Un article extrait du dernier numéro d’Alternatives Sud : Impasses numériques. [1]
Les discours récents sur le développement en Afrique tournent principalement autour de l’idée de connectivité globale. Historiquement, les spécialistes des sciences sociales, les politologues, les humanitaires et les praticiens du développement ont toujours fait le constat que l’Afrique souffrait de nombreux manques. Au 21e siècle, le déficit de connectivité de l’Afrique – et partant, la distance qui la sépare du marché mondial – serait devenu son principal problème [2].
Ce courant de pensée est devenu tellement puissant que la firme de consultance McKinsey a récemment lancé un index de connectivité globale. Avec plusieurs pays d’Amérique latine et du Moyen-Orient, une grande partie de l’Afrique y est reléguée dans la catégorie de connectivité insuffisante. Mais des remèdes sont administrés. La connectivité de l’Afrique est à l’œuvre dans des domaines variés, à différentes échelles, à l’intérieur et à l’extérieur du continent. D’une part, la connectivité se trouve au cœur de nombreux programmes de développement. D’autre part, les Africains semblent développer la connectivité de l’intérieur, et certaines parties du continent sont saluées comme de nouvelles frontières dans le développement d’innovations technologiques locales, notamment dans le domaine des téléphones portables.
Bien que l’on puisse parler d’un nouveau discours sur le développement, lequel insiste sur la connectivité comme impératif de l’ère numérique, l’aspiration sous-jacente est loin d’être nouvelle ; et a effectivement une longue histoire. Dans cet exposé, nous nous proposons de situer le discours actuel dans son contexte historique, en explorant les « liens vivants » (Farmer, 2004) qui relient les politiques du passé et celles du présent. Pour ce faire, nous aborderons les similitudes et les différences entre les discours de l’ère coloniale et, immédiatement, postcoloniale, et ceux qui ont cours aujourd’hui, en prenant le secteur de la communication comme exemple des efforts de développement dans le cadre du paradigme de la connectivité.
Tout en reconnaissant le potentiel progressiste et cosmopolite de la connectivité, nous soutenons que les discours contemporains en la matière sont problématiques, dans la mesure où ils perpétuent une lecture modernisatrice acritique qui se manifeste comme une adhésion affirmative à l’« impulsion technolibérale » (Carmody, 2012). Sur cette toile de fond, nous proposerons une lecture alternative de la connectivité actuelle et de ses matérialités, ses socialités et ses spatialités sous-jacentes, en mettant en avant trois arguments clés qui en signalent la nature problématique comme modèle de transformation des économies « périphériques ».
Le spectre de la modernisation : contextualisation historique
Les rapports autocélébrant la numérisation globale se fondent souvent sur le récit d’un « monde plat » au cours de ces trente dernières années. Ils passent largement sous silence l’histoire vivante (et souvent violente) de l’impératif de connectivité. Pourtant, cette quête et les technologies de la communication qui en ont découlé avaient déjà constitué la base de nombreux projets impériaux et coloniaux. Graham, Andersen et Mann (2015) pointent par exemple les similitudes entre les discours connectivistes liés à la construction du réseau de chemins de fer en Ouganda (1896–1901) en Afrique de l’Est britannique et les tentatives contemporaines de connecter la région au monde digital. Quoique formulé dans des termes différents, le désir de connectivité était aussi au cœur du projet de développement de l’après-guerre (Escobar, 1995), lequel a d’emblée été influencé par les différentes versions disciplinaires de la théorie de la modernisation (Soja, 1968).
La technologie n’était pas seulement vue comme un moyen d’« accroître le progrès matériel » (Escobar, 1995) en vue d’atteindre des étapes de développement supérieures (Rostow, 1960) ; elle était aussi « théorisée comme une sorte de force morale qui deviendrait opératoire via la création d’une éthique de l’innovation, du rendement et des résultats », contribuant à « l’extension planétaire des idéaux de la modernisation » (Escobar, 1995). À ce propos, les géographes ont joué un rôle déterminant dès lors qu’ils s’intéressaient aux zones de contact entre les structures « arriérées » et celles du monde « moderne » (Peet et Hartwick, 2009).
Un ouvrage de référence contemporain illustre bien cette orientation : « À la différence des temps anciens (…) les gens agissent aujourd’hui en réponse aux nouveaux foyers de changement, les villes et les villages. Les systèmes de transport modernes s’étendent sur toute la longueur du pays [Sierra Leone], apportant de nouvelles idées, de nouvelles méthodes, de nouvelles personnes, même dans les coins les plus reculés (…). Affectant toutes les sphères de la vie —politique, sociale, économique et psychique — ces changements sont constitutifs du processus de modernisation » (Riddell, 1970).
