Traduction d’un article paru en anglais sous le titre « Digital justice is a matter of environmental justice. Or at least it should be » publié dans l’édition de fin d’année de la newsletter DataSyn éditée par le média en ligne Bot Populi.
En octobre 2022, Google annonçait qu’il allait acquérir un nouveau site dans le Hainaut [1], son troisième dans la région après son hub de 90 hectares à Saint-Ghislain (le premier à avoir été développé en dehors des États-Unis, il y a 15 ans) et son site de 50 hectares récemment acquis dans la ville voisine de Farciennes (où il prévoit de construire un sixième centre de données dans le pays). Comme d’habitude, cette annonce a été célébrée unanimement ou presque [2] pour la manne économique qu’elle est censée représenter pour l’une des régions les plus pauvres de Belgique. Mais cette fois, c’est aussi le bilan environnemental supposément positif du projet qui a fait la une.
Pour en témoigner, tant le Premier ministre Alexander De Croo (Open VLD) que la ministre en charge des télécommunications Petra de Sutter (Groen) avaient fait le déplacement. L’occasion, pour cette dernière, de déclarer : « Il n’y a pas de transition écologique envisageable sans transition digitale. Mais l’inverse est vrai aussi. On ne peut pas faire de transition numérique sans transition écologique. Le poids du numérique dans la consommation énergétique est appelé à augmenter durant les prochaines années. Il faudra donc veiller à ce que Google poursuive ses efforts et montre l’exemple aux autres acteurs des technologies de l’information et de la communication » [3].
Les « efforts » et « l’exemple » auxquels Mme De Sutter fait référence sont la promesse de Google de se « libérer du carbone » (carbon free) d’ici 2030 [4]. Or la Belgique est un élément central de ce plan. C’est ici que l’entreprise a construit sa première ferme solaire, qui compte plus de 10 000 panneaux, et c’est également ici qu’elle teste actuellement des « batteries vertes » pour stocker l’énergie et remplacer les (très polluants) générateurs au diesel supposés prendre le relais en cas de coupure de courant [5]. Comme l’expliquait le directeur de l’énergie et de la durabilité des centres de données de Google en octobre dernier : « On veut que chaque vidéo YouTube visionnée, chaque mail envoyé, chaque chanson écoutée sur Spotify, à n’importe quel moment de l’année, ne consomme que de l’énergie renouvelable » [6].
Le numérique au service de la transition écologique ?
Mais Google et les autres géants numériques ne veulent pas uniquement réduire au maximum leurs propres émissions de CO2, ils prétendent également jouer un rôle central dans la transition écologique au sens large. Sur son portail consacré au développement durable, Google explique ainsi que l’une de ses missions est « d’encourager le développement durable à grande échelle. En organisant les informations sur notre planète et en les rendant exploitables grâce à la technologie » [7]. De son côté, Microsoft affirme que « quel que soit le stade où vous en êtes dans votre démarche de durabilité, les solutions technologiques en nuage de Microsoft peuvent vous aider à avancer » [8].
Des arguments qui semblent avoir convaincu la plupart des gouvernements et des organisations internationales. Dans sa stratégie visant à « façonner l’avenir numérique de l’Europe » [9] , la Commission européenne considère les solutions numériques comme de « puissants catalyseurs » de la « transition vers la durabilité » qui « peuvent faire progresser l’économie circulaire, soutenir la décarbonisation de tous les secteurs et réduire l’empreinte environnementale et sociale des produits mis sur le marché européen ». De même, dans un récent rapport, le PNUD soutenait que « le numérique est un catalyseur indispensable pour assurer une reprise verte et inclusive » [10].
Pourtant, les tendances actuelles de la numérisation dans le monde offrent un tableau beaucoup moins reluisant.
Un bilan environnemental catastrophique
Prenons l’empreinte carbone de l’industrie numérique. Certes, le secteur fait preuve d’une réelle volonté d’efficacité énergétique et d’utilisation des énergies renouvelables. Mais la croissance exponentielle de la numérisation rend la première négligeable et la seconde toujours plus incertaine [11].
Et c’est encore pire si l’on considère à la fois la totalité du cycle de vie des technologies numériques et leur impact environnemental, au-delà de leur seule contribution au réchauffement de la planète. Une étude récente [12] révèle ainsi que l’utilisation de minéraux et de métaux est l’impact environnemental le plus important des TIC, devant leurs conséquences sur le changement climatique et l’utilisation de combustibles fossiles. La même étude révèle que les terminaux utilisateurs (smartphone, portables) sont de loin ceux qui impactent le plus l’environnement, loin devant les réseaux et les centres de données, représentant de 54 % à 90 % de l’impact total selon les indicateurs considérés (voir tableau).
Distribution pondérée des impacts environnementaux du numérique selon les 3 niveaux (terminaux utilisateurs ; réseaux ; centres de données)
Source : Bengassem et al. (2021 : 32)
Résultat : les matériaux déplacés chaque année en raison de la production et de la consommation de services numériques dans la seule Union européenne (UE) représentent à peu près le même poids que l’ensemble des 9,2 milliards d’êtres humains sur terre ; la quantité d’électricité consommée par ces services représente déjà 9,3 % de la consommation européenne d’électricité ; et la quantité de GES qu’ils émettent représente actuellement 4,2 % du total des émissions européennes de GES.
Et la tendance ne fait que s’aggraver, en raison de l’obsolescence programmée et de la multiplication des appareils connectés, ainsi que du modèle économique hyperconcentré et gourmand en données que ces derniers sont censés alimenter. Au rythme actuel, l’industrie numérique pourrait représenter plus de 5 % de la consommation mondiale d’énergie et contribuer à 8 % des émissions mondiales de GES d’ici 2025 [13], tandis que plus de la moitié de la trentaine d’éléments différents qui composent notre smartphone « suscitent des inquiétudes dans les années à venir en raison de leur rareté croissante » [14].
