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La fin des « obligations électorales » indiennes : un grain de sable dans la machine Modi

Alors que les élections législatives se profilent au printemps 2024, la Cour suprême indienne vient de prendre une décision historique mettant fin aux « obligations électorales », ces contributions financières anonymes aux partis politiques. Celles-ci ont été jugées « inconstitutionnelles », au motif qu’elles violent le droit à l’information des électeur·trices quant aux sources du financement politique.

À paraître en juin : Dissidences dans la « nouvelle » Inde, le prochain volume d’Alternatives Sud.

Le système très controversé des « Electoral Bonds » a été introduit en 2017 par le gouvernement Modi pour formaliser les dons aux organisations politiques. Défendu par ses promoteur·trices comme un moyen de lutter contre l’argent noir dans les processus électoraux, il a été, dès le départ, fortement critiqué par des institutions de contrôle (comme la Banque centrale indienne et la Commission électorale) et par des opposant·es, qui y ont vu « une forme de corruption institutionnalisée » (The Wire, 26/02/2024) et « l’une des plus grandes fraudes à la démocratie électorale » (The Wire, 25/02/2024).

Le principe de ce mode de financement est simple. Des obligations sont achetées, sans limite, auprès de la State Bank of India (SBI) par des particuliers ou des entreprises pour ensuite être remises de manière anonyme aux partis politiques. En théorie, ces contributions sont donc anonymes, mais dans la pratique, la SBI, en tant que plus grande banque commerciale du secteur public, donc sous le contrôle du gouvernement, a donné au parti au pouvoir un accès non déclaré à ses données. Le nom des contributeur·trices est donc inconnu des électeur·trices, mais connu du pouvoir.

Le jugement rendu ce 15 février par la plus haute juridiction du pays est sans appel. Il rejette un système opaque et exige le droit pour les citoyen·nes de savoir qui finance les partis politiques. La Cour suprême somme également la SBI, vu l’imminence des élections, de cesser de vendre des « bonds » et de soumettre les détails des encaissements réalisés depuis 2019.

Cette décision représente un revers significatif pour l’homme fort de l’Inde. Elle le prive non seulement d’une source de financement dont il avait abondamment profité lors des scrutins de 2014 et 2019. Mais remet aussi en cause « la position morale du gouvernement » (Frontline, 16/02/2024) dans sa lutte contre la corruption, le cheval de bataille de Modi au cours de son premier mandat. La magistrature estime en effet qu’un tel système a permis aux entreprises donatrices d’offrir des pots-de-vin aux partis en échange de faveurs politiques ou de renvois d’ascenseur, à la base du « capitalisme de copinage » indien.

Lever le voile sur les contributeur·trices et les contreparties risque de causer quelques embarras au premier ministre, en raison de ses liens étroits avec des industriels comme Gautam Adani et Mukesh Ambani, qui ont exercé une influence grandissante sur le monde des affaires depuis son accession au sommet de l’État. Une situation d’autant plus fâcheuse qu’elle intervient quelques mois après le scandale autour de l’affaire Adani, accusé par Hindeburg Research de s’être rendu coupable de « fraude comptable éhontée, de manipulation d’actions et de blanchiment d’argent » (Le Monde, 19/11/2023). Cette récente décision de la Cour suprême met ainsi le doigt sur les relations fusionnelles et de dépendance mutuelle qui existent entre les mondes politique et une poignée de conglomérats privilégiés qui se partagent les richesses du pays. L’interdiction des obligations électorales n’est qu’une première étape, certes insuffisante, mais néanmoins indispensable pour réduire cette collusion qui gangrène l’économie et la politique indienne.

Cet acte fort replace aussi la Cour suprême, fortement affaiblie ces dernières années, dans un rôle de contre-pouvoir et de garante de la démocratie et de la Constitution. Il restaure une certaine confiance dans le pouvoir judiciaire et constitue « un point lumineux dans une longue série de verdicts judiciaires inexplicablement timorés » (Venkatesan, 2024). En 2023, la cour semblait en effet avoir baissé les bras et renoncé à s’opposer au pouvoir, en entérinant la décision prise par l’exécutif en 2019 d’abroger l’article 370 relatif à l’autonomie de l’État du Jammu-et-Cachemire ; ou encore en autorisant, toujours en 2019, la construction d’un temple hindou à Ayodhya sur les ruines de la mosquée Babri, démolie par des extrémistes hindous.

