Un article extrait du dernier numéro d’Alternatives Sud : Impasses numérique. [1]
Une analyse simpliste des tensions à l’œuvre entre sécurité et vie privée aboutit généralement sur ces conclusions : les États espionnent les citoyens et cette tendance ne fait que s’accentuer, proportionnellement à leur puissance militaire et technologique. Le secteur privé n’agit pas autrement, mais ne poursuit pas d’objectifs politiques. Ce qui l’intéresse, c’est l’« expérience » de l’utilisateur et la capture de ses usages, afin d’offrir de meilleurs produits. Les dommages collatéraux, tels que l’utilisation abusive des données Facebook par Cambridge Analytica, ne sont qu’anecdotiques (Cadwalladr et Graham-Harrison, 2018). Quant aux citoyens, pas trop préoccupés par l’espionnage numérique, ils autorisent de telles intrusions pour continuer à bénéficier de services « gratuits » et améliorer leur expérience.
La situation est cependant bien plus complexe ! Car elle implique un élément supplémentaire souvent omis dans ce type d’analyse, à savoir que le pouvoir de surveillance et la concentration des données recueillies sont aux mains d’un petit nombre d’acteurs, publics et privés, basés principalement dans une seule et même juridiction. L’ensemble menant à une érosion accélérée de la souveraineté des États et de la démocratie.
Jamais auparavant un secteur n’avait en effet disposé d’autant de pouvoir pour surveiller le comportement présent et prédire les comportements futurs non seulement des individus, mais aussi de populations entières. Le sujet est d’autant plus sensible que les secteurs public et privé en quête d’une domination mondiale, sont en train de fusionner dans des coentreprises qui orientent de plus en plus l’action des gouvernements et des mouvements de citoyens, et finissent par régir tous les domaines de l’existence.
Colonialisme numérique et querelles technologiques
Les technologies de l’information et de la communication (TIC), les innovations en matière d’intelligence artificielle et la capacité à déployer leurs systèmes sur des marchés émergents ne sont l’œuvre que d’une poignée de pays qui se sont lancés dans la course pour devenir numéro un. Ces États et leurs entreprises ont aujourd’hui trois atouts qui manquent aux pays en développement et aux pays à revenus modérés.
Le premier renvoie aux ressources dont ils disposent, qu’il s’agisse de ressources en capital (câbles, serveurs, données) ou de ressources intellectuelles. Le deuxième élément est l’architecture juridique nationale et internationale actuelle, qui empêche les petits pays d’adopter des politiques qui favorisent la production et l’achat de biens et de services produits sur place, sous peine de poursuites devant les tribunaux internationaux, s’ils prennent des mesures anticoncurrentielles. Ce carcan limite la capacité des pays en développement et à revenu intermédiaire à faire de la recherche et à innover.
De fait, le système des brevets et du droit d’auteur restreint artificiellement le partage des connaissances et la capacité d’innovation rapide. Et ces restrictions ne feront que s’accentuer avec le temps. Déjà, les nouveaux accords de libre-échange, l’Accord de partenariat transpacifique (TPP), le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP) et l’Accord sur le commerce des services (TISA) réduisent leurs marges de manœuvre dans ce domaine. Et certaines dispositions des accords de nouvelle génération vont même jusqu’à stipuler que le renforcement des lois et des politiques en matière de protection de la vie privée dans un pays constituent un obstacle au commerce, ce qui revient à nier la supériorité des droits humains sur toute autre loi (Geist, 2015 ; Orton, 2015).
Le troisième élément est la mise à disposition de capitaux financiers pour expérimenter et concevoir de nouveaux modèles, par le biais soit de fonds publics, soit de capital à risque, soit de partenariats publics-privés. Les pays à la pointe dans le domaine investissent massivement dans la recherche et le développement, non seulement pour maintenir leur position dominante dans l’industrie et s’étendre agressivement au plus grand nombre de marchés possible, mais aussi pour explorer des moyens novateurs d’intégrer les technologies de l’information à tous les aspects de l’administration publique, du secteur privé, de leur sécurité, en passant par le droit civil.
La situation est radicalement différente dans les pays en développement, où l’austérité est la norme, et où l’inégalité numérique va bientôt devenir un problème très visible, en conduisant à une dépendance technologique absolue. Ces pays représentent un terrain relativement facile à dominer pour les grandes entreprises technologiques, états-uniennes et chinoises en particulier, aujourd’hui en compétition pour imposer leur hégémonie, l’Europe étant quant à elle à la traîne.
