Amaury Ghijselings (QUINOA asbl) : L’insurrection zapatiste vient de fêter ses 20 ans. Pour qualifier ce mouvement, le terme rébellion revient souvent. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? En quoi, les zapatistes sont-ils des rebelles ?
Bernard Duterme : L’appellation « rébellion » s’est en effet imposée, au sein du mouvement zapatiste comme à l’extérieur, dans la foulée immédiate de l’insurrection indigène armée du 1er janvier 1994. Il y a certes eu dans un premiers temps quelques hésitations : s’agit-il d’un soulèvement « feu de paille », d’une révolte paysanne, d’une jacquerie ethnique, d’une guérilla révolutionnaire… ? Et, bien sûr, du côté des autorités et du pouvoir officiel mis en cause, les réactions de surprise et d’incompréhension du 1er janvier ont vite fait place à une entreprise de délégitimation de cette « bande d’inconformes », « téléguidés par une poignée d’intellectuels démagogues, de révolutionnaires professionnels… ». Mais le terme « rébellion » a tout de même pris le dessus. Non seulement parce qu’il est apparu dès les premiers jours qu’il s’agissait bien plus que d’une manifestation spectaculaire sans lendemain, bien autre chose que d’une guérilla classique, bien moins que d’une révolution d’envergure nationale. Mais aussi parce que le terme « rébellion » – similaire en espagnol, en anglais et en français – charrie bien l’idée de dynamique contestataire, de mouvement d’insoumission, de résistance, d’insubordination et, partant, de désobéissance à un ordre établi, perçu comme injuste.
Depuis une dizaine d’année, les zapatistes se concentrent sur la construction de leur « autonomie ». Ils ont créé leurs propres gouvernements, leurs propres écoles, leurs cliniques, leurs coopératives, il existe même une justice autonome zapatiste. La constitution et les lois mexicaines s’arrêtent-elles aux frontières du Chiapas ?
Aux frontières de l’État du Chiapas, certainement pas. Mais oui, d’une certaine façon, aux frontières de la zone d’influence zapatiste… zone fragmentée et disparate qui s’étend sur environ un tiers du Chiapas, dans sa partie orientale. Même dans les points d’ancrage fort de la rébellion, aucune des vingt-sept « Municipalités autonomes rebelles zapatistes (MAREZ) » ne peut se targuer aujourd’hui d’être à 100% zapatiste. C’est pourtant là, en effet, que les zapatistes ont construit leur propre régime d’« autonomie de fait ». A défaut de l’« autonomie légale » que les Accords de San Andrés (signés entre le gouvernement fédéral mexicain et l’Armée zapatiste de libération nationale en 1996) prévoyaient pourtant de leur octroyer, les rebelles indigènes ont décidé de bâtir leur « nouveau monde » à eux, au nez des militaires omniprésents dans la région et à la barbe des autorités et de l’État… desquels un « véritable » zapatiste ne doit et ne peut désormais plus rien attendre ou recevoir, sous peine de s’auto-exclure de la rébellion. L’entreprise n’est donc pas simple, mais elle a le mérite de tenter l’expérimentation sur le terrain, dans un contexte pour le moins adverse, d’un projet radicalement démocratique d’émancipation et d’affirmation sociale et culturelle, d’une volonté de redistribution et de reconnaissance.
Le dialogue avec les autorités mexicaines ne semble plus faire partie des stratégies envisageables par le mouvement zapatiste pour obtenir ce qu’ils désirent. Comment se justifie cette stratégie dans la rhétorique zapatiste ? Toujours selon eux, porte-t-elle ses fruits ?
Le discours zapatiste sur cette question est tranché. Le « mal gobierno » (« le mauvais gouvernement ») et tous les partis de pouvoir (le PRI, le PAN, le PRD…) ne sont pas ou plus dignes de confiance. Echaudés par un ambitieux, mais laborieux et erratique processus de négociation (entre 1994 et 1997 dans le Chiapas, puis en 2001 au Congrès à Mexico) et « trahis » par la non-application des Accords de San Andrés, ainsi que, entretemps, par des opérations militaires ou agressions paramilitaires intermittentes, les rebelles ont renoncé à la voie – sans issue – du dialogue. Leur rapport au politique a évolué en parallèle, écartant définitivement semble-t-il toute conception du changement social « par le haut », par le pouvoir et par l’État, pour privilégier désormais une conception plus autonomiste du changement, « par le bas », hic et nunc, à travers l’autogestion. Cela étant, je garde la conviction que si demain une proposition gouvernementale de négociation, sincère et assortie du respect des conditions au dialogue formulées à l’époque par les zapatistes (démilitarisation de la zone, application des Accords de San Andrés, etc.), devait parvenir au leadership de la rébellion, elle ne serait pas nécessairement rejetée.
Comme énoncé dans le dernier ouvrage publié par le CETRI, le zapatisme est « une rébellion qui dure [1] ». Est-ce parce que l’Etat s’en accommode ou est-ce parce qu’il s’avère être impuissant ?
