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La visite de Sophie Wilmès à l’hôpital Saint-Pierre : « Une prise d’image »

Les images de la haie de déshonneur faite à la Première ministre belge, Sophie Wilmès, lors de sa visite à l’hôpital Saint-Pierre ont fait le tour du monde. Y compris dans les pays du Sud, où elles réveillent d’autres images, et participent d’un registre commun de protestation, estime dans une carte blanche Frédéric Thomas, docteur en sciences politiques, chargé d’étude au CETRI – Centre tricontinental.

Le monde entier connaît maintenant l’hôpital Saint-Pierre de Bruxelles. Les images de la visite de la Première ministre belge, Sophie Wilmès, le samedi 16 mai 2020, traversant une haie de déshonneur - le personnel soignant, administratif et de nettoyage tournant le dos au fur et à mesure que sa voiture avance - ont fait le tour des pays du Sud : la séquence a circulé et été commentée de la Thaïlande au Mexique, en passant (notamment) par l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud.

Rapide tour d’horizon

S’appuyant sur les notes des agences de presse, la plupart des médias du Sud expliquent les causes du geste de protestation, en en donnant les raisons immédiates - le manque de moyens pour faire face à la crise sanitaire, les deux arrêtés royaux permettant la « réquisition » de personnel et de confier certains actes à du personnel non soignant - et plus structurelles - les politiques d’austérité et les coupes budgétaires dans la santé. L’impact particulièrement lourd du Covid-19 en Belgique est également évoqué, et tous signalent le caractère viral de la vidéo.

Une « puissante démonstration de protestation silencieuse » pour le Times of India, tandis que le Citizen d’Afrique du Sud titre : « Le personnel soignant snobe la Première ministre belge ». Mais c’est dans la presse latino-américaine que la manifestation a eu le plus d’écho. La Prensa libre au Guatemala parle d’une « protestation virale », la Razon au Chili met l’accent sur le « couloir du mépris et de la honte » formé par les médecins et infirmiers, alors qu’au Pérou, El Comercio y voit « un acte de rejet », et La Republica « un dur geste de mépris ». Et nombreux sont les journaux à reprendre le terme de « garde de déshonneur ».

L’hebdomadaire colombien Semana synthétise bien le double caractère de la scène : « symbolique, mais forte ». Au-delà de son impact visuel, les médias latinos, africains et asiatiques relèvent, plus ou moins explicitement, que la manifestation démonte le code narratif divisant le monde entre un Nord, riche et efficace, et un Sud, pauvre et chaotique. Même si c’est de manière différente et selon une intensité variée, le Covid-19 frappe tous les pays, en mettant partout en évidence les défaillances des institutions et politiques publiques de santé.

D’une image à l’autre

Est-ce un hasard si le geste de protestation belge a été particulièrement relayé dans la presse mexicaine ? Celle-ci suggérant même ici ou là qu’un tel geste pourrait – devrait ? – se produire au Mexique. Mais c’est aussi que les images de ces femmes et hommes tournant le dos à la Première ministre font émerger des mémoires une autre photo, plus ancienne et tout aussi emblématique : celle de femmes indigènes, liées à l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), tournant le dos à un convoi militaire, au Chiapas, au sud du Mexique.

Impossible bien sûr de ne pas souligner les différences de contextes. D’un côté des femmes, indigènes, appartenant à une insurrection, faisant face à des soldats d’un pouvoir autoritaire, dans une guerre de basse intensité. De l’autre, des travailleuses et travailleurs d’une démocratie représentative occidentale protestant contre l’austérité et des mesures particulières. Mais comment ne pas voir les correspondances ?

La « scénographie » de ces deux manifestations réalise un triple déplacement. Elle opère le renversement symbolique du pouvoir, affirmant la légitimité de celles et ceux « d’en bas », obligeant l’autorité à rendre compte et à se justifier. Elle met le curseur sur la soif de respect et sur l’affirmation d’une dignité (la « dignité rebelle » des zapatistes), en amont des choix et des calculs à faire. Enfin, elle cristallise le choc entre la fragilité et la « puérilité » d’une exigence éthique – geste « ridicule et enfantin » dénonçait ainsi une ministre belge –, d’un côté, le sérieux étatique et la prétention managériale, de l’autre.

Aussi photogénique que soit la mise en scène, sa puissance renvoie à une charge éthique et à la sédimentation d’une force collective matérielle. Dans le prolongement de Georges Didi-Huberman, on peut parler d’une « prise d’image », qui croise et répercute une prise de conscience, de parole et de territoire (fût-ce symbolique). Se donne ainsi à voir et à entendre ce qui, auparavant, n’était ni vu ni entendu, ou recouvert d’images, de silences et de bruits. À l’encontre de la fiction libérale d’un espace de libre-échange des opinions, des places et des parts, les protagonistes affirment ici la nécessité de faire irruption pour pouvoir parler en leur nom, et réaliser leur propre montage des images.

En ce sens, la chorégraphie et le chant des féministes chiliennes, « El violador eres tu » (« Tu es le violeur »), reprises dans le monde entier, participe du même registre que la vidéo des travailleurs et, dans leur grande majorité, travailleuses de l’hôpital Saint-Pierre, et de la photo des femmes indigènes sur une route du Chiapas. Loin d’être seulement de « belles images », elles obligent à changer de regard, prélude à un changement social plus radical.

Voir en ligne https://plus.lesoir.be/302162/article/2020-05-21/la-visite-de-sophie-wilmes-lhopital-saint-pierre-une-prise-dimage

Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.