Les populations qui vivent en dehors du monde connecté représentent donc un territoire disputé par les empires technologiques, lesquels les enferment dans une sorte de féodalisme numérique, tout en se présentant comme les détenteurs des clés de leur avenir. Aussi, les géants de la technologie influencent-ils considérablement les campagnes électorales, les modes de gouvernance et les politiques publiques. Ils poussent également les États à adopter des standards globaux qui servent leurs intérêts commerciaux de plus en plus basés sur la collecte de données et le suivi des identifications – au détriment de la vie privée des gens (Fontanella-Kahn, 2013 ; Marshall-Genzer 2014).
À Bruxelles et à Washington, ils font pression pour envahir des domaines qui relèvent traditionnellement de l’État ou d’autres agences et fournisseurs spécialisés. Aujourd’hui, deux compagnies technologiques basées en Californie (Facebook et Google), un géant de l’espace en Californie (SpaceX) et une compagnie satellite dans le New Jersey (OneWeb) se livrent d’ores et déjà à une compétition sans merci pour connecter les « déconnectés » (Cross, 2015). Ces compagnies fournissent une infrastructure de base aux citoyens, en échange de leurs données personnelles et font de ces derniers les principaux destinataires de la publicité. Dans la plupart des pays, ni le gouvernement ni les investisseurs privés ne peuvent concurrencer la vitesse d’exécution et les ressources dont disposent ces énormes compagnies pour connecter les zones mal desservies.
Ces sociétés, par le biais desquelles l’utilisateur fait généralement sa première expérience numérique, combinent souvent leurs programmes avec la fourniture de matériel, de logiciels et de contenus qui réduisent les choix qui s’offrent aux citoyens et à l’État. Les nouveaux utilisateurs sont soumis à des accords privés sur le long terme qui permettent à ces entités d’accéder pleinement à toutes leurs données. Cette situation est aggravée par le fait que la protection de la vie privée est généralement absente ou limitée dans ces territoires. Qui plus est, les contrats contiennent souvent des clauses de sanctions sévères en cas de manquement. Une situation qui ouvre la porte à des formes nouvelles et déguisées d’exploitation et de subordination.
Les programmes de numérisation rapide s’appuient fortement sur les technologies mobiles pour connecter de nouveaux utilisateurs au web. Cette approche diffère des programmes initiaux, comme le One Laptop Per Child, qui préconisaient le développement de capacités créatives et d’alphabétisation pour permettre aux pauvres d’améliorer leur aptitude à coder, à créer du matériel et à acquérir des compétences en robotique (Heim, 2013). À l’inverse, les programmes actuels ne permettent aux utilisateurs que l’accès à un ensemble de sites web déjà installés. Ils bloquent ainsi toute possibilité de création et accroissent le risque de surveillance et de profilage des populations défavorisées (Lubowa, 2013). Le suivi et la monétisation des activités de tous les utilisateurs en ligne sont la principale motivation des efforts « philanthropiques » de connexion.
La plupart des politiques actuelles en matière de connectivité qui sont mises en œuvre par des acteurs externes – comme par certains organismes de bienfaisance internationaux associés ou proches d’entreprises de télécommunication – ne tiennent pas compte du pouvoir créatif et de l’autonomie des personnes ou de la communauté locale. Les appareils, les logiciels et le matériel sont souvent conçus en vue d’une consommation personnelle plutôt que pour la création ou l’utilisation collective. Tous ces programmes entendent connecter le plus grand nombre de personnes possible, le plus rapidement possible, tout en faisant l’impasse sur la problématique de la durabilité, de l’alphabétisation de base, du type de contenu, du respect de la vie privée et de la sécurité en ligne.
Lorsque l’infrastructure de base est fournie par un tiers, il devient alors plus difficile d’appliquer des paramètres améliorés de protection de la vie privée, l’infrastructure et l’équipement étant souvent conçus pour répondre aux besoins de pays où la surveillance massive est la norme (Electronic Frontier Foundation, 2015). Dans son article intitulé « Dark Google », la professeure Shoshana Zuboff (2014) explique les raisons qui poussent ces acteurs à connecter les plus pauvres. Elle met également en garde contre les dangers des glissements entre les plus grandes entreprises et leurs gouvernements, qui pourraient être tentés d’utiliser la technologie à leurs avantages géopolitiques.
