Reconnaître la part du néocolonialisme dans le développement exige de prendre au sérieux la diversité des discours formulés au nom de celui-ci. En effet la production et l’affrontement incessant d’idées autour de ce que devrait être le « développement » ont accouché de plusieurs paradigmes concurrents, qui tout à la fois empruntent aux formulations antérieures et s’en démarquent.
Le développement par la modernisation
L’enjeu du « développement » des pays les plus pauvres émerge immédiatement après la deuxième guerre mondiale, alors que la grande majorité d’entre eux sont toujours sous domination coloniale. Il est énoncé en Occident par des hommes d’État qui entendent éviter que les pays fraîchement décolonisés ne basculent dans le giron de l’Union soviétique… ou qui désirent freiner les mouvements d’indépendance en améliorant le quotidien des populations. Dans ses premières formulations, la notion de développement est imprégnée d’un imaginaire évolutionniste. Si des populations sont dans la misère, c’est qu’elles n’ont pas, ou pas suffisamment accédé à la « modernité », à ses principes et à ses réalisations, qu’elles sont demeurées bloquées dans la « tradition ». Elles sont donc « sous-développées » pour s’être attardées, voire arrêtées, sur la voie universelle du « progrès », celle qui a été empruntée avec succès depuis la révolution industrielle par les puissances européennes et les États-Unis.
Les pays fraîchement décolonisés doivent donc imiter ces pays qui seront bientôt qualifiés de « développés », s’ils veulent se hisser hors de la misère. Et il appartient aux pays industrialisés de guider ces jeunes nations et de soutenir ces efforts de « rattrapage », en transférant les connaissances et les techniques qu’elles maîtrisent. En cela, des lignes de continuité fortes existent entre la démarche « civilisatrice » de la colonisation, en particulier dans sa phase tardive, et le projet de développement : il s’agit de « mettre en valeur » des ressources naturelles et humaines sous-exploitées, de « réveiller » une vie économique jugée « primitive et stationnaire ». Le développement est en quelque sorte le nouveau « fardeau de l’homme blanc », soit une énième déclinaison de cette obligation morale de « répandre le progrès » parmi les populations attardées, invoquée au 19e siècle pour justifier la domination impériale (Rist, 1996).
S’agissant de son contenu, le « développement » est d’emblée marqué par une orientation économiciste : la croissance est le principal indicateur de progrès des pays. L’adoption de principes d’organisation « scientifiques » et de technologies « modernes » a comme premier objectif l’utilisation plus intensive des facteurs de production. Jusqu’aux années 1980, l’industrialisation est considérée comme « le » vecteur de la croissance. Les débats entre théoriciens du développement tournent dès lors autour des stratégies devant permettre le « décollage économique » des pays pauvres ou leur « transformation structurelle » d’une économie agricole en une économie manufacturière. Á cette époque où le keynésianisme tient le haut du pavé dans la science économique, l’État se voit attribuer un rôle déterminant dans la mobilisation des facteurs de production pour le développement (investissement, infrastructures, formation, etc.).
Le développement comme sortie de la dépendance
Une réaction critique contre ces conceptions occidentales du développement émerge au Sud dès les années 1950-1960. Elle va argumenter que la pauvreté des pays du « Tiers-Monde » n’est pas liée à la persistance de traditions, à un en-dehors de la modernité occidentale, mais à la manière dont ces espaces ont été intégrés à la modernité capitaliste depuis la colonisation. En d’autres mots, le problème ne réside pas dans les déficiences techniques de pays « sous-développés », mais dans la place qu’ils occupent structurellement à la « périphérie » de l’économie mondiale en tant que fournisseurs de matières premières (pétrole, minerais, biens agricoles) qui sont transformées dans les « économies » du centre (l’Europe et les États-Unis).
