La théologie de la libération est une véritable théologie, c’est à dire un discours sur Dieu. Elle s’affirme cependant contextuelle à l’encontre d’une théologie a-historique, qui se prétend hors du temps, ce que l’on pourrait appeler une théologie sur la lune. Or, dans ce sens, toute théologie est toujours contextuelle. Parce qu’elle est théologie, elle est composée de nombreux chapitres : une ecclésiologie, une christologie, une théologie sacramentaire et liturgique, une théologie morale et une doctrine sociale. Le contexte pour cette théologie est explicité : la réalité des pauvres et des opprimés, leurs luttes et leur vie de foi au sein de ces réalités. C’est là que l’on trouve Dieu, selon l’option spécifique de Jésus-Christ dans l’évangile. Quelqu’un a dit :” La théologie de la Libération ne se demande pas tellement si Dieu existe, mais où il se trouve ?”.
La théologie de la libération s’est développée en Amérique latine, à partir des années 60, après le Concile Vatican II et a inspiré de nombreuses démarches spirituelles et des engagements sociaux. Nous allons nous limiter à la morale sociale développée par la théologie de la libération, car c’est elle qui a eu la répercussion peut-être la plus importante et qui nous permettra de poser la question de son opportunité dans la situation contemporaine.
1. La lecture de la société
Une éthique sociale se construit au départ d’une lecture, explicite ou implicite de la réalité. C’est en effet en fonction de cette approche que se définit le jugement moral. C’est ce que nous allons montrer en comparant l’éthique sociale de la doctrine traditionnelle de l’Eglise catholique avec celle de la théologie de la Libération. Dans le premier cas, l’enseignement récent, celui de Jean Paul II affirme que la doctrine sociale possède un statut au delà de toutes les disciplines, ce qui veut dire qu’elle est une partie intégrante de la révélation et que seule l’autorité ecclésiastique est en mesure d’en garantir l’authenticité.
Par contre, la théologie de la libération affirme que la médiation de l’analyse sociale pour arriver au raisonnement éthique est fondamentale en tant qu’élément d’orientation du jugement. En d’autres mots son choix de l’analyse est explicite. En occurrence il s’agit de celle qui rend le mieux compte de la situation des plus pauvres, qui permet de regarder le monde avec les yeux des exclus. Pour elle c’est une exigence de l’évangile, critère préscientifique pourrait-on dire et véritablement contraignant. donc d’ordre éthique.
Il en résulte deux démarches très différentes. La doctrine sociale de l’Eglise adopte de fait une lecture implicite de la réalité sociale. Cette dernière est, dans cette perspective, composée de strates (parfois appelées classes) superposées ou juxtaposées : il y a des ouvriers, des employés, des paysans, des classes moyennes, des patrons. La théologie de la libération, pour sa part, perçoit la société contemporaine en terme de structures de classes, c’est-à-dire de groupes sociaux reliés entre eux structurellement, en fonction de leurs positions respectives dans un système économique, politique, culturel déterminé. Aujourd’hui la structure sociale est définie par la logique des rapports sociaux du capitalisme, mais dans l’histoire il y a eu des sociétés de classe précapitalistes et des organisations sociales construites sur les rapports de parentés par exemple.
Les conséquences pratiques sont très importantes. Dans le premier cas, le bien social consistera à faire collaborer les diverses strates sociales ensemble pour réaliser « le bien commun », chacun jouant son rôle à sa place, mais sans remettre en question la logique des rapports sociaux. Politiquement très logiquement cela débouche sur la Démocratie chrétienne. Dans le second, c’est la structure des classes qui crée les injustices et il s’agit donc de transformer cette dernière et d’aller à l’origine du problème, c’est à dire lutter contre ce qui permet à une minorité de s’approprier les richesses. Dans le premier cas on pourra condamner durement le capitalisme “sauvage”, voyant dans l’économie sociale de marché, ou le capitalisme “civilisé”, la solution à l’harmonie sociale. Dans le second, au contraire, c’est la logique même du capitalisme qui doit être contestée et remplacée par une autre conception de l’économie.
Et c’est ici qu’intervient l’analyse marxiste, comme démarche explicite, estimée la plus adaptée à rendre compte de la réalité sociale, au départ de la vision des pauvres. Il ne s’agit pas d’un dogme, mais d’une méthode d’interrogation du réel. Elle a donc été adoptée par la plupart des théologiens de la libération pour des raisons très claires. Contrairement à ce qu’ont affirmé ses détracteurs et notamment la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, l’utilisation de ce type d’analyse ne mène pas automatiquement à l’athéisme. Mais il est vrai que la démarche introduit explicitement une nouvelle instance de jugement pour formuler une éthique sociale, celle de la médiation de l’analyse. Elle relativise donc toute doctrine sociale, qui en effet se formule au départ d’une analyse, qui donc peut être critiquée par une démarche de sciences sociales. Cela remet en question le monopole de l’autorité religieuse, comme unique instance de jugement.
2. La situation actuelle du capitalisme
Nous assistons actuellement à une crise profonde du système économique, qui va bien au delà de la crise financière dont tout le monde parle et qui dans une certaine pensée pourrait être conjoncturelle et donc possible à résoudre par des régulations. Or, en fait le volet financier n’est qu’un des aspects du problème. L’ensemble de ces crises possède une origine commune, la logique du capitalisme qui fait du taux de profit l’axe de l’économie et de l’accumulation du capital son moteur, le tout dans l’ignorance des externalités, c’est-à-dire les dommages écologiques et sociaux qui n’entrent pas dans le calcul du capital.
