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Syrie

La gauche doit se tenir aux côtés du peuple syrien, sans tergiverser

« Une large partie de la gauche a trop longtemps manqué à l’appel des Syrien·nes. Nous devons à présent inonder cette Syrie libérée non pas d’ingérences occidentales, mais de la solidarité que nous entendons tisser entre les peuples libres, et ceux qui se battent pour leur liberté, du monde entier. »
Dans cette tribune, un ensemble de journalistes, militant·es, enseignant·es et personnalités du monde de la recherche appellent au dépassement des clivages pour soutenir le peuple syrien et les exilé·es.

Le 8 décembre 2024 est venu clore en Syrie une séquence ouverte treize ans auparavant par un soulèvement populaire plein d’espoir, réduit au silence par une répression caractéristique de ce que furent les quelques cinquante-quatre ans de règne du clan Assad sur la Syrie. Notre premier sentiment a été de saluer cette victoire et de communier aux côtés de nos ami·es syrien·nes sur les places de nombreuses villes françaises comme sur les réseaux sociaux. Démocrates, internationalistes, opposé·es à toute forme d’autoritarisme et d’oppression, cette aspiration à la liberté n’a pas toujours été entièrement partagée par nos camarades de gauche.

La première raison tient au caractère des libérateurs, principalement issus de l’organisation islamiste Hayat Tahrir al-Cham (HTC). Nulle naïveté, nous partageons cette inquiétude. Commencer par célébrer la chute d’une dictature parmi les plus sanguinaires et tyranniques n’empêche pas de partager certaines inquiétudes sur ce qui va advenir. Toutefois, le positionnement politique face à un événement d’une ampleur si forte et puissante ne peut, en aucun cas, se focaliser sur l’incertitude de l’après au risque de laisser croire qu’à un quelconque moment nous pourrions regretter ce que fut la Syrie d’Assad. En ce sens, nous rejoignons les mots de l’intellectuel anti-régime et figure de la gauche syrienne Yassin al-Haj Saleh : « Nous ne pouvons pas reconnaître l’efficacité militaire des HTC contre le régime tout en ignorant leur idéologie. Nous ne pouvons pas non plus nous focaliser sur leur idéologie et négliger leur rôle clé dans la résistance à un régime qui tue des Syriens sans relâche depuis des années. Se focaliser sur une seule partie rend impossible une politique efficace. »

Par ailleurs, la vitesse à laquelle le régime est tombé démontre à quel point il ne disposait plus d’aucun soutien populaire, et cela n’est pas le fruit de HTC mais de la réussite par le mouvement révolutionnaire d’avoir, en treize ans, largement infusé les idées de liberté à travers le pays, brisé le mur du silence et de la peur, et fait gagner ces idées qui n’attendaient plus que de pouvoir s’exprimer.

Cette première raison est également nourrie par une confusion qui empêche une juste appréhension du champ des possibles qui vient de s’ouvrir en Syrie : sans conteste, l’islamophobie ambiante pèse au point de ruiner toute analyse politique portant sur des populations et des espaces de l’aire arabo-islamique. Elle alimente aussi les analogies non fondées avec les trajectoires afghane, irakienne ou libyenne, dans un essentialisme de la région et de ses peuples qui fleure bon l’orientalisme. Chaque société a ses propres dynamiques en fonction de ses structures, de sa composition et des rapports de force qui la traversent. Et aussi évident que paraisse ce rappel : Damas n’est pas Kaboul et le tissu social syrien présente autant de différences avec la société afghane qu’avec la société française…

La deuxième raison de l’absence d’une partie de la gauche aux côtés du peuple syrien porte sur la question kurde. Là encore, notre soutien à la révolution syrienne ne laisse aucune place aux ambitions turques sur le Kurdistan syrien du Rojava. Les négociations, toujours en cours au moment où ces lignes sont écrites, entre le nouveau gouvernement syrien et les Forces démocratiques syriennes, sont le meilleur moyen de mettre la stratégie d’Erdogan en déroute. Elles doivent permettre de dégager un accord assurant aux populations arabo-syriennes du Nord et de l’Est de vivre sous l’autorité d’une Syrie sans Assad, sans pour autant remettre en cause l’existence dans le Rojava de l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES) pour les populations kurdo-syriennes.

La troisième raison repose sur un campisme plaçant mécaniquement la Syrie d’Assad du côté de la résistance au colonialisme israélien. Comment peut-on encore croire qu’un régime tortionnaire envers son peuple soit un allié dans le cadre d’une lutte de libération en faveur des droits d’un autre peuple ? La défense des droits du peuple palestinien justifierait donc de fermer les yeux sur toutes ces années de massacres et d’horreurs que le peuple syrien eut à subir ? Les réfugiés palestiniens vivant en Syrie ont eux aussi payé le prix de cette oppression systémique, dont les stigmates s’observent jusqu’à aujourd’hui dans le camp de Yarmouk - qui a été jusqu’au soulèvement de 2011 le plus grand camp palestinien à travers le monde. Une Syrie libre, stable et puissante représente le meilleur soutien pour les droits du peuple palestinien, en faveur d’une solution à un ou deux États, et nous savons à quel point cette aspiration est partagée en Syrie comme parmi les exilés.