Ces descriptions célébraient souvent les technologies et les infrastructures apportées par la « force civilisatrice » de l’Empire et du colonialisme, tout en passant sous silence la violence et les actes de spoliation inhérents au projet de modernisation. En outre, le positionnement acritique de ces travaux allait souvent de pair avec une analyse géographique positiviste qui comparait les effets variés de la modernisation sur le plan spatial : indicateurs de développement des réseaux de transport, expansion des moyens de communication et d’information, croissance des systèmes urbains intégrés, mobilité physique, etc. (Peet et Hartwick, 2009).
Dans un tel contexte, il n’est pas surprenant que le géographe renommé, Ed Soja, ait ouvert en 1968 son ouvrage Geography of Modernization in Kenya sur une référence acritique aux réussites scientifiques du colonialisme : « Un des multiples effets de la colonisation a été l’expansion d’une culture mondiale basée sur la science et la technologie moderne, accompagnée de normes spécifiques d’organisation et de fonctionnement en matière de gouvernance » (Soja, 1968). La théorie de la modernisation a certes fait l’objet de nombreuses critiques depuis les années 1970 (Leys, 1996), mais les idées qu’elle véhicule n’ont jamais vraiment disparu. Elles ont sommeillé avant de renaître au début des années 1990, lorsque divers auteurs ont proclamé la « fin de l’histoire » (Fukuyama, 1989), un « monde sans frontières » (Ohmae, 1989), une « révolution de la chaîne d’approvisionnement » (Cox, 1999) et la « fin de la pauvreté » (Sachs, 2005). Le projet de connectivité de la globalisation capitaliste occidentale, mâtiné de certaines valeurs asiatiques (incarnées par exemple par le principe du just-in-time), est devenu une référence que de nombreux acteurs clés ont commencé à accepter comme modèle de développement.
C’est dans ce climat que le spectre de la modernisation a refait son apparition avec l’émergence du discours sur l’économie de la connaissance et les technologies de l’information et des communications (TIC) pour le développement. Dans ce discours, le développement a été repensé comme un « rattrapage » par rapport à un monde interconnecté duquel de nombreux pays du Sud, en particulier en Afrique, seraient coupés par une fracture numérique. Le rapport de la Banque mondiale Connaissance pour le développement (1998) peut être considéré comme un repère dans ce débat. Comme le fait remarquer un observateur, ce rapport ressemble « beaucoup aux théories de la communication de l’École de la modernisation dans les années 1960 » (Schech, 2002) qui laissent entendre que la modernisation dans le monde en développement est bloquée « faute d’accès au type de savoir détenu par les pays occidentaux » (Ibid. ; Kunst, 2014).
De fait, la conclusion du rapport s’inscrit dans le droit fil des problématiques antérieures, car elle situe le transfert de technologie et de connaissances comme un élément clé pour surmonter cet obstacle : « Lorsqu’ils sont bien faits, les investissements dans l’infrastructure des TIC et la réforme des politiques peuvent être un facteur clé de la réduction de la pauvreté et de la prospérité partagée. Une augmentation de 10% des connexions Internet à haut débit est associée en moyenne à une augmentation de 1,4% de la croissance économique dans les pays en développement » (World Bank, 2014).
En dépit de continuités évidentes, ce réveil de la théorie de la modernisation dans le sillage des technologies de l’information et de la communication au service du développement (TIC4D) s’écarte toutefois des versions précédentes. À l’époque coloniale et au début de la période postcoloniale, l’État était le lieu du développement technologique. Mais, désormais, c’est le capital privé qui joue un rôle central dans le déploiement de l’infrastructure de communication.
Ce discours en outre ne suppose plus que la technologie se diffusera sans heurts. Au contraire, il est largement reconnu que la technologie exige l’épanouissement de certains ordres sociaux et que c’est aux forces privées et publiques qu’incombe la tâche de créer ces ordres. Enfin, de nombreux économistes du développement ont accepté le fait que les retombées du développement ne rejailliront pas automatiquement sur l’ensemble de la société. Ils reconnaissent plutôt que le développement économique est « naturellement » inégal dans l’espace, en raison des économies d’agglomération et d’autres barrières géographiques qui entravent la mobilité des personnes, des connaissances, des biens et des capitaux.
Reste que le spectre de la modernisation continue à jeter une ombre importante sur le discours connectiviste contemporain dans le domaine des TIC pour le développement. Tout comme les lectures modernisatrices antérieures, ces discours font l’impasse sur plusieurs questions essentielles qu’une analyse plus approfondie des rapports entre histoire, forces sociales, technologie et positionnement négatif dans l’économie mondiale ferait ressortir.
