Un président assassiné en 2021, des institutions en faillite, une pauvreté extrême, la violence inouïe des gangs… Haïti est comparé par le géographe Jean-Marie Théodat à un « trou noir » dans la Caraïbe. Comment qualifieriez-vous la situation ?
Elle se détériore dans une forme de pourrissement sans fin. Le 7 février, par exemple. Selon la Constitution, tous les cinq ans, à cette date [qui correspond à la chute de la dictature des Duvalier, en 1986] est organisée la cérémonie officielle de passation du pouvoir présidentiel – une sorte de garde-fou institutionnel, inscrit dans le calendrier. Le président Jovenel Moïse, tué dans la nuit du 6 au 7 juillet 2021 dans des circonstances dramatiques [il a été abattu dans sa chambre], aurait dû, en théorie, quitter le pouvoir six mois plus tôt. Il prétendait rester en place jusqu’au 7 février 2022, mais son successeur par intérim, [l’ex-premier ministre] Ariel Henry, est toujours en place. Le garde-fou a sauté : il n’y a plus d’échéances, rien qui puisse freiner ou arrêter cette vertigineuse déliquescence de l’Etat…
A quand remonte cette chute ?
Il y a plusieurs moments-clés. L’accession au pouvoir de Michel Martelly, en 2011, après des élections controversées, marque le début d’une forme de banditisme légal. A partir de 2018, alors qu’un soulèvement populaire contre la pauvreté et la corruption secoue le pays, la classe politique et l’oligarchie avec, à la tête de l’Etat, Jovenel Moïse – le poulain de Martelly –, ne cèdent sur rien. Ils ont répondu par la répression en s’appuyant sur des bandes armées. S’ensuivent d’effroyables massacres dans Port-au-Prince, notamment celui, resté impuni, du quartier de La Saline [le 13 novembre 2018, 71 personnes étaient assassinées par des gangs réputés proches du pouvoir].
Les tueries se succèdent, suscitant de fortes vagues d’émotion, mais rien de plus. Toutes les enquêtes, y compris celle sur l’assassinat de Jovenel Moïse, sont au point mort. Aucune intervention, ni arrestation d’envergure, ni même de réaction internationale à la hauteur… Les voyants rouges ne s’allument pas. C’est le règne de l’impunité la plus totale. Entre 2016 et 2018, on enregistrait une moyenne de 50 kidnappings par an. Il y en a plus de 1 000 aujourd’hui. Le nombre d’homicides, déjà élevé, a été multiplié par cinq, et l’insécurité explose.
Un mouvement populaire insurrectionnel avait marqué la fin de la dictature des Duvalier (1957-1986). La situation actuelle est-elle comparable ?
A l’époque, Haïti avait réussi une révolution. Il y a eu des avancées indéniables. Aujourd’hui, la revendication d’une refondation de l’Etat reste entière, celle-ci n’ayant pas eu lieu. Toute cette période fait figure d’immense gâchis. Les luttes ont été captées par une oligarchie qui ne lâche pas le pouvoir et qui montre, malheureusement, qu’elle est prête à tout pour le garder. Dans les années 1970, l’économie d’Haïti était au niveau de celle de la République dominicaine. Un demi-siècle plus tard, le pays est devenu totalement dépendant. Les importations sont bien plus élevées que les exportations, et le fossé se creuse. Cette situation nourrit une classe au pouvoir qui vit de cette dépendance et profite des vulnérabilités d’Haïti. Dans cette chute libre, tout le monde ne tombe pas.
Quand on évoque l’élite haïtienne, de qui parle-t-on ?
C’est une nébuleuse assez mystérieuse. Une partie de l’élite traditionnelle descend des héros de l’indépendance – il s’agit de l’élite agricole, qui a été payée en plantations et qui accapare une fraction des ressources de la terre et de l’Etat. Après l’occupation d’Haïti par les Etats-Unis, de 1915 à 1934, et la dictature des Duvalier, plusieurs grandes familles d’origine syro-libanaise et de la République dominicaine ont rejoint les élites du pays. Jusqu’à aujourd’hui, les clans les plus puissants sont dans l’import-export – un marché très concentré. On estime ainsi à cinq le nombre de grandes familles contrôlant l’importation et l’exportation du riz sur l’île.
Comment expliquer l’absence de projet de développement ?
Les autorités et les élites n’en veulent pas. En dehors de leur business, seul les intéresse le modèle des zones franches – une autre façon pour elles de contrôler l’activité économique. L’exemple le plus frappant est celui du parc industriel de Caracol (PIC), principal projet public de reconstruction en coopération avec Washington, après le séisme de 2010. Inauguré en octobre 2012, en présence du président haïtien de l’époque, Michel Martelly, ainsi que de Bill et Hillary Clinton [le premier au titre d’envoyé spécial de l’ONU, la seconde en tant que secrétaire d’Etat américaine], de représentants de la Banque interaméricaine de développement (BID) et même d’acteurs d’Hollywood, le PIC devait faire d’Haïti le « Taïwan des Caraïbes ». Implanté sur 252 hectares dans le nord, à côté de la première zone franche agricole d’exportation de bananes bio (à la tête de laquelle se trouvait Jovenel Moïse), bénéficiant de plus de 224 millions de dollars [210 millions d’euros] d’investissements, le PIC devait servir de moteur économique de la région. Ni le site touristique ni le port qui y avaient été prévus n’ont vu le jour. L’exportation de bananes est à l’arrêt depuis des années, et seuls quelques milliers d’emplois ont été créés à Caracol. Pourtant, la BID a prévu de financer, à nouveau, son extension à hauteur de plusieurs millions de dollars…
Que dit l’opposition ?