Dans ce contexte d’euphorie mêlée à l’incertitude face à l’avenir, l’annonce de suspension des dossiers de demandes d’asile pour les exilés syriens de la part de nombreux pays de l’Union européenne apparaît tout aussi cynique que imprudente. La Syrie ne va pas renouer avec le développement humain et économique en quelques semaines ni même en quelques mois, c’est un chantier colossal qui s’ouvre à peine et conditionné principalement à l’indispensable levée des sanctions et à un État pleinement souverain sur son territoire. Les récentes actions du gouvernement israélien, entre bombardements intensifs et invasion territoriale, minent les capacités du futur État syrien à pouvoir s’appuyer sur des institutions solides, à sécuriser l’ensemble de son territoire et à demeurer indépendant de toutes les ingérences étrangères.

Ainsi, dans ce contexte, s’appuyer sur la chute d’Assad pour considérer que la Syrie serait devenu un espace de lendemains sûrs et d’opportunités immédiates pour l’ensemble de ses exilés est pour le moins prématuré, et ressemble surtout à une façon d’évacuer le spectre de la frustration raciste, jamais absent des considérations politiques européennes, à moindre frais.

Les Syrien·nes exilé·es en Europe depuis des années doivent pouvoir poursuivre leur enracinement et leurs projets dans leur pays d’accueil, et les jeter sur les routes d’un retour forcé serait une façon de plus de piétiner leurs destins pour partie brisés par la guerre, tout en sabotant une potentielle force vive pour ce pays, qui verra revenir ses cerveaux et sa main d’œuvre au rythme auquel les vies individuelles de chacun.e le permettront. De nombreux Syrien·nes exilés dans nos pays sont par exemple en cours d’études et doivent pouvoir terminer leur formation pour pouvoir être utiles à leur pays plus tard, d’autres peuvent proposer des compétences techniques ou scientifiques plus efficaces depuis l’étranger.

Ajoutons enfin que l’engagement des Syrien·nes dans la reconstruction de leur pays constitue désormais une possibilité pour des millions d’exilés, mais ne doit pas devenir une obligation. Ces gens souvent fragilisés par l’exil ont aussi le droit de se concentrer sur leurs projets personnels et de prévoir leur vie au long cours ailleurs qu’en Syrie. Certains ont fait famille en Europe et font partie de nos communautés nationales. La joie sincère que nous partageons de les voir pouvoir renouer avec leur identité syrienne et se constituer une vraie identité binationale ne doit pas se muer en une injonction paternaliste au retour.

Au contraire, être à leur côté c’est aussi favoriser par tous les moyens possibles le processus de reconstruction de la Syrie. Il nous semble essentiel d’en appeler aux élus et collectivités de gauche pour appuyer des projets franco-syriens : partenariats, partages de compétences, bourses d’études internationales, jumelages de villes, etc. Rappelons ici que la société civile syrienne ne part pas de rien aujourd’hui pour mettre en place ces projets de coopération : l’expérience révolutionnaire des comités de coordination locaux mis en place dans les zones libérées au début de la révolution (2011-2012) a permis à cette société civile de développer de nombreuses compétences d’administration locale et de bâtir de véritables pouvoirs civils. Même si ces expériences ont été écrasées dans le sang, les Syrien·nes ont été profondément marqués par les mues politiques intenses de ces dernières années, et ils sauront recycler ces réflexes de gouvernance démocratique qu’ils ont aussi développés et consolidés en diaspora durant une décennie d’exil (parfois bien plus). Autrement dit, et contrairement à ce qui est à mi-mots suggéré dans de nombreuses assertions lapidaires : la société syrienne est une société extrêmement mature politiquement, ouverte au monde et prête à échanger. Tendons-leur la main.

Une large partie de la gauche a trop longtemps manqué à l’appel des Syrien·nes. Nous devons à présent inonder cette Syrie libérée non pas d’ingérences occidentales, mais de la solidarité que nous entendons tisser entre les peuples libres, et ceux qui se battent pour leur liberté, du monde entier. Tant de fois, ces dernières décennies, le peuple syrien s’est engagé pour reprendre le contrôle de son histoire, dont le clan Assad l’avait dépossédé. Comme nous l’avons fait depuis 2011, nous continuerons à nous tenir à son côté, en comptant en France sur l’engagement indéfectible de la gauche dans ce soutien.

