La CNUCED a été créée en 1964, sous l’impulsion notamment de l’économiste argentin Raúl Prébish – l’un des fondateurs de la théorie de la dépendance – qui en fut le premier secrétaire général entre 1964 et 1969 [1]. Comme l’expliquait récemment le Third World Network (TWN), l’objectif était alors de faire de la CNUCED « le point de contact au sein du système des Nations unies pour les questions relatives au traitement intégré du commerce et du développement ainsi que pour les questions connexes concernant la finance, la technologie, l’investissement et le développement durable, en vue d’aider à l’intégration des pays en développement dans l’économie mondiale, dans un esprit de développement » [2].
Pour ce faire, la CNUCED devait fonctionner à la fois comme un forum intergouvernemental (avec comme apogée la Conférence réunissant les chefs d’État tous les quatre ans), un centre de recherche et de documentation (avec notamment la publication annuelle depuis quarante ans du rapport sur le commerce et le développement) et une source d’assistance technique pour les pays en développement. Toujours selon le TWN, « Au cours de ses deux premières décennies (du milieu des années 1960 au milieu des années 1980), la CNUCED a aidé les pays en développement à formuler, regrouper et faire valoir leurs revendications en faveur d’une refonte de l’environnement politique et économique international, afin de leur conférer un rôle plus important dans les questions qui touchent directement leur bien-être et de structurer le dialogue Nord-Sud sur les questions de développement ».
Néanmoins, dans le courant des années 1980, comme d’autres institutions internationales [3], la CNUCED va subir le contrecoup du tournant néolibéral impulsé par des pays comme les États-Unis et la Grande-Bretagne. « Ces pays voyaient généralement dans la CNUCED une organisation intergouvernementale qu’ils ne contrôlaient pas, qui était favorable aux pays en développement et qui offrait souvent une critique directe des politiques macroéconomiques et du cadre économique international axés sur le libre marché et fondés sur le consensus de Washington que les pays développés promouvaient activement » [4]. À partir du début des années 1990, les pays du Nord vont donc systématiquement chercher à fragiliser et à réorienter la CNUCED à travers divers mécanismes : en coupant dans ses budgets et en la forçant à trouver des financements extrabudgétaires ; en cherchant à limiter sa capacité à produire de la recherche indépendante et en circonscrivant au maximum ses domaines d’intervention pour l’empêcher d’empiéter sur les compétences d’autres organisations internationales plus étroitement contrôlées par le Nord (ex : OMC, FMI, Banque mondiale) ; ou encore en essayant de minimiser son rôle de forum intergouvernemental qui pouvait déboucher sur l’adoption de normes multilatérales potentiellement contraires à leurs intérêts.
Une quinzième Conférence marquée par la pandémie
C’est donc dans un contexte déjà compliqué que devait se tenir la quinzième Conférence initialement prévue pour 2020, mais dont le covid a forcé le report à l’automne 2021. Or, à ces difficultés structurelles sont venues s’ajouter les conséquences dévastatrices de la pandémie sur la plupart des pays du Sud. Le dernier rapport annuel de la CNUCED vient d’ailleurs encore de le souligner : « Privés de l’indépendance politique et des vaccins que les économies avancées considèrent comme acquis, de nombreux pays en développement sont confrontés à un cycle de déflation et de désespoir, avec une décennie perdue en perspective. Selon la CNUCED, les pays en développement seront plus pauvres de 12 000 milliards de dollars d’ici 2025 à cause de la pandémie ; selon certains calculs, l’échec du déploiement des vaccins réduira à lui seul de 1500 milliards de dollars les revenus des pays du Sud » [5]. Et l’organisation de plaider, dès lors, pour que « La reprise mondiale après la pandémie [aille] au-delà des dépenses d’urgence et des investissements dans les infrastructures pour s’appuyer sur un modèle multilatéral revigoré pour le commerce et le développement ».
Un objectif pourtant loin d’être acquis, à en juger par la façon dont se déroulent les préparatifs pour la Conférence, à commencer par la rédaction du texte censé redéfinir le mandat de l’organisation pour les quatre années à venir. En effet, comme le souligne notamment Deborah James du réseau altermondialiste « Our World is not for Sale » (OWINFS), « La société civile a été empêchée à plusieurs reprises de contribuer activement au processus de négociation du mandat de la CNUCED XV [6]. Le secrétariat n’a pas réussi à convoquer une seule audition de la société civile au cours des deux années précédant la conférence, alors que cela aurait pu facilement être organisé de manière virtuelle. Le secrétariat n’a pas réussi à partager le texte de négociation avec la société civile ; la version quasi finale publiée le 3 septembre est le premier texte accessible au public depuis la publication du premier texte du président en décembre 2020. Le secrétariat n’a pas non plus fourni de mécanisme permettant aux OSC de contacter directement les négociateurs, de les inviter à des webinaires ou de partager des analyses du texte. Le secrétariat doit être tenu responsable de ces violations flagrantes des normes et protocoles de l’ONU, qui ne doivent absolument pas se répéter. Le fait d’exclure la société civile du processus de plaidoyer sur le mandat appauvrit le débat entre les États membres, car il empêche les opinions et les analyses d’experts de parvenir aux membres » [7].
Mauvaises solutions à des problèmes mal posés
En termes de contenu, Deborah James regrette également que « le texte n’est en AUCUN cas à la hauteur de la crise à laquelle les pays en développement sont confrontés. Tout au long du texte, il est clair que l’UE, le JUSSCKANZ [8] et le Royaume-Uni ont largement réussi à bloquer toute référence aux problèmes que les pratiques, les politiques et la gouvernance en matière de commerce international, d’investissement, de finance et de technologie par les pays développés et au niveau international ont engendrés pour les pays en développement. Tout le discours consiste à dire que les avantages de ces systèmes ne sont pas partagés équitablement, parce que les pays en développement n’ont pas la capacité de les réaliser. Selon ce discours erroné, la solution consiste pour la CNUCED à aider les pays en développement à mieux s’adapter pour tirer parti des avantages (du commerce, de l’investissement et de la numérisation) ». Signe de cette mauvaise foi, lorsque le texte aborde les conséquences dramatiques de la pandémie pour les pays du Sud, nulle part il ne mentionne l’impact des règles de l’OMC en matière de propriété intellectuelle, qui privent pourtant l’immense majorité de la population mondiale d’un accès rapide aux vaccins…
Pour Deborah James, et d’autres, il est donc clair que ce texte constitue une nouvelle attaque frontale contre le travail de la CNUCED dans les domaines de la finance, du surendettement ou encore de la numérisation, et de souligner le rôle particulièrement néfaste de l’Union européenne dans sa volonté de « dépouiller la CNUCED de tout ce qui ne rentre pas dans le « renforcement des capacités » (dans le cadre du système néolibéral actuel !) et de réduire à néant ses fonctions de recherche et d’analyse, entre autres ».
Face à ce constat, l’activiste ne baisse toutefois pas les bras. Si de nombreuses parties du texte ont déjà été approuvées, d’autres continuent de faire l’objet de négociations sur lesquelles il reste possible d’exercer une influence, même si le temps presse.