La crise alimentaire a été provoquée non par une faille de la production, mais essentiellement par la spéculation. La crise énergétique est due à un modèle de développement énergivore favorable à l’accumulation. La crise climatique, liée à la manière d’utiliser les ressources naturelles, en les exploitant et les détruisant quand elle ne constituent que des externalités, s’est accélérée avec la phase néolibérale du capitalisme. C’est à ce moment que les émissions de gaz à effet de serre et la température de l’univers ont pris une courbe ascendante accélérée. Enfin la crise sociale, qui réduit plus de 800 millions de personnes à la faim et la misère, tandis qu’une minorité de riches concentrent les revenues de la planète, est le résultat d’une préoccupation de maximisation des profits. Il est plus intéressant pour l’accumulation du capital de produire des biens et des services sophistiqués pour 20 % de la population ayant un pouvoir d’achat, que de le faire pour le reste du genre humain n’ayant que peu ou pas de possibilité de consommation.
C’est donc une logique qui est à l’oeuvre, portée par des classes sociales dont les intérêts sont lies au modèle de croissance. C’est bien cette logique qu’il faut changer, en transformant un rapport de force. Voilà le grand défi de l’humanité contemporaine, aussi bien sur le plan de la répartition des ressources, que sur celui de la manière de les produire.
3. Les tâches contemporaines de la théologie de la libération
Face à ces situations, il est clair que la théologie de la libération se trouve face à des tâches nouvelles. Il y a tout d’abord une extension de ses perspectives. En effet, les résultats d’une politique néolibérale menée pendant plus de trente ans ont élargi considérablement le champ d’application de la logique capitaliste. Tous les groupes sociaux subalternes ou moyens sont aujourd’hui affectés par la loi du marché et plus seulement la classe ouvrière. Cette dernière a été le premier groupe social à se situer de façon antagonique au capital, du fait d’un rapport direct capital/travail. C’est ce qu’on pourrait appeler une soumission réelle du premier au second, car le travailleur ne peut plus produire sans le capital, qui devient hégémonique et domine la production et la distribution des produits et des services.
Mais avec la libéralisation des échanges sur un plan mondial et la domination progressive du capital financier, la soumission formelle, c’est à dire par d’autres moyens que le salariat, s’est étendue à tous les milieux sociaux. La fixation des prix agricoles au sein de bourses internationales affecte tout le monde paysan, les paysans sans terre sont les victimes de la reconcentration de la propriété, les peuples indigènes perdent leurs territoires sous les coups de boutoir des compagnies pétrolières, minières, de l’agronégoce, les femmes sont les premières victimes de la privatisation de l’eau, de l’électricité, des soins de santé, de l’éducation. Il faut ajouter à tout cela le fait que la destruction de la nature s’accélère et détériore l’environnement surtout des plus pauvres.
On peut donc affirmer que le sujet historique que fut la classe ouvrière dans les siècles précédents, n’est plus aujourd’hui que l’une des composantes, importante sans aucun doute, d’un sujet plus vaste, pluriel, mais populaire. D’où l’ensemble des luttes qui se sont développées au cours des dernières décennies et l’importance de leur convergence dans des initiatives telles que les Forum sociaux mondiaux.
On a vu aussi se développer de nouvelles perspectives dans la théologie de la libération : une théologie de l’écologie, avec Leonardo Boff, par exemple, une théologie de la libération dans une la perspective féministe, avec Yvone Guebara, une théologie des peuples indigènes, tout comme une attention particulière accordée au sujet (Franz Hinkelamert). Certains auteurs ont été influencés par les courants postmodernes, qui ont fleuri en philosophie et en sciences sociales, suite à l’échec des dogmatismes idéologiques. Cela n’alla pas sans un risque de perte du caractère global de l’analyse qu’avait donné l’approche marxiste. Or c’est précisément cette dimension qui est aujourd’hui essentielle, à un moment où la pensée dominante fragmente les divers aspects d’une crise de système.
La prise de conscience du fait qu’il s’agit d’une question de civilisation et donc de survie aussi bien de l’univers que du genre humain, met en lumière l’importance d’une éthique dont le fondement est la possibilité de la continuité de la vie de la planète et de l’humanité. C’est peut-être la tâche la plus urgente de la théologie de la libération aujourd’hui.
Enfin, il ne suffit pas de s’attacher à l’analyse critique de la logique actuelle orientant le fonctionnement de la société. Il faut se tourner vers l’avenir. Quelles sont les grandes orientations qui permettront de vivre les valeurs du « Règne de Dieu » ? Il s’agit du respect de la nature, d’une économie répondant aux besoins des personnes et des peuples et pas seulement à l’accroissement des taux de profit, de l’établissement de la démocratie au sein de tous les rapports sociaux, y compris de genre et remettant en valeur le sujet, de la multiculturalité donnant à toutes les cultures, les philosophies, les religions, la possibilité de construire l’éthique nécessaire à la transition vers une société postcapitaliste.
De tels enjeux demandent une nouvelle étape d’analyse, permettant de développer une démarche théorique donnant une cohérence à l’ensemble des initiatives déjà en cours dans ces divers domaines. Ils exigent aussi des convergences dans l’action, tant au niveau des mouvements sociaux que de l’agir politique. La théologie de la libération a aussi sa place dans cette construction nouvelle, celle de contribuer à préciser l’éthique collective et individuelle, comme base de l’engagement et de la spiritualité de nombreux acteurs sociaux au-delà même des frontières religieuses.
Exposé au Débat de France-Amérique latine, Paris, 31.03.10