un certain statu quo. En outre, pour beaucoup de ces travailleur·ses, l’organisation du travail à domicile présente certains « attraits », en dépit des risques encourus. En Inde et en Thaïlande, une recherche participative menée conjointement par WIEGO, the Carr Centre for Human Rights et l’Harvard University [19] a fait ressortir certains éléments « en faveur » du travail à domicile : des opportunités d’emplois pour des femmes de plus de quarante ans qui sont exclues, du fait de leur âge, des emplois formels en usine ainsi que pour des femmes qui vivent dans des villages plus reculés en dehors de la ville, sans moyen de transport ; une certaine flexibilité pour articuler les différentes « responsabilités » qui sont dévolues aux femmes ainsi qu’un travail rémunéré dans des sociétés où le poids des normes culturelles interdit aux femmes de travailler à l’extérieur du foyer, etc. (Ethical Trading Initiative, 2018).
Les travailleuses à domicile en sous-traitance sont des travailleuses « atypiques ». Elles ont en commun avec les travailleur·euses des plateformes d’appartenir à des secteurs qui ont poussé à l’extrême les logiques d’externalisation et de sous-traitance des tâches, ce qui a conduit à détériorer les conditions de travail qui sont, la plupart du temps, au rabais avec des rémunérations faibles, des horaires longs et flexibles, une protection sociale inexistante et « une ‘ autonomie’ largement fictive » (Bauraind et Van Keirsbilck, 2020).
Raccourcir la chaîne de sous-traitance, l’interdire à un certain stade sont des revendications qui sont dès lors légitimes, tant les extrémités de la chaîne sont des zones de non droit en termes de législations du travail, social et environnemental. Toutefois, en raison de la faiblesse des marges de manœuvre, les premier·ères concerné·es ne défendent pas spontanément et massivement cette position, car ils et elles y voient le risque d’une accentuation de leur précarité en raison de la perte de revenu ou d’une plongée plus profonde encore dans la clandestinité qui détériorerait leurs conditions d’existence et de travail.
Les travailleuses à domicile ne restent toutefois pas les bras croisés. Elles tentent notamment d’améliorer leurs conditions de travail en cherchant à obtenir certaines avancées juridiques et à minimiser l’insécurité dans laquelle elles se trouvent, liée pour une bonne part à la volonté des employeurs de se soustraire à leurs obligations. Des organisations de travailleuses à domicile [20] militent ainsi pour faire reconnaître leur travail comme faisant partie intégrante des chaînes d’approvisionnement mondiales, dans la perspective de réglementer le segment le plus vulnérable de cette chaîne et d’obtenir des droits au même titre que les travailleuses salariées.
Dans de nombreuses régions du monde, des travailleur·euses à domicile s’organisent et plaident pour que les gouvernements nationaux ratifient la convention 177 ou légifèrent au niveau national pour protéger les travailleur·euses à domicile, avec, parfois, une victoire à la clé... En Thaïlande , un long travail de plaidoyer et de mobilisation a ainsi abouti à l’obtention en 2011 d’une loi (Homeworkers Protection Act, B.E.2553) et d’une politique de protection sociale en faveur des travailleurs et travailleuses à domicile [21].
Dans l’optique de répondre à des besoins pratiques immédiats et en s’inscrivant dans une stratégie des petits pas, des organisations comme WIEGO ont aussi cherché à améliorer le cadre de travail et ont formulé une liste de recommandations à l’adresse des entreprises en suggérant d’établir des dispositions contractuelles telles que l’établissement d’un contrat écrit avec le nom de l’acheteur, la notification d’un délai de paiement (sans retenue), les conditions de rupture de contrat, etc.
B. Les inégalités entre les sexes dans les stratégies commerciales
Dans l’économie féministe hétérodoxe, qui inscrit les inégalités entre les sexes dans des rapports sociaux de domination et d’exploitation, les femmes issues de pays à bas revenus sont décrites, comme nous venons de le voir dans le chapitre qui précède, comme des « sources d’avantages concurrentiels ». Selon cette lecture, les entreprises exportatrices, intégrées dans les chaînes de valeur mondiales, tirent avantage des femmes, et cela pour plusieurs raisons.