D’après l’école structuraliste qui se développe à cette époque en Amérique latine, sous la houlette de la CEPAL [1] dirigée par Raoul Prebisch, cette place dans la division internationale du travail est structurellement défavorable suite au phénomène de « dégradation des termes de l’échange » : le progrès technologique tend à faire augmenter la valeur des produits manufacturés, tandis qu’il réduit celle des matières premières. Les pays de la périphérie sont obligés d’exporter toujours plus de matières premières pour importer une même quantité de biens industriels. Pour sortir de ce piège, les pays de la périphérie ont intérêt à s’engager dans des processus d’industrialisation en s’abritant temporairement de la compétition internationale, afin de réserver leurs marchés nationaux à leurs entreprises naissantes. Une stratégie « d’industrialisation par substitution des importations » est adoptée par de nombreux pays en Amérique latine, mais aussi en Afrique et en Asie.
Sous l’influence de cette pensée, des revendications de réformes du système économique international en vue de le rendre plus compatible avec les dynamiques de développement national sont adressées par les leaders du Sud aux pays industrialisés. C’est en particulier l’agenda de la CNUCED [2], fondée en 1964 pour mettre le commerce international au service du développement. Le « dialogue Nord-Sud » débouchera sur différents engagements internationaux orientés vers l’avènement d’un « Nouvel ordre économique international ». Ceux-ci visent à garantir la souveraineté économique [3], mais aussi à agir sur les « termes de l’échange » en soutenant les prix des exportations de produits primaires et en facilitant l’accès des pays en développement à la technologie occidentale.
Les difficultés que rencontrent les pays du Sud sur la voie du développement génèrent parallèlement un durcissement de l’approche structuraliste, inspirée par les conceptions marxistes et anti-impérialistes, qui débouchera sur des formulations radicales bientôt associées à un label théorique, celui de « l’école de la dépendance ». Pour les « dependentistas », les stratégies d’industrialisation échouent du fait du maintien d’une dépendance technologique et financière vis-à-vis des pays du centre, de la trop grande latitude accordée aux multinationales étrangères, du comportement rentier des bourgeoisies « compradores », dont les intérêts se confondent avec ceux du capitalisme international, au détriment de la masse des paysans et travailleurs. Comme le concevait entre autres Samir Amin, révolution politique interne et « déconnexion » vis-à-vis du système international doivent aller de pair pour émanciper les peuples du Sud (1986).
Le développement par la libéralisation
Les crises économiques et financières qui touchent les pays en développement à la fin des années 1970, dans le contexte d’un ralentissement général de l’économie mondiale, entraînent la crise intellectuelle des paradigmes de la modernisation et du structuralisme. Ils sont bientôt supplantés par un paradigme qui voit dans l’interventionnisme de l’État la source de la stagnation et de l’endettement. Le courant de pensée néolibéral grandit dans les universités américaines essentiellement, notamment celle de Chicago, et s’en prend d’abord aux politiques keynésiennes dominantes dans ce pays et en Europe depuis la guerre… avant de s’attaquer à l’économie « interventionniste » du développement : sous des modalités certes différentes, pays du Sud et du Nord souffrent des mêmes maux et exigent grosso modo l’application de la même recette : « roll back the State ».
Aux antipodes de l’école de la dépendance, le marché international n’est plus considéré comme le lieu de « l’échange inégal », mais comme la source de la dynamisation des économies Pour les néolibéraux, les tentatives d’industrialisation par substitution des importations ont artificiellement écarté les pays en développement de leurs « avantages comparatifs », c’est-à-dire des secteurs où leurs coûts de production sont « naturellement » compétitifs à l’échelle internationale - soit, s’agissant des pays en développement, l’abondance de travail non qualifié et de ressources naturelles. Il faut dès lors… privatiser les entreprises publiques, réduire les dépenses, promouvoir les exportations, supprimer les barrières douanières, attirer les investissements étrangers, s’ouvrir aux flux financiers. Autant de mesures, dictées à partir des années 1980 par les institutions créancières, qui ne visent plus à « transformer » structurellement les économies, mais à favoriser une croissance pure et simple de l’activité économique, dont il est supposé qu’elle bénéficiera in fine à l’ensemble de la population.