La connectivité grâce aux téléphones mobiles
Les TIC sont devenues un outil de développement à part entière. L’expansion rapide du téléphone mobile, en particulier, a suscité l’espoir d’un développement fondé sur celles-ci. C’est qu’il semble apporter aux groupes marginalisés la connectivité nécessaire pour participer aux nouvelles relations sociales et économiques globales (Graham, Andersen et Mann, 2015). Comme Ling et Horst (2011) l’ont souligné, à l’instar des ordinateurs et d’Internet, les téléphones mobiles ont attiré l’attention de nombreuses parties prenantes au sein d’agences de développement internationales, d’entités gouvernementales et d’entreprises. Les facilités d’accès, de familiarisation et d’utilisation laissent entrevoir la possibilité de réduire la fracture numérique. De multiples programmes tels que M-Pesa au Kenya, les initiatives m-santé de différentes agences et un large éventail de projets de diffusion d’informations digitales sont autant d’applications qui ont montré le potentiel des « portables » comme outils de développement.
L’histoire de la téléphonie mobile en Afrique a commencé en 1987 avec la première conversation par ce moyen au Zaïre (aujourd’hui, République démocratique du Congo). La libéralisation des marchés à la fin des années 1990 a fini par entraîner une hausse rapide de l’utilisation du téléphone portable, au-delà de toutes les attentes. Même les zones rurales et les populations les moins riches ont pris part au mouvement, grâce à la disponibilité de cartes SIM prépayées et d’appareils de seconde main, peu coûteux. Pratiquement aucun investisseur n’aurait osé prédire un tel développement qui motive désormais les opérateurs de réseau, les agences de développement et les entrepreneurs privés à investir.
L’économiste Jeffrey Sachs est même allé jusqu’à proclamer que la téléphonie mobile est « la technologie la plus transformatrice pour le développement ». C’est dire combien le discours actuel sur le développement repose encore sur l’idée que les technologies sont un moteur essentiel de changement social. Ce propos confirme l’approche technocratique du développement adoptée il y a bien longtemps par la théorie de la modernisation, de même que la conceptualisation par celle-ci du « Sud global » comme région « arriérée » (Kunst, 2014). Cette tendance est particulièrement visible dans les débats sur l’Afrique rurale, où les programmes de développement en cours tentent d’établir la connectivité « au dernier kilomètre ».
La focalisation sur le pouvoir des nouvelles technologies de la communication comme vecteur de développement met l’accent sur leur potentiel de transformation. Les TIC4D sont considérées comme l’avenir de l’Afrique, car elles propulsent le continent dans le courant dominant de la numérisation et même au-delà, les innovations numériques africaines étant considérées comme des précurseurs des tendances futures. À ce propos, la « Silicon Savannah » à Nairobi attire particulièrement l’attention, étant susceptible de faire du Kenya l’un des pôles de développement numérique les plus dynamiques en Afrique.
Le service de téléphonie mobile le plus célèbre est M-Pesa (« M » pour mobile et « pesa » pour argent en kiswahili). Lancé début 2007 par Safaricom, le plus grand opérateur de réseau au Kenya, en tant que « service de paiement pour les personnes non bancarisées », M-Pesa a depuis lors inspiré de nombreux opérateurs dans différents pays africains qui offrent désormais un service similaire. Le concept est très simple : un client M-Pesa peut utiliser son téléphone portable pour transférer de l’argent rapidement, en toute sécurité et sur de grandes distances, directement vers un autre utilisateur de téléphone portable. Le client n’a pas besoin d’avoir un compte bancaire, mais s’enregistre auprès de Safaricom. Il convertit son argent en monnaie électronique chez les revendeurs Safaricom, puis suit les instructions sur son téléphone. Le système (protégé par un code PIN) pourvoit aux transferts d’argent, à l’instar des banques dans le monde développé.
Les observateurs ont très vite célébré M-Pesa comme une réussite et un excellent exemple de réappropriation d’une technologie étrangère par l’Afrique : 6 millions de personnes se sont inscrites au service deux ans seulement après sa mise en œuvre, soit environ 50% de tous les clients Safaricom du moment. Par la suite, les taux de pénétration ont encore augmenté et M-Pesa s’est intégré dans la vie quotidienne de la plupart des utilisateurs de téléphones mobiles au Kenya.