Stéréotypes sexistes
- Les enjeux du « travail gratuit » des femmes
Tout d’abord, les entreprises sont gagnantes car elles « profitent » du travail reproductif gratuit des femmes qui n’est pas valorisé à hauteur du rôle que celui-ci joue dans la dynamique de l’économie et des sociétés. Trop souvent, il apparaît comme déconnecté du travail marchand et productif, et relégué à une sphère familiale et privée, qui évoluerait en vase clos. Pourtant ce métier de la reproduction permet de produire, de reproduire et de prendre soin de « la marchandise » la plus indispensable pour produire de la valeur, à savoir la force de travail. La gratuité du travail reproductif des femmes ne se limite ainsi pas à un service personnel aux membres de la famille, elle est à l’origine de l’activité économique et est une « source d’accumulation du capital » (Hirtz, 2022). Le travail de soin a une valeur sociale et une valeur économique.
La crise du covid-19 a été un révélateur, presque par l’absurde, du lien d’interdépendance entre les deux sphères. Il a été démontré, à l’échelle de la planète, que société et économie ne peuvent survivre sans le travail du life-making réalisé par les femmes travailleuses (salariées ou non) des secteurs de la reproduction sociale (Bhattacharya, 2020). Toutefois, en dépit de ce constat, ces protagonistes et les rôles « essentiels » qu’elles endossent demeurent dénigrés, mal rémunérés et sous-valorisés.
L’attrait pour une main-d’œuvre féminine tient également au fait que les entreprises locales, nationales et internationales liées au CVM exploitent les rapports sociaux et les disparités de pouvoir qui prévalent sur le marché du travail et dans les ménages, soulignant l’ancrage social de l’organisation économique des marchés. Les normes sociales et les stéréotypes sexistes qui prévalent dans chaque contexte font ainsi partie intégrante des stratégies commerciales. C’est là, l’un des aspects particulièrement cyniques du capitalisme. « Les inégalités de genre, de classe ou de “race” sont fonctionnelles au capitalisme. En les instrumentalisant, en les croisant, bref en les optimisant, elles contribuent à son déploiement » (Leroy, 2020) .
- Sous-évaluation du travail des femmes et ségrégation professionnelle
Les stéréotypes sexistes génèrent des présupposés en termes de compétences et d’aptitudes qui orientent les employeurs dans leurs processus de recrutement, de formation et de promotion. Avec pour effet de limiter les choix et les opportunités des individus en termes d’emploi. Des qualités, supposées naturelles, de docilité, de dextérité, de minutie, propices aux tâches répétitives d’assistance et de soin sont ainsi souvent attribuées aux femmes. Ces attendus sociaux sont à l’origine de la ségrégation professionnelle qui consacre aux hommes des travaux à forte intensité de capital et aux femmes des tâches à forte intensité de main-d’œuvre.
Ces représentations freinent la mobilité professionnelle des femmes tant verticalement (gain de responsabilités) qu’horizontalement. « Dans la plupart des pays en développement, la ségrégation professionnelle fondée sur le sexe n’a que marginalement diminué au cours des trois dernières décennies, malgré l’augmentation de la participation de la main-d’œuvre féminine » (CNCUCD, 2016).
Les femmes demeurent cantonnées dans un nombre restreint de secteurs. Pour l’industrie : dans l’habillement, l’électronique, l’alimentaire ou encore comme productrices dans des entreprises informelles, de petite taille et orientées sur la « survie » ; pour les services : dans des activités d’assistance et de soin ; et dans l’agriculture : comme travailleuses saisonnières ou travailleuses familiales non rémunérées dans l’agriculture de subsistance.