La question est très pertinente. La rébellion dure bien sûr parce qu’elle est opiniâtre et qu’en dépit de certaines défections, elle a su s’organiser, rebondir, se transformer. Les causes et conditions du soulèvement de 1994, à quelques adaptations près, sont toujours là : un modèle de développement prédateur, excluant et discriminant d’un côté et une partie de la population indigène fortement « conscientisée » de l’autre. Le « coût politique » d’une éradication militaire du zapatisme (qui logistiquement parlant ne prendrait pas deux jours) a toujours été hors de portée des gouvernements successifs. Ils ont bien essayé de décapiter la rébellion, en 1995 notamment, mais en vain. A donc prévalu et prévaut toujours une stratégie de pourrissement de la situation, de « guerre de basse intensité » - harcèlement, exacerbation des conflits entre communautés indigènes, paramilitarisation… -, le tout accompagné de forts investissements assistanciels dans les villages non zapatistes, et émaillé de temps à autre de déclarations conciliantes à l’égard des rebelles… Bref, le pouvoir mexicain, incapable de répondre aux attentes légitimes de la rébellion ou, à l’inverse, de la balayer du revers de la main, ne s’en accommode pas pour autant. Le travail de sape prend du temps, mais comme le zapatisme ne représente plus aujourd’hui la menace symbolique ou politique qu’il a été, on semble « faire avec ».
En Europe, les zapatistes font beaucoup parler d’eux pour toutes les innovations qu’ils ont apportées en matière de luttes sociales. Je pense à l’originalité de leur communication, à la convergence qu’ils ont créée entre des enjeux jusque-là dissociés (luttes identitaires indigènes, féminisme, luttes sociale, etc.) ou encore à leur relation par rapport au pouvoir. Sont-ils les seuls à pouvoir inspirer les mouvements sociaux européens dans leur (perpétuelle) quête de renouveau ?
Les rebelles du Chiapas ont beaucoup fait parler d’eux en Europe en effet, mais comme le sous-commandant Marcos le déplorait lui-même il y a déjà quelques années : « les zapatistes sont passés de mode ». La figure énigmatique de Marcos, dans le rôle d’interprète imaginatif de cette rébellion indigène, constitue d’ailleurs l’un des principaux facteurs explicatifs de cette résonance internationale - voire « intergalactique » pour reprendre sa propre formule - du zapatisme. D’autres luttes indigènes ont secoué et secouent encore le continent latino, des luttes pas moins intéressantes et tout aussi légitimes, mais souvent moins en vue que ne l’ont été les « encagoulés du Chiapas ». Cela dit, le concept de « buen vivir » porté aujourd’hui par les dynamiques indiennes d’Équateur, de Bolivie et d’ailleurs fait aussi écho de ce côté-ci de l’Atlantique. Au Guatemala notamment, des manifestations de paysans mayas, mobilisées sur l’idée d’un développement respectueux de la « Terre Mère » et fondé sur d’autres indicateurs que les taux d’extraction minière, d’exportation et de croissance économique, se sont fait lourdement réprimer ces derniers mois.
Parallèlement aux mouvements sociaux, il semble que les Etats d’Amérique centrale soit confrontés à bien d’autres formes de désobéissance. Je pense aux patrouilles d’autodéfense au Mexique, aux zones péri-urbaines contrôlées par les maras, aux zones rurales aux mains de narcotrafiquants, ou encore dans un autre registre, je songe au travail non formel qui existe de part en part de la région. Peut-on véritablement parler d’Etat de Droit dans cette région du monde lorsque la désobéissance semble devenir la règle et l’obéissance l’exception ?
Les luttes émancipatrices et démocratiques, pour la justice sociale et la reconnaissance des diversités culturelles, n’ont effectivement pas le monopole de la « désobéissance » en Amérique latine, et encore moins en Amérique centrale où, dans des pays comme le Honduras et le Guatemala par exemple, la criminalité et les zones de non-droit atteignent des dimensions insoutenables. La sociologie des mouvements sociaux anglo-saxonne parlent à cet égard d’« uncivil movements ». Si le continent reste bien celui de l’ébullition sociale et des inégalités record, plusieurs observateurs ont diagnostiqué ces dernières années un certain reflux des luttes collectives, parfois suite au « virage à gauche » des pouvoirs nationaux, mais, plus globalement, en raison de contextes sociétaux et culturels toujours plus libéralisés, atomisés, consuméristes…, dans lesquels les groupes rebelles « organisés » sont plus que jamais minoritaires au sein de leur propre milieu social et les grandes « mobilisations populaires » moins que jamais contestataires ou progressistes. Au Mexique et en Amérique centrale, les hausses du secteur informel, du pentecôtisme, de la violence urbaine, du narcotrafic…, pour ne citer en vrac que quelques phénomènes massifs, constituent de facto des réalités sociales bien plus prégnantes que la « petite » rébellion zapatiste et autres mouvements emblématiques porteurs de nos idéaux…