Pour nombre d’intellectuel·les et de politiques au Sud, ces programmes « d’ajustement structurel » ont un caractère néocolonial qui se reflète à plusieurs niveaux. Tout d’abord, ils sont imposés aux pays du Sud par des institutions internationales – FMI, Banque mondiale, clubs de pays créanciers – dominées par les pays du Nord. Ils expriment donc un rapport de force international devenu défavorable aux revendications du « Tiers monde ». Ensuite, derrière l’expression « d’ouverture à l’économie mondiale », c’est la (re-)prise de contrôle des ressources naturelles et des marchés nationaux par les multinationales et les groupes financiers occidentaux qui se profile. Enfin, l’ajustement véhicule une conception pseudo-universelle de la rationalité économique (homo oeconomicus) aux antipodes des pratiques socialement encastrées de production et d’échange qui caractérisent les économies des pays du Sud.
Le développement durable
Les trois paradigmes précédents ont en commun de ramener peu ou prou le développement à l’enjeu du développement économique, de la croissance. Un certain nombre de discours vont prendre de l’importance, au cours des années 1980 et 1990, qui mettent l’accent sur d’autres dimensions du développement : le bien-être social, l’environnement et la gouvernance en particulier. Ces réflexions plus sectorielles ne mettent pas vraiment en question les politiques économiques dominantes, mais cherchent à les compléter ou à en corriger certains effets par des interventions dans des domaines spécifiques des sociétés du Sud. Elles seront graduellement absorbées à la fin des années 1990 dans les modèles de développement « globaux » promus par les institutions internationales, sous le label du développement durable notamment.
Les politiques sociales, qui ont été radicalement réduites dans le cadre de l’ajustement structurel, réapparaissent timidement au début des années 1990 face à la dégradation des indicateurs sociaux. Sous la pression de certaines agences onusiennes, notamment l’UNESCO et le PNUD, la « dimension sociale de l’ajustement » est progressivement prise en compte, sous la forme de programmes d’aide sociale ciblés sur les perdants « temporaires » des réformes. Le concept d’indicateur de développement humain, forgé en 1990, est une illustration forte de la volonté d’élargir le développement à des dimensions non économiques des réalités sociales (la santé et l’éducation en l’occurrence). Enfin, la mobilisation de l’OMS et de l’OIT permettent le retour en grâce, au début des années 2000, des politiques de protection sociale universelle.
Quant à la question de l’environnement, elle est érigée en préoccupation internationale sous l’impulsion des pays occidentaux. Dès le premier sommet mondial de l’environnement, en 1972, des gouvernements du Sud y voient une menace pour leur propre développement économique et la réduction de la pauvreté massive dans leurs pays. Le concept de « développement durable » adopté en 1992 lors du Sommet de la terre exprime une sorte de compromis Nord-Sud, à travers lequel les pays en développement acceptent de s’engager dans des régimes environnementaux internationaux (biodiversité, climat) à la condition de ne pas sacrifier leurs objectifs de développement économique et social et d’y avoir un statut différencié, moins contraignant, au nom du principe des « responsabilités communes mais différenciées ».
Les enjeux de gouvernance deviennent eux aussi un « enjeu de développement » au tournant des années 1990 sous l’effet de deux processus concomitants : la fin de la guerre froide, qui amène les pays occidentaux à subordonner l’appui des régimes « amis » à leur démocratisation ne fût-ce que formelle, et l’échec des ajustements structurels, qui amène les bailleurs de fonds à reconsidérer l’importance des institutions dans le bon fonctionnement des marchés. Il faut donc un minimum d’État, mais un État « bien gouverné », « responsable » et « efficient » dans la gestion des ressources publiques. Le rôle des États faillis dans l’essor des guerres civiles (années 1990) puis du terrorisme (années 2000) renforce cette prise en compte des capacités administratives des États dans les programmes du développement.