- Normes sociales et discriminations salariales
C’est la sous-rémunération des femmes - comparativement aux hommes - qui demeure la principale raison de l’avantage concurrentiel. Dans les entreprises exportatrices intensives en main-d’œuvre, en particulier dans des pays semi-industrialisés en concurrence sur les marchés mondiaux, les coûts de la force de travail représentent une large part des coûts totaux. La féminisation de celle-ci est dès lors devenue une stratégie efficace pour réduire les dépenses. Les entreprises ont opté consciemment pour une stratégie duale combinant d’un côté une main-d’œuvre féminine peu qualifiée et bon marché, de l’autre un nombre restreint de travailleurs masculins hautement qualifiés, afin d’optimiser la qualité de la production. Et lorsqu’une amélioration de la productivité a été obtenue, cela s’est traduit majoritairement par un abaissement des prix plutôt que par une hausse des salaires.
La libéralisation accrue du commerce a perpétué des stéréotypes de genre et n’a pas réduit les discriminations salariales entre hommes et femmes. Les écarts de rémunération ont été en outre légitimés par des normes sociales qui continuent globalement à attribuer aux hommes un rôle de pourvoyeur principal de revenus, auxquels reviennent donc souvent les emplois les plus « sûrs » et les mieux payés et aux femmes, un rôle secondaire et d’appoint.
Des millions de travailleur·euses dans le monde gagnent un revenu insuffisant pour vivre dignement. Mais partout dans le monde, les femmes gagnent en moyenne 20% de moins que les hommes, selon l’OIT (2022). Ces écarts peuvent s’élever selon les pays (en particulier dans les pays à revenu faible ou intermédiaire) ou selon les niveaux de discriminations multiples dont font l’objet certaines femmes (femmes racisées, indigènes, migrantes, handicapées, etc.).
Le Global Gender Gap Report 2020 (WEF, 2019) qui propose un état de la situation avant l’éclatement de la pandémie, avait lui aussi mis le doigt sur les inégalités vertigineuses qui existaient entre les sexes en termes d’opportunités et de participation économiques. Le Forum économique mondial estimait alors qu’il faudrait 257 ans pour que les femmes puissent bénéficier d’un système qui leur offre les mêmes possibilités que leurs homologues masculins.
Globalement, la tendance est à la détérioration de la situation dans les économies émergentes et en développement et « le fossé prend des allures de gouffre notamment dans les pays d’Asie du Sud : en Inde, seule une femme sur quatre travaille et celles qui travaillent sont payées cinq fois moins que leurs collègues masculins » (Lopez, 2019). La pandémie de covid-19 et le ralentissement économique qui ont frappé de manière disproportionnée les femmes ont approfondi les écarts et amplifié les inégalités, produisant ce que certaines économistes ont qualifié de « shecession » (Andrews, 2021).
Persistances de la ségrégation professionnelle : de la féminisation à la déféminisation de la main-d’œuvre
Pour tenter d’expliquer la ségrégation horizontale ou verticale au niveau professionnel, la différence de niveau d’instruction entre garçons et filles a souvent été invoquée. Or, dans de nombreux pays en développement, cet écart a été comblé au niveau de l’instruction primaire et dans beaucoup de pays à revenu intermédiaire/supérieur d’Amérique latine et d’Asie du Sud-Est, les performances féminines aux niveaux des études secondaires et supérieures ont même dépassé celles des garçons. Ces gains substantiels en termes éducatifs ne se sont pourtant pas traduits par un changement dans la participation des femmes à des secteurs industriels à plus haute valeur ajoutée ou par une élévation des femmes à des postes à responsabilité. Les normes de genre et les stéréotypes sexistes sont restés surdéterminants (CNUCED, 2016).