Mais cette success-story passe souvent sous silence deux aspects. Premièrement, ces innovations dites africaines sont souvent dépendantes d’acteurs puissants du Nord et ne constituent donc pas des voies alternatives de développement. Seule une analyse approfondie des processus à l’œuvre en coulisses pourrait mettre en lumière la reproduction des rapports de pouvoir inégaux au cœur de l’expansion rapide de la téléphonie mobile. Jusqu’en mai 2017, Safaricom, la société kényane opératrice de M-Pesa, était détenue majoritairement par la multinationale britannique Vodafone. La structure de propriété embrouillée de M-Pesa, ses pratiques fiscales et son enchevêtrement avec les paradis fiscaux (Turner, Mathiason et Doward, 2017), ainsi que ses opérations basées sur l’appropriation du travail gratuit de vendeurs informels, sont rarement mentionnés dans le récit de cette… success-story.
Les observateurs critiques notent également que « Safaricom est devenue une pièce maîtresse de la coalition néolibérale agressive ‘publique-privée’ du capitalisme kenyan, qui se caractérise par une forte concentration de richesses et une corruption notoire » (Dyer-Withford, 2015). Au sommet de l’édifice, Safaricom a acquis une position de marché quasi monopolistique, qui n’a fait l’objet d’aucun débat au Kenya avant 2017. Comme d’autres grandes entreprises de l’économie numérique, cette firme a réussi à enraciner son modèle prédateur dans les rapports sociaux de millions de consommateurs, au Kenya et ailleurs (notamment en Albanie, au Ghana et en Roumanie).
Deuxièmement, les consultants, les experts en développement et les organisations internationales considèrent les technologies comme des outils apolitiques, neutres, censés agir par eux-mêmes, c’est-à-dire comme prévu par ceux qui assurent leur expansion. Les promoteurs des TIC4D partent du principe qu’en se connectant aux services bancaires, les gens commenceront à mieux gérer leurs finances, à payer à temps et à économiser. L’impact attendu est étroitement lié à la représentation de l’utilisateur comme sujet de calcul, agissant toujours dans son propre intérêt, celui des logiques capitalistes et néolibérales. Neubert (2017) par exemple soutient que la maîtrise de la technologie mène à une compréhension linéaire et causale spécifique parmi ses utilisateurs – une idée qui renvoie à des conceptions beaucoup plus anciennes du pouvoir des technologies.
En 1870, un officier de la colonie britannique en Inde écrivait déjà : « [Les technologies] ouvrent de différentes manières les yeux des gens qui sont dans leur aire d’influence. Elles leur apprennent que le temps vaut de l’argent et les incitent à économiser ce qu’ils avaient l’habitude de mépriser et de gaspiller. […] Surtout, elles induisent chez eux des dispositions à l’autonomie, en les incitant à agir rapidement par eux-mêmes sans s’appuyer sur les autres » (Rogers, 1870).
Célébrées comme des innovations numériques africaines, la plupart des applications de téléphonie mobile développées pour soutenir la participation électronique, les services de santé, l’éducation ou les pratiques agricoles continuent à être construites autour de l’idée que les Africains ont besoin d’être connectés aux modes (principalement) occidentaux de connaissance. Ces connaissances se traduisent généralement par des conseils concrets, facilement applicables pour les utilisateurs finaux, parfois accompagnés d’un « coup de pouce » pour encourager la réalisation des actions prévues. Lorsque les applications informent les agriculteurs de l’évolution des prix, elles agissent comme des instruments de marché, porteurs de l’éthos du capitalisme mondialisé (Thompson, 2004).
Ce qui est négligé dans les discours sur les avantages de la connectivité pour le développement, c’est que les implications des technologies ne se limitent guère à celles prévues par leurs développeurs. L’utilisation peut différer considérablement ; les informations envoyées ou les conseils donnés peuvent faire l’objet de résistance ou d’utilisations différentes. Par exemple, la facilité avec laquelle un utilisateur de M-Pesa peut désormais transférer de l’argent s’est accompagnée d’une augmentation significative des demandes de fonds. Ainsi, bien que la connectivité puisse offrir des avantages, les données empiriques indiquent qu’elle peut aussi constituer un fardeau social. Les téléphones mobiles ne sont pas des réceptacles passifs d’informations. Ils jouent un rôle actif selon leur utilité et leur position dans des réseaux complexes et dynamiques.
Problématiser la connectivité au 21e siècle
En problématisant la dynamique néolibérale qui prédomine dans le domaine des TIC et, au-delà, dans le paradigme du développement, nous tenons à souligner trois aspects qui illustrent la nature discutable de la connectivité en tant que modèle de transformation des économies marginales.