Google, Facebook et d’autres ont adopté un modèle de publicité qui exige la saisie des données des utilisateurs comme monnaie d’échange. Les profits se sont rapidement matérialisés et ont motivé une collecte de données encore plus impitoyable et décisive. La nouvelle science de l’exploration de données a connu un véritable boom, entraîné en partie par le succès spectaculaire de Google. Et déjà, des expériences politiques en tirent parti.
Par exemple, sous l’ancien gouvernement de gauche en Argentine, Ycombinator (Chafkin, 2015), un fonds de capital à risque, a soutenu et financé un nouveau parti politique d’opposition. Même si l’expérience n’a pas été couronnée de succès, elle n’en démontre pas moins les possibilités d’intervention de la Silicon Valley dans la politique étrangère. Le scandale de Cambridge Analytica, qui a ébranlé les démocraties occidentales en 2018, a ensuite tout simplement confirmé que même les pays les plus puissants ne sont pas à l’abri de telles interventions (Cadwalladr et Harrison, 2014).
Ce problème ne touche donc pas seulement les pays les moins développés et les plus déconnectés. Les gouvernements des pays à revenu intermédiaire font ainsi de plus en plus appel à ces entreprises pour les aider à neutraliser tout discours considéré comme une menace pour la sécurité nationale. Parallèlement, les gouvernements sont de plus en plus souvent victimes d’attaques contre leurs systèmes, comme l’a montré l’attaque visant le réseau électrique de l’Ukraine (Buckley et Kuchler, 2016) ou le piratage ciblé des comptes de personnalités de premier plan dans de nombreux pays d’Amérique latine (Guarnieri et al., 2015).
Or, en dépit des révélations portant sur les pratiques des agences de renseignement, peu de dirigeants mondiaux, bien qu’ils soient conscients du problème, prennent des mesures pour protéger les droits de leurs citoyens. Tout effort allant dans la direction d’un affranchissement du pouvoir centralisé des sociétés du numérique est d’ailleurs qualifié de tentative de fragmentation d’Internet. Sachant que la plupart de celles-ci sont des entreprises américaines, et que la majorité du capital provient des États-Unis, cette concentration autorise la suspension légale, mais illégitime, de fourniture de produits et de services à un gouvernement étranger ou à ses industries clés (Benkler, 2011). Comme l’a montré l’affaire Wikileaks, les boîtes commerciales sont également sujettes aux pressions politiques – Visa, Mastercard, American Express, Western Union et Paypal lui ayant alors bloqué tous les financements (Olson, 2010).
Cette dépendance à l’égard des technologies de gestion dans l’administration est très répandue, dès lors que peu d’entreprises dans le monde sont en mesure de fournir les logiciels et le matériel dont les gouvernements ont besoin pour mener leurs opérations à un prix abordable. Ces derniers dépendent des infrastructures proposées par un petit groupe de fournisseurs… généralement vulnérables aux ordres secrets, aux pressions politiques et à la suspension des services sous peine de sanctions. Les gouvernements eux-mêmes sont d’ailleurs passibles de sanctions sévères s’ils remplacent un fournisseur privé par un fournisseur public. À mesure que la technologie pénètre les activités de chacun de leurs départements, ils deviennent de plus en plus vulnérable, car dépendants d’infrastructures qu’ils ne contrôlent pas.
Au final, tout gouvernement local ou national perd en liberté lorsque le marché est « libre », autrement dit lorsqu’il est dominé par des quasi-monopoles (Williams, 2015). Cette situation de domination numérique, proche du colonialisme, ne répond toujours pas aux grandes priorités de l’agenda politique mondial. Près de quarante ans après l’invention d’Internet, la capacité des politiciens et des dirigeants sociaux à comprendre toutes les dimensions du problème est encore insuffisante.