Certains diront que cette situation est au moins partiellement compensée par les effets positifs de la numérisation sur la durabilité de l’économie en général. Mais c’est loin d’être évident. La diffusion mondiale des technologies numériques au cours des dernières décennies ne s’est pas vraiment accompagnée d’une baisse de la consommation d’énergie et de ressources, bien au contraire. Et la raison en est simple : dans une économie capitaliste, les innovations technologiques servent avant tout à maximiser la croissance et le profit.
C’est ainsi que malgré tous ses beaux discours sur la durabilité, Google reste principalement une société de publicité, qui gagne de l’argent en vendant des outils toujours plus sophistiqués pour alimenter le consumérisme [15]. Et si l’analyse des données et l’intelligence artificielle sont célébrées pour leur potentiel (réel) dans la lutte contre le réchauffement climatique et pour la durabilité environnementale, à l’heure actuelle, la collecte massive de données et le boom de l’IA alimentent surtout des activités non durables telles que la publicité ciblée, le trading à haute fréquence, l’extraction de bitcoins ou même la prospection pétrolière et gazière [16].
Le Sud en première ligne
Ces écarts flagrants entre les promesses et la réalité de la « dématérialisation » numérique devraient nous rendre méfiants vis-à-vis des discours qui présentent ces technologies comme indispensables au « développement durable ». Surtout si l’on considère à quel point leur bilan environnemental est profondément inégal au niveau mondial. Le politologue sud-africain Michel Kwet parle à ce propos des « dimensions capitaliste, impérialiste et environnementale du pouvoir numérique, qui, ensemble, creusent les inégalités mondiales et poussent la planète chaque jour plus près de l’effondrement » [17].
En République démocratique du Congo, par exemple, 70 % du cobalt utilisé dans les batteries à travers le monde est extrait dans des conditions catastrophiques sur le plan environnemental et social [18], alors que le pays a un taux de pénétration de l’internet de seulement 17,6 % et qu’il y a en moyenne 1,5 appareil connecté par personne en Afrique (contre 9,4 en Europe et 13,4 en Amérique du Nord). De même, une écrasante majorité des centres de données actuels sont situés dans les économies dites développées, principalement en Amérique du Nord et en Europe, alors que leurs énormes conséquences sur le réchauffement de la planète et l’effondrement environnemental au sens large seront ressenties de manière plus aiguë dans un Sud numériquement exploité ou simplement exclu.
Et puis il y a l’enjeu des déchets. En 2019, 53,6 millions de tonnes de déchets électroniques ont été générés dans le monde, un chiffre qui devrait atteindre 74,7 millions de tonnes d’ici 2030 [19]. Or, seule une fraction de ces déchets est recyclée, et la plupart d’entre eux finissent dans des décharges dans le Sud où ils contaminent l’air et les sols, alimentant des crises sanitaires à grande échelle.
Articuler les justices numérique et environnementale
Alors que faire ? La première chose est de reconnaître qu’on ne peut pas avoir une croissance numérique infinie dans un monde fini, pour paraphraser un célèbre dicton. Cela signifie que nous ne pouvons pas continuer à pousser à la « numérisation de tout » [20] en supposant simplement qu’elle finira par s’aligner sur la transition écologique - ce ne sera pas le cas. Cela signifie également que nous ne pouvons pas continuer à plaider pour un « rattrapage numérique » du Sud sans remettre en question les niveaux et les modes de numérisation du Nord.
Ce dont nous avons besoin, c’est à la fois d’une décroissance numérique mondiale - pour faire en sorte que les technologies numériques soient ramenées à des niveaux de production, d’utilisation et de recyclage compatibles avec les limites planétaires – et d’une réorganisation complète de l’économie numérique visant à distribuer ce que nous pouvons réellement nous permettre en termes de numérisation de la manière la plus efficace et la plus juste socialement, et ce à l’échelle planétaire. Pour ce faire, nous devons évidemment nous opposer au programme de numérisation dominant et à tous ses récents efforts en matière de greenwashing. Mais nous devons également travailler au sein de nos propres mouvements pour mieux faire le lien entre les enjeux de justice environnementale et numérique, en particulier dans une perspective Nord-Sud [21].
La bonne nouvelle, c’est qu’il existe de nombreuses complémentarités, au moins tacites, entre ces deux sphères, sur lesquelles il est possible de s’appuyer. Les utilisateurs de logiciels et de systèmes d’exploitation libres, par exemple, sont généralement en mesure de faire durer leurs appareils plus longtemps, car ils échappent à l’obsolescence programmée imposée par les mises à jour incessantes des systèmes propriétaires [22]. De même, les limites imposées à la collecte massive et systématique de données personnelles pour des raisons de confidentialité peuvent également contribuer à réduire l’empreinte écologique de l’économie numérique.
Mais plus fondamentalement, ce sont surtout les exigences d’une numérisation ascendante, contrôlée publiquement et démocratiquement [23], qui constituent un premier pas nécessaire (bien que non suffisant) vers toute tentative de durabilité numérique. Et à l’inverse, les luttes historiques pour la protection des biens communs naturels tels que l’eau ou le climat pourraient inspirer une grande partie des réflexions actuelles sur les « biens communs numériques », tandis que des concepts centraux pour les luttes environnementales comme celui de « responsabilités communes mais différenciées » ou même de « souveraineté alimentaire » pourraient également être importés avec profit dans la sphère de la justice numérique [24].
Cela ne veut pas dire que ces échanges seront faciles ou exempts de tensions, mais il est plus que temps de s’y atteler. L’heure tourne.