Le 30 août 2021, l’accord de Montana, signé par des représentants de la société civile et plusieurs formations politiques, devait mettre en place un gouvernement provisoire après l’assassinat du président Moïse et organiser la transition. Mais avec l’aggravation de la situation, sur laquelle mise explicitement le pouvoir, aucune issue ne se dégage. Le « formalisme » de cet accord – son souci des mandats, de la transparence et des procédures démocratiques – constitue à la fois sa force et sa faiblesse : le gouvernement en place, bien qu’il soit illégitime, continue à jouir du soutien international, tandis qu’aucune remobilisation massive dans la rue ne vient soutenir le processus. Dans ce contexte, la tentation est grande d’un sauve-qui-peut et d’un retour au clientélisme.
Cette ancienne colonie française a gagné son indépendance dès 1804. Cette « précocité » conduit-elle à s’interroger sur l’existence d’un lien organique entre son aspiration viscérale à la liberté et le déclin de l’économie ?
Oui, 1804 – date de création de l’Etat d’Haïti, qui établit sur la partie occidentale de l’île la première nation noire libre au monde – marque à la fois une révolution nationale et sociale. C’est le début d’un nouveau cycle, qui comporte aussi ses contradictions. Le système économique, fondé sur l’exploitation d’une main-d’œuvre gratuite – les esclaves – pour cultiver ou extraire les matières premières, est maintenu. Les grandes exploitations perdurent, et l’Etat garde son rôle de contrôle de la population. L’oligarchie et les chefs militaires vont reprendre à leur compte ces structures étatique et économique.
Le travail agricole est certes rémunéré, mais il reste synonyme d’asservissement. Beaucoup fuient ces terres, pratiquent le marronnage et partent dans les mornes [montagnes et collines boisées] où est adopté un mode de production locale fait d’échanges. Une société sans Etat… Et un Etat qui n’est pas reconnu sur la scène internationale, à qui la France – comme le rappelle la récente enquête du New York Times – impose de payer des « indemnités », en 1825, pour « dédommager les anciens colons », cette facture colossale générant une dette auprès des banques françaises. Haïti vit encore avec cette culture politique et économique héritée de ce passé. En termes de services sociaux de base, l’Etat n’est nulle part.
L’enquête du quotidien new-yorkais explique comment la France a obligé son ancienne colonie à lui verser une « rançon » faramineuse. En quoi le « malheur haïtien » prend-il sa source dans ce que les spécialistes appellent la « double dette », et comment celle-ci continue-t-elle d’affecter le pays ?
La double dette – « double » puisque, pour la payer, Haïti s’est vu obligé d’emprunter à des taux d’intérêt élevés auprès des banques françaises – a grevé les finances de l’Etat et entravé la construction du pays. Mais l’enquête passe, selon moi, à côté de la signification de cette dette qui consacre l’alliance de l’oligarchie haïtienne et de l’ancienne puissance coloniale, dont les intérêts convergeaient, sur le dos de la paysannerie. Jamais celle-ci n’aurait négocié, encore moins accepté, une quelconque dette qui allait renforcer les grandes plantations et l’Etat colonial dont elle s’était libérée.
Dès lors, se quereller pour savoir qui – de l’élite locale ou des néocolonialistes français et états-uniens – est le plus coupable, ou le premier responsable, du mal-développement et de la pauvreté n’a pas beaucoup de sens. Ce sont des acteurs complémentaires, interdépendants, qui interagissent au sein d’une stratégie commune d’asservissement et de dépossession. La dette consacre cette alliance et cette politique ; là est l’origine du « malheur haïtien ».
Dans quelle mesure la misère d’Haïti est-elle le résultat d’interventions extérieures ?
La misère d’Haïti est le résultat de sa dépendance, dont les multiples interventions extérieures sont les marqueurs : 85 % des exportations du pays sont des produits textiles conçus dans les zones franches à destination des Etats-Unis, tandis que l’essentiel des produits de consommation est importé. C’est un marché à la fois très ouvert et concentré aux mains de l’élite haïtienne, qui a confisqué l’Etat. Quant aux « solutions internationales », elles affaiblissent un peu plus cet Etat, renforcent cette élite et bloquent tout changement.
Comment expliquer que les Etats-Unis et l’Europe continuent à soutenir un tel statu quo ?
C’est le fruit de cette alliance dont j’ai déjà parlé et où se vérifient des intérêts convergents et une stratégie commune. La domination des Etats-Unis est d’autant plus forte que l’Europe s’est alignée sur leurs positions. Or Washington préfère le statu quo, sur lequel elle a prise, à une transition – voire à une rupture – qui a toutes les chances d’entraîner une réorientation politique allant à l’encontre des intérêts nord-américains.
Par ailleurs, il ne faut pas minimiser les stigmates d’un regard colonial, selon lequel une démocratie au rabais, c’est déjà assez bien pour ces « grands enfants incapables de se gouverner ». Il y a enfin un facteur idéologique : rompre avec le statu quo signifierait reconnaître sa part de responsabilité dans la situation actuelle, et la nécessité de changer de politique – ce que la communauté internationale se refuse obstinément de faire.