État des résistances et souveraineté technologique
Au début des années 2000, l’Amérique latine a été à l’avant-garde du combat pour la souveraineté numérique. Une poignée de pays ont en effet pris des mesures adéquates visant à remplacer les fournisseurs étrangers par des fournisseurs locaux. Si l’utilisation de logiciels libres par l’État est obligatoire en Inde depuis 2005, des pays d’Amérique latine comme le Brésil et le Venezuela ont encore été plus précoces, en adoptant en 2004 des lois établissant le transfert des données gouvernementales au moyen de logiciels libres. Des initiatives similaires ont suivi en Équateur, en Uruguay et en Bolivie.
Dans ces pays, ce changement s’est accompagné de stratégies visant à accroître la connaissance des logiciels libres chez les enfants dès l’école primaire, via le développement de projets tels que le Plan Ceibal en Uruguay et Canaima au Venezuela. Les pays d’Amérique latine avaient suffisamment de ressources humaines pour produire sur place au moins une partie des logiciels dont ils avaient besoin et même pour exporter une partie de leur production, tout en investissant dans le renforcement des capacités. Pour contourner l’embargo états-unien, Cuba a aussi développé son propre système d’exploitation, Nova. Une mesure vitale pour un pays confronté à des restrictions pour accéder aux licences et aux mises à jour des plus grands fournisseurs. La Russie, enfin, a elle aussi annoncé une migration complète vers les logiciels libres, afin de prévenir l’impact des sanctions actuelles et futures.
Mais la simple adoption de logiciels libres ne suffit pas à un État pour construire une politique globale qui garantisse la souveraineté technologique sur ses communications. En essayant de remplacer les systèmes fournis par les dominants, les gouvernements et les initiatives communautaires ont aussi de plus en plus de mal à répondre aux attentes des utilisateurs, en matière tant de rapidité d’exécution que de qualité de l’expérience. La durabilité fait également partie des défis, tout comme l’adoption massive, à moins qu’elle ne soit dictée par la loi et la mise en œuvre d’une politique dotée de ressources à l’instar du Plan Ceibal, qui a permis à l’ensemble du système éducatif de migrer vers des logiciels (et du matériel) libres. On peut également signaler des initiatives telles que celle de ce groupe de médecins qui utilisent des machines d’impression 3D pour fournir des stéthoscopes aux hôpitaux de Gaza affectés par les blocus israéliens (Gander, 2015). Des initiatives similaires pourraient être explorées par d’autres pays qui restent dépendants d’autres États pour s’équiper.
La mise au point de nouveaux modèles permettant une production nationale est particulièrement importante après les nombreuses révélations d’incursions et de failles de sécurité permises par les fournisseurs étrangers et dont la conséquence est de rendre possible l’espionnage au détriment de la sécurité des utilisateurs (Greenwald, 2014). L’universitaire indien Sunil Abraham s’inscrit dans cette perspective, en soulignant l’importance de développer des technologies qui prennent en compte les droits de l’homme dans leur conception, et la nécessité d’inclure un code qui ne puisse être restreint par la loi sur le droit d’auteur ou utilisé comme un outil de résistance contre certaines lois (2013).
À mesure que des gens dans le monde accèdent à la technologie personnelle la plus sophistiquée depuis l’invention de la télévision, une nouvelle génération de développeurs et de créateurs voit le jour. Et la prochaine génération de technologies, produites en dehors des géants de la technologie, pourrait apporter les solutions que nous recherchons, à condition qu’elles soient conçues, développées et distribuées à l’aune d’un ensemble différent de valeurs et de comportements sociétaux. Mais ce pouvoir novateur risque d’être bloqué si nous n’arrêtons pas la tendance actuelle des sociétés technologiques qui limitent la créativité, encouragent la consommation et centralisent le pouvoir. Une fois l’autonomie technologique atteinte, les individus et les communautés pourraient choisir la façon dont ils veulent communiquer, en y intégrant leurs principes.
L’innovation constante joue également un rôle clé pour résister à et vaincre l’hégémonie technologique. Comme l’explique Francesca Bria : « Des formes alternatives de propriété publique et commune des plateformes aideront à créer une économie plus démocratique, en transcendant la logique des systèmes de réseaux privatisés, basés sur le marché et la recherche de profit (...). Une approche à long terme de la technologie, de l’économie et de la politique est nécessaire, afin que les ressources et les biens publics soient détenus, gérés et distribués pour l’intérêt collectif. L’enjeu n’est rien d’autre que la construction de la démocratie du 21e siècle » (2015).