Lorsque des économies d’Asie de l’Est et du Sud-Est se sont modernisées et sont passées à la fabrication de biens de plus haute technologie, les femmes ont non seulement été les principales victimes des licenciements (suite à la délocalisation des entreprises à forte intensité de main-d’œuvre), mais elles n’ont par ailleurs pas pu accéder à des emplois dans des secteurs à haute intensité de capital, exigeant des niveaux de qualification plus élevés, ce qui a conduit à une « déféminisation » de la main-d’œuvre dans cette région (idem). Les pratiques d’engagement, prêtant à chacun des sexes des capacités et des compétences distinctes, ont fait blocage aux femmes pour intégrer des nouveaux secteurs en expansion ou accéder à des postes plus élevés auxquels elles pouvaient prétendre.
Des autrices, comme Elson et Pearson (1997), ont également mis en avant l’hypothèse selon laquelle les actions de résistance et les mobilisations de travailleuses pour améliorer leurs conditions de travail pouvaient avoir modifié le regard des employeurs concernant la « docilité » des femmes et avoir eu des répercussions sur les pratiques d’engagement.
Ce recul de l’emploi féminin met le doigt sur plusieurs éléments : tout d’abord que la relation entre expansion du commerce et féminisation n’est pas définitive et mécanique. Cette dernière semble plus liée à l’intensité de la main-d’œuvre qu’au secteur même des exportations. Ensuite, que la modernisation technologique remodèle l’organisation du travail et y crée de nouvelles divisions inégalitaires. Les schémas de genre stéréotypés et traditionnels ont conduit invariablement à ce que « la division technique et sociale du travail se juxtapose très étroitement à la division sexuelle du travail » (Kergoat, 1978).
Des politiques publiques en faveur de l’égalité
Des politiques publiques sont indispensables pour s’attaquer concrètement à la ségrégation professionnelle, aux écarts de salaires et plus globalement, aux discriminations et aux violences sexistes dans le monde du travail. Les inégalités hommes-femmes ne disparaissent pas par le biais de la croissance ou de la compétitivité, comme l’a laissé entendre la théorie économique dominante. Des politiques correctrices, décisives et vigoureuses sont nécessaires pour entraîner des changements durables en matière d’égalité.
Une des cibles de l’objectif 8 des Objectifs de développement durable de l’ONU (ODD) est de « parvenir, d’ici à 2030, au plein emploi productif et garantir à toutes les femmes et à tous les hommes, y compris les jeunes et les personnes handicapées, un travail décent et un salaire égal pour un travail de valeur égale ». Pour y contribuer, la Coalition internationale pour l’égalité de rémunération (EPIC), une initiative multipartite pilotée par l’OIT, ONU femmes et l’OCDE a été lancée en septembre 2017 avec pour principal objectif d’agir sur la réduction de l’écart salarial en travaillant notamment sur de nouveaux outils – y compris grâce à une base de données mondiale sur la législation en matière d’égalité de rémunération pour un travail de valeur égale (EPIC, 2022), sur la promotion de l’égalité de genre dans les organisations de travailleurs et d’employeurs, sur la mise à disposition d’un ensemble plus large de données. Ces initiatives sont louables et, « en théorie », les avancées qu’elles représentent sont significatives. Toutefois, dans la pratique, les progrès sont lents et parfois même en recul.
Les écarts de rémunération entre les sexes sont enracinés dans les inégalités systémiques. Les femmes, surtout celles qui font l’objet de discriminations croisées comme les femmes migrantes, se retrouvent ainsi massivement dans une économie parallèle. Elles occupent des emplois informels qui recouvrent des réalités multiples, mais qui ont en commun de ne pas faire partie du champs d’application de la législation du travail, ce qui les piègent dans des formes et des environnements de travail précaires, instables, peu rémunérateurs, souvent dangereux et sans avantages sociaux. Ces conditions de travail, souvent pénibles et indécentes, perpétuent alors immanquablement les écarts salariaux et la faible mixité des rôles et du travail.