Premièrement, dans leur tentative de construire des circuits spécialisés de circulation des flux de richesse, les acteurs dominants continuent d’envisager le développement comme un processus évolutif et téléologique : les pays du Sud doivent suivre l’exemple des économies industrielles et postindustrielles, situées principalement dans le Nord ou dans les pôles économiques asiatiques. Par exemple, les systèmes de gestion logistique de villes occidentales comme Hambourg ou Rotterdam et, de plus en plus, de centres de croissance non occidentaux comme Dubaï, Singapour ou Shanghai, servent de modèles pour le devenir des ports africains. Au mieux, le « local » africain peut se voir accorder une certaine autonomie, à distance du pur mimétisme. Dans les débats sur les technologies de la communication, les pays en retard de développement sont censés « contourner ou sauter les obstacles institutionnels ou infrastructurels » (Wade, 2002), ce qui, dans certains cas, peut ouvrir vers de véritables innovations du Sud.
Deuxièmement, la technologie est encore largement considérée comme une solution neutre aux problèmes identifiés. La connectivité devient une technologie sui generis qui agit seule, plutôt qu’une technologie fondée sur les « relations entre les personnes, les lieux et les processus » qui se sont développées au cours de l’histoire (Graham, Andersen et Mann, 2015). Comme les versions précédentes de la théorie de la modernisation, la rhétorique de célébration qui accompagne le discours sur la connectivité est souvent muette sur les structures de pouvoir mondiales et les « formes d’exploitation de l’interconnexion internationale » (Carmody, 2012). Au lieu de cela, une série de déficiences nationales expliquent l’incapacité d’un pays à rattraper son retard.
Bien que nous ne puissions nier l’existence de multiples petites et moyennes entreprises et de nombreux consommateurs en Afrique en quête d’une logistique plus efficace ou de TIC moins coûteux, le discours dominant imagine généralement la recherche de l’interconnectivité mondiale en des termes apolitiques qui dissimulent les intérêts des grandes entreprises, lesquelles considèrent l’expansion des TIC dans les pays du Sud comme un nouvel espace de rotation du capital.
Troisièmement, cette vision apolitique dissimule les stratégies via lesquelles les grandes entreprises cherchent à devenir des centres de calcul et d’accumulation, dans des réseaux étendus de production de rente et d’extraction de valeur (Wade, 2002). Si l’on suppose, cependant, que la technologie ne peut être séparée des rapports sociaux, elle cesse d’être une variable exogène innocente. En réalité, les forces sociales du pouvoir et de la domination se matérialisent dans la technologie (Headrick, 1981).
Elles ne sont pas dissociables des « réseaux technico-économiques » (Callon, 1991) à haute technicité, en particulier ceux qui relient Nord et Sud. C’est le cas pour les technologies les plus prometteuses et les plus progressistes, comme le célèbre M-Pesa, et c’est encore plus visible dans le domaine de la logistique, où l’utilisation de certaines technologies met en jeu les intérêts géoéconomiques et géopolitiques du Nord global. Alors que des acteurs tels que le gouvernement américain visent à sécuriser les chaînes d’approvisionnement transnationales contre les infiltrations illégales et le terrorisme, les grandes entreprises logistiques mobilisent ces technologies pour accroître l’efficacité de la chaîne d’approvisionnement. Elles les utilisent pour convertir sous forme marchande tous les maillons de la chaîne, en contrôlant à la fois la main-d’œuvre et les marchandises de manière novatrice et panoptique.
Mais une réflexion critique sur cette dynamique doit aussi dépasser la dimension tangible des réseaux techno-économiques. Les conditions dans lesquelles ces derniers émergent sont souvent le produit de l’inculcation d’un savoir, d’un pouvoir et d’un être de type colonial, faisant des normes de connectivité occidentales des points de référence universels. S’adapter aux révolutions promises par les TIC signifie s’inscrire dans un monde façonné par le pouvoir normatif des grandes entreprises logistiques et des notions d’origine épistémique particulière.
Même les initiatives locales les plus prometteuses, qui tentent de créer un avenir meilleur pour les populations africaines, comme M-Pesa, n’échappent pas à cette « colonialité » des relations de valeurs globales. Celles-ci sont caractérisées par « une logique qui impose le contrôle, la domination et l’exploitation, déguisée dans le langage du progrès, de la modernisation et du bien pour tous » (Maldonado-Torres, 2007). Or les normes « universelles » de connectivité ne sont pas une fatalité technique. Nous devrions garder à l’esprit quels acteurs les ont créées, quels intérêts elles servent, quelles formes de savoir elles incluent et excluent, et quels processus elles engendrent et rendent légitimes sur le terrain.
Traduction de l’anglais : Paul Géradin