Pour les pays à revenu moyen et faible qui ont encore du mal à rattraper leur retard et à prendre conscience du potentiel des nouvelles technologies, plusieurs options devraient être déployées de toute urgence. Les pays devraient notamment s’assurer qu’ils conservent la capacité de réglementer les technologies émergentes et leur impact sur les droits fondamentaux de leurs citoyens. Les constitutions devraient aussi être amendées pour éviter que l’exécutif ne s’engage dans des accords internationaux qui privent le gouvernement de sa capacité à faire respecter ses droits à l’échelle nationale. Elles devraient également garantir que l’État exerce son autonomie et son contrôle sur les infrastructures technologiques cruciales (Watts, 2013) et les postes clés (AFP, 2016 ; Spiegel, 2016) dans les actifs et les industries importantes.
Parallèlement, il faudra élaborer une stratégie de souveraineté numérique financée par l’État. Et celle-ci devra couvrir tous les aspects du problème, y compris la modification des programmes d’étude pour développer les ressources humaines nécessaires pour les cinquante prochaines années. La stratégie de souveraineté numérique se traduira, entre autres, par un investissement massif dans des fonds comme le CAPS (Center for Advanced Procurement Strategy) et d’autres initiatives de recherche et de développement afin que des expériences locales puissent être menées. Elle sera également caractérisée par la prise en compte des besoins, des compétences et de la vision propres à chaque pays, et par l’investissement proactif de ressources vers les applications sociales de la technologie. L’échange de compétences, d’informations et de recherches dans les pays du Sud devra aussi être encouragé et financé.
En attendant, la simple réglementation des normes ouvertes, des logiciels libres, du matériel disponible et de la transparence des algorithmes pourrait être développée, au moins pour les achats et les opérations de l’État. La Bolivie l’a fait récemment (COPLUTIC, 2016), sous la direction de la vice-présidente indigène du Parlement bolivien, Nelida Sifuentes, et sous les conseils de Richard Stallman (Prensa Latina, 2013).
Parvenir à l’égalité des droits pour tous et à des recours efficaces contre la surveillance de masse des citoyens dans le Sud ne sera possible qu’avec des changements durables et globaux dans les stratégies technologiques et leurs financements. Une politique tournée vers l’autonomie et la souveraineté viendra complémenter ces stratégies. Cela permettra progressivement une culture de la dignité numérique, avec des normes de droits humains enchâssées dans des protocoles au niveau régional et international.
Conclusion
Il est nécessaire que les dirigeants mondiaux – en particulier ceux qui plaident pour l’égalité et la justice sociale – prennent conscience des dangers que la marchandisation rapide du numérique représente pour les personnes vulnérables dans le monde entier, pour la démocratie et pour la dignité. « Pour la plupart des peuples du monde, avertit le chercheur Dan Schiller, la question de savoir si la croissance du capital peut être assurée, et par qui, est beaucoup moins importante que les conséquences de la marchandisation numérique sur l’emploi, l’exploitation et l’inégalité ; sur la perspective d’une autonomie démocratique ; sur l’environnement saccagé ; et sur le caractère et la qualité des services culturels nécessaires au maintien d’une vie utile. Les chocs de la marchandisation numérique écrivent un nouveau chapitre dans la longue histoire de dislocation violente du capitalisme. Il est essentiel, voire urgent, de discuter de stratégies d’alternatives sociales » (2015).
Pour s’attaquer aux inégalités numériques mondiales et embrasser un avenir qui place l’autonomie numérique et la dignité humaine au cœur de ses préoccupations, l’innovation sociale devra être encouragée et institutionnalisée au niveau de la communauté et des citoyens, et garantir son caractère évolutif et sa pérennité. Les communautés autonomes et linguistiques devront être encouragées à développer leurs propres technologies et leurs propres contenus, à préserver et à exporter leurs cultures dans l’environnement numérique. Des politiques devront être mises sur pied pour garantir que l’adoption des nouvelles technologies ne crée pas d’inégalités ou d’imposition de valeurs et de pratiques étrangères aux communautés d’accueil. Ce sera là l’occasion de soutenir et d’approfondir les connaissances locales. Enracinées dans des logiques indigènes, décentralisées et publiques, telles devraient être les politiques qui permettront de vaincre le colonialisme numérique.
Traduction de l’anglais : Guillaume Lejeune