Les retombées de la décision de la Cour suprême sont potentiellement explosives en cette période de campagne pré-électorale. Les détails des obligations achetées depuis 2019 pourraient révéler quelles sont les entreprises ayant financé le principal parti au pouvoir et les avantages en retour qui leur ont été accordés (modification de réglementation, octroi de licence, etc.). Tout comme les « désavantages en retour » subis par les entreprises qui ont soutenu des partis de l’opposition. Si le processus en cours aboutit, les dons octroyés par les médias seront certainement, eux aussi, passés à la loupe. Cela pourrait entacher la crédibilité de certains organes de presse et de leurs contenus si des liens électoraux douteux sont identifiés.

Cette victoire judiciaire, sans juger de ses effets sur les prochaines élections générales, a permis de braquer les projecteurs sur les dysfonctionnements et les défaillances dans la marche de l’État et de l’économie. Elle est aussi un soubresaut démocratique bienvenu, qui freine le glissement progressif de l’Inde vers l’autoritarisme. Mais la démocratie indienne n’en reste pas moins vulnérable. « L’épisode des obligations électorales révèle les limites des contrôles institutionnels dans notre démocratie. Lorsqu’un pouvoir exécutif fort décide qu’il veut quelque chose, même quelque chose de dangereux et d’inconstitutionnel, il y a peu de résistance interne pour l’arrêter » (Patel, 2024).

Une campagne électorale marquée par le scandale des « Electoral Bonds »

La Cour suprême indienne a jugé les obligations électorales inconstitutionnelles pour plusieurs motifs. Elle a tout d’abord condamné l’opacité du procédé qui portait atteinte au droit à l’information des citoyen·nes et à son droit de faire un choix « éclairé » à la veille des élections. Le caractère anonyme des dons empêchait les électeur·trices d’identifier les donateurs et de discerner les jeux d’influence. Ce mécanisme, censé apporté de la transparence, a en réalité favorisé, de manière disproportionnée, les partis au pouvoir. Ainsi, le BJP a capté 60 % des 2 milliards de dollars collectés, tandis que le principal parti de l’opposition, le Congrès national indien, n’en a obtenu que 10 %. La hausse spectaculaire des transactions à la veille des scrutins témoigne de la distorsion des processus démocratiques et renforce l’idée que les règles sont truquées et que tout semble joué d’avance.
La Cour a également dénoncé un vaste réseau de fraude et de corruption « légalisée ». Elle a estimé que ce système entretenait un capitalisme de copinage en autorisant des entreprises à réaliser des dons importants en échange de faveurs politiques, tels que l’obtention de contrat ou l’abandon de poursuites judiciaires. Future Gaming and Hotel Services, par exemple, a effectué le plus gros achat d’obligations électorales (plus de 15 millions de dollars) moins de 10 jours après que son groupe ait été soupçonné de fraudes et blanchiment d’argent. Megha Engineering, le deuxième plus gros donateur, a, quant à lui, acheté des obligations d’une valeur d’environ 11 millions de dollars et a reçu, en retour, des contrats gouvernementaux évalués à 1,7 milliard de dollars. L’enquête a révélé que 14 des 30 plus gros donateurs ont fait l’objet de « raids judiciaires », abandonnés après que des contributions soient versées. À l’inverse, des figures de l’opposition, comme Arvind Kejriwal ou Hemant Soren, ont été arrêtés pour corruption avant les élections.
Bien que ces révélations aient mis en lumière un système biaisé au profit des partis au pouvoir, leur impact sur les résultats nationaux des élections est resté limité, mais cela a pu avoir une influence sur les scrutins locaux. Ce scandale a toutefois relancé les débats sur les dérives démocratiques et les abus de pouvoir sous Narendra Modi, et souligné l’urgence de réformer le financement politique en Inde.

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bibliographie


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