* Actualisation pour La Revue du MATM d’une tribune de Bernard Duterme parue dans Le Monde .
Qui a cru l’espace d’un instant que les choses allaient changer ? Qui a pu penser sérieusement que le déconfinement post-pandémie et la sortie de l’abstinence touristique qu’il autorise allaient jeter les bases d’un grand marché du dépaysement « juste et durable » ? Ou, dit autrement, que le dépassement de la crise sanitaire allait accoucher d’un tourisme international accessible à toutes et tous, aux coûts et aux bénéfices équitablement répartis et dont la généralisation ne dépasserait pas les capacités d’absorption de l’écosystème terrestre ? Même si beaucoup l’ont souhaité, peu de voix en réalité ont accordé un tel pouvoir magique à la tragique parenthèse du coronavirus.
À raison, car l’heure de la revanche consumériste a sonné. Ou presque. La déferlante du voyage d’agrément reprend ses droits. Par étape certes, presque précautionneuse, progressive, d’une frontière à une autre, redécouvrant « les charmes de la proximité » en attendant « les embruns des grands larges » ou « l’exotisme des destinations lointaines », mais résolue, ostensible et méritée ! L’homo turisticus qui piaffait d’impatience, assigné à résidence par intermittence depuis deux ans, peut enfin replonger dans les délices de la mobilité de plaisance. En cela, il demeure un « privilégié » – 7% seulement de l’humanité ont accès au tourisme international –, mais il n’en a cure. Ou juste un peu, parfois, au risque de gâcher ses vacances.
Avec lui, c’est un secteur central de l’économie globale – 10% du produit mondial brut et de l’emploi, 1er poste du commerce international – qui repart, après la plus grave déflagration de toute son existence. Fort d’un taux de croissance annuel moyen de 4 à 5% depuis plus de sept décennies et de 1700 milliards de dollars de recettes en 2019, il a enregistré en 2020 et 2021 une chute abyssale des séjours à l’étranger d’environ 72% par rapport à l’avant-pandémie, selon les calculs de l’Organisation mondiale du tourisme (OMT). Chute assortie de quantités considérables de faillites et de licenciements. Dès cette année toutefois, augure l’OMT, le tourisme devrait récupérer, pour retrouver sa pleine santé en 2023 ou 2024. Si le virus est maîtrisé bien sûr, mais surtout – préconise l’agence onusienne – si les gouvernements ont l’intelligence de redoubler d’incitants fiscaux et d’assouplissements divers pour tour-opérateurs en phase de reconquête.
L’extrême concentration des profits, la hausse continue des émissions carbone, la pression concurrentielle sur les ressources, l’instrumentalisation des populations locales, les effets d’éviction, de saturation, de vulnérabilisation… comptent déjà parmi les principales tares du tourisme international, d’autant plus problématiques lorsque son empreinte s’étale en pays pauvres. Fallait-il dès lors que la relance, que le redémarrage dans « le monde d’après » s’opère selon la même logique que celle qui prévalait dans « le monde d’avant » ? Avec les mêmes avantages – financiers, récréatifs… – et les mêmes inconvénients – sociaux, écologiques… ? Le tout, distribué inégalement entre voyagistes transnationaux et acteurs locaux, « visiteurs » et « visités », investisseurs privés et autorités publiques, industrie touristique et environnement ?
Les leviers d’action et les possibilités de régulation ne manquent pourtant pas, pour tenter d’inverser les tendances. On aurait aimé que l’OMT saisisse l’occasion pour donner corps à ses propres intentions de « transformer le tourisme mondial et la manière dont il est pratiqué (…) pour le rendre socialement, économiquement et écologiquement durable ». On aurait apprécié que les 442 principaux tour-opérateurs mondiaux qui se sont (ré-)engagés en 2019 à promouvoir le « Code mondial d’éthique du tourisme » en traduisent les recommandations les plus pressantes dans leurs stratégies de relance.
Hélas, sur fond d’impératif « retour à la normale », le business as usual ne souffre aucune inflexion régulatrice. C’est avec les coudées franches que le secteur le plus prolifique de l’économie-monde entend s’attaquer à la pente la plus vertigineuse qu’il ait jamais eu à remonter. L’OMT le répète à l’envi, relayée par la plupart des États membres, le FMI et la Banque mondiale : pour récupérer aussi vite que possible son rôle de « moteur de croissance », de « vecteur de développement », de « pourvoyeur d’emplois » et de « trait d’union entre les peuples », le tourisme a besoin du « soutien des gouvernements », mais certainement pas de nouvelles « entraves » qui porteraient « atteinte à sa compétitivité ».
Les touristes en souffrance partagent la même impatience. « To travel is to live ». Ils en ont besoin, ils y ont droit. Tant pis si l’exercice de ce droit à la mobilité récréative est réservé à une minorité à l’échelle planétaire. Tant pis si sa généralisation, dans ses formes actuelles, est écologiquement impossible. Les vacanciers internationaux ont fait leur l’insigne saillie du président Bush lors du Sommet de la Terre de Rio : « Our way of life is not negotiable ». Leur tourisme, de masse ou de niche, « populaire » ou « élitiste », qui sature ou exclut, a ses raisons que l’intérêt général, les inégalités Nord-Sud et l’urgence climatique ne peuvent suffire à tempérer. Avant nous, la pandémie. Après nous, le déluge.