Les signataires :

Ahmed ABBES, mathématicien, directeur de recherche

Michel AGIER, anthropologue (EHESS, IRD)

Leila ALAOUF, journaliste franco-syrienne

Isabelle AVRAN, journaliste et responsable associative

Mehdi BELMECHERI-ROZENTAL, militant décolonial

Hajer BEN BOUBAKER, autrice et documentariste

Myriam BERCOVICI, Architecte

Edgar BLAUSTEIN, militant associatif

Véronique BONTEMPS, Chargé de recherche CNRS

Rony BRAUMAN, ancien président de Médecins sans frontières

Thierry BRESILLON, journaliste indépendant

Mouhieddine CHERBIB, porte parole du Comité pour le respect des libertés et des droits de l’homme en Tunisie

Nara CLADERA, co secrétaire fédérale SUD Education [Union syndicale Solidaires], coanimatrice du Réseau syndical international de solidarité et de luttes.

YVES COHEN, directeur d’études émérite de l’EHESS

Alexis CUKIER, philosophe

Laurence DE COCK, enseignante et historienne

Bernard DREANO, Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale

Noémie EMMANUEL, militante associative

Didier EPSZTAJN, animateur du blog « entre les lignes entre les mots »

Mireille FANON-MENDES-FRANCE, Fondation Frantz Fanon.

Patrick FARBIAZ, militant écologiste, Fondation Copernic

Olivier FAVIER, journaliste indépendant.

Roland FICHET, syndicaliste Solidaires Savoie

Camille FONTENELLE, Union Communiste Libertaire

Sarra GRIRA, journaliste

Michelle GUERCI, journaliste, féministe antiraciste

Daniel GUERRIER, journaliste honoraire, ancien responsable national du SNJ-CGT

Christian INGRAO, historien, chercheur au CNRS

Pierre KHALFA, économiste Fondation Copernic

Michel LANSON, Réseau Bastille, revue Adresses internationalisme et démocratie

Stéphanie LATTE ABDALLAH, directrice de recherche au CNRS

Vincent LEMIRE, Professeur à l’Université Paris-Est - Gustave Eiffel.

Christian MAHIEUX, syndicaliste SUD-Rail [Solidaires], Réseau syndical international de solidarité et de luttes.

Gilles MANCERON, historien

Lamia MELLAL, doctorante en anthropologie et sciences politiques

Pauline MOTYL, enseignante et syndicaliste

Valentina NAPOLITANO, sociologue, chargée de recherche

Christophe NAUDIN, enseignant

Edwy PLENEL, journaliste

Taoufiq TAHANI, maître de conférence

Ulysse RABATÉ, chercheur en science politique (Paris 8)

Hugo RESPONI, Union Communiste Libertaire

Fabrice RICEPUTI, historien

Pierre ROUSSET, militant associatif et internationaliste

Lana SADEQ, Interprète et responsable associative franco palestinienne

Catherine SAMARY, économiste, membre du Conseil scientifique d’Attac

Vincent SCHWEITZER, enseignant et syndicaliste

Patrick SILBERSTEIN, éditeur aux éditions Syllepse, revue Adresses internationalisme et démocratie

Francis SITEL, co-directeur de la revue trimestrielle ContreTemps

Marion SLITINE, anthropologue

Pierre STANBUL, militant de l’Union juive française pour la paix

Claude SZATAN, membre de Revivre et du Cedetim

Pierre TEVANIAN, enseignant, essayiste, co-animateur du site collectif Les mots sont importants

Julien TROCCAZ, secrétaire fédéral SUD-Rail [Union syndicale Solidaires]

Christian TUTIN, Économiste, Professeur émérite, Université de Paris Est Créteil (UOEC)

Patrick VASSALLO, militant associatif

Marie-Christine VERGIAT, juriste membre de la LDH et ex-députée européenne

Thomas VESCOVI, enseignant et doctorant en Études politiques

Dominique VIDAL, historien et journaliste

Antoine VIGOT, co animateur du secteur International de la FSU.

Sophie ZAFARI, syndicaliste

Nouveaux signataires après publication :

Michel BROUÉ, mathématicien, professeur émérite à l’Université Paris Cité

Catherine COQUIO, Enseignante-chercheuse à l’UPC, coéditrice du Livre noir des Assad

Joseph DAHER, professeur invité à l’Université de Lausanne

Alain DESMAREST, militant associatif

Mariam GHAFIR, doctorante politiste, Paris I – UniGe

Youssef HANAYEN, co-référent La France Insoumise Ve circonscription des français de l’étranger

Faris LOUNIS, journaliste et écrivain.

Nicolas PASADENA, syndicaliste et militant associatif

Philippe POUTOU, porte-parole du Nouveau parti anticapitaliste

Faysal RIAD, enseignant

François RIPPE, militant associatif et internationaliste

Paola Salwan DAHER, juriste en droit international et militante féministe

Sylvie TISSOT, sociologue, enseignante chercheuse à Paris VIII et militante féministe

Etc.


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.