Des politiques publiques qui se veulent globales et ambitieuses devraient favoriser à la fois un travail décent pour tous et toutes et une protection sociale « transformatrice », qui contribue à changer la structure inégalitaire de nos sociétés. Pour ce faire, l’universalisation des droits sociaux permettrait de « ne laisser personne derrière » et offrirait une protection complète et durable, adaptée au monde du travail et sensible au genre. Selon Chidi King, directrice « égalité » de la CSI,« l’un des moyens les plus efficaces et les plus rapides » pour réduire les inégalités de genre, notamment salariales, dans le monde du travail consisterait « à offrir des salaires minimums suffisants (ou salaires planchers) et une protection sociale universelle » (ONU Femmes, 2017).
Si une certaine ambition se dégage de cette proposition, il convient toutefois de rappeler qu’elle ne suffira pas, à elle-seule, à concrétiser l’égalité entre les sexes. La division genrée du travail, on l’a vu, ne s’arrête pas à l’emploi et s’immisce au sein du foyer où le travail domestique et de soins incombent principalement aux femmes.
Des événements récents – tels que les grèves féministes du 8 mars, mais surtout la pandémie de covid – ont fait écho à des revendications féministes anciennes [22] visant à faire reconnaître, socialement et économiquement, le travail gratuit de reproduction de la vie [23]. Cette question est incontournable dans une perspective visant à faire reconnaître le principe d’égalité dans la sphère du travail, car l’emploi « productif » féminin ne peut en aucun cas être dissocié du travail domestique et « reproductif », gratuit et invisible ; l’un et l’autre s’inscrivent dans un continuum.
Conclusion
Les relations de pouvoir et les normes sociales sont au cœur des institutions et des pratiques économiques et commerciales. Contrairement au courant dominant de l’économie qui tend à ignorer ou à minimiser les rapports sociaux dans une volonté d’édicter des lois à caractère universel ; l’approche féministe hétérodoxe insiste quant à elle sur la dimension sexuée de l’économie, et met en évidence les impacts différenciés (et non neutres) que peut avoir la libéralisation du commerce sur les groupes sociaux, selon les positions et les rôles que chacun et chacune occupent dans l’économie.
En se concentrant sur la catégorie « femmes », on constate là aussi que les conséquences des changements économiques mondiaux et de l’accélération des échanges sur le bien-être et l’autonomie ne sont pas uniformes et que ces évolutions, si elles peuvent favoriser l’émancipation économique des femmes, peuvent aussi renforcer leur exploitation. Elles se déclinent de multiples manières selon les contextes, les secteurs d’activité, les contraintes qui pèsent sur les femmes et selon l’agentivité qu’elles sont en mesure d’exercer pour tirer avantage des éventuelles opportunités que leur offriraient l’expansion du commerce.
Si certains bénéfices peuvent en être retirés et contribuer à reconfigurer à petits pas une mixité genrée entre production marchande et reproduction sociale des ménages, les schémas séculaires de discrimination sont majoritairement reconduits et intégrés dans les politiques et les stratégies commerciales des États et des entreprises. Les inégalités entre les sexes, et notamment les écarts importants de rémunération, ne sont ainsi qu’insuffisamment combattus. La raison tient notamment au fait qu’ils contribuent à accroître la performance des acteurs commerciaux en étant sources d’avantage concurrentiel.
La récession causée par la pandémie a creusé davantage les inégalités entre hommes et femmes, en informalisant notamment le travail féminin et en accentuant le travail à domicile. Avant comme après la période covid, il est bon de rappeler que les écarts sociaux et de genre n’ont jamais pu être comblés du fait de la croissance ou de la compétitivité. Pour tenter d’y remédier, des politiques publiques fortes en termes de justice sociale et de travail décent doivent être portées et défendues par une coalition d’acteurs sociaux et politiques, afin d’inverser la tendance.
Toutefois, la remise en cause des inégalités entre les sexes continuera avant tout à reposer, crise après crise, sur l’action contestataire et revendicative des mouvements de femmes, qui n’a de cesse de contester les postulats sexistes et patriarcaux de nos sociétés dans la perspective de les transformer durablement.