Á l’instar des considérations en matière de droits humains et de genre, ces excroissances de la notion de développement ne sont pas à l’abri de procès en néocolonialisme [4]. Sur le fond, elles tendent à mondialiser des préoccupations en fonction de priorités et de formulations propres aux espaces politiques occidentaux. Sur la forme, elles se concrétisent dans une bonne mesure par le biais de « conditionnalités » associées à des programmes d’aide, qui tendent à réduire les institutions du Sud au rôle de « porteuses » de politiques ou de pratiques jugées « bonnes » par la communauté internationale, au détriment de leur fonction de représentation des souverainetés populaires.
Le développement déconstruit
Des courants intellectuels et militants entreprennent au cours des années 1990 une critique radicale de l’idée même de développement. Selon eux, qu’il soit (néo-)libéral, socialisant ou durable, le développement est avant tout un « discours de pouvoir », un instrument idéologique visant à justifier des politiques menant à la dépossession des groupes les plus faibles et à la concentration des ressources aux mains des élites économiques nationales et internationales. Le problème n’est plus dès lors l’absence ou le manque de résultat du développement, mais le fait même de vouloir développer, qui suppose l’existence de « bureaucraties » publiques ou privées envisageant les territoires, leurs richesses naturelles et leurs habitant·es comme autant de facteurs productifs dans le cadre de « plans » ou de « projets » dont les termes et la conduite échappent complètement aux premier·ères concerné·es (les « groupes cibles »), qui perdent généralement l’accès à leur moyens de subsistances traditionnels dans la foulée.
Aux programmes standardisés, les critiques du développement opposent la diversité des pratiques et des savoirs locaux, aux transferts technologiques, ils privilégient la réhabilitation des savoir-faire ancestraux, aux objectifs de la croissance et de la productivité, ils substituent la quête de rapports harmonieux entre communautés humaines et environnement. L’alternative au développement, ce sont des « modes d’épanouissement collectif dans lesquels ne serait pas privilégié un bien-être matériel destructeur de l’environnement et du lien social » [5]. Des affinités existent logiquement entre ce courant de pensée et les principes du mouvement de la décroissance en Occident, et effectivement les influences communes ou réciproques sont nombreuses.
Les adeptes d’une alternative au développement se nourrissent aussi des travaux d’auteur·rices postcoloniaux et/ou décoloniaux. Ceux et celles-ci vont plus loin dans la mise en cause du développement que l’école de la dépendance, dont elles et ils sont quelque part des héritier·ères critiques. Elles et ils contestent donc l’hégémonie économique et politique du capitalisme du « centre », mais remettent aussi en question les catégories de pensée mêmes de la modernité occidentale. Ils et elles entendent dévoiler la « colonialité » qui se loge au sein de savoirs prétendument universels (Lander, 2000), qui continuent à produire des groupes « subalternes », en tentant « de conférer une ’’ normalité’’ hégémonique au développement inégal et à l’histoire différenciée, et souvent déséquilibrée, des nations, des races, des communautés et des peuples » (Bhabha, 1994). Bref, les anti-développement prennent l’exact contre-pied du paradigme fondateur du développement : la « modernisation » n’est pas un facteur de progrès et d’émancipation, elle est source d’oppression et d’aliénation.
Critique de la critique...
Pour clore ce trop schématique tour de la question, on ne résiste pas à la tentation de souligner le contraste entre la radicalité d’une certaine critique du développement – essentiellement menée dans l’espace universitaire occidental – et la permanence au Sud d’une demande sociale et politique massive de développement, au sens banal de l’aspiration à la jouissance des produits matériels de la modernité – routes goudronnées, électricité, téléphone portable… Si le développement est à l’origine une « croyance occidentale » (Rist, 2016), les autres régions du monde se la sont appropriée, Asie « émergente » en tête. On peut certes déplorer que les peuples du Sud aspirent à « vivre comme nous » [6], a fortiori dans un contexte de crise écologique globale. Mais n’y a-t-il pas, dans le fond, une part de paternalisme dans cette déploration, qui suppose que l’on sache mieux que l’autre lointain les voies qu’il ne devrait pas emprunter ?