Qui se soucie encore de « l’avenir du travail » au niveau international ?
Un des points de départ du livre consiste à interroger la sincérité de toutes ces grandes organisations internationales (G20, Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), Forum de Davos, etc.) qui se sont tout d’un coup découvert une passion pour le travail et son avenir. Comme le souligne une des personnes interviewées, cet intérêt soudain est en effet d’autant plus suspect qu’aucune ou presque de ces institutions ne s’étaient jusque-là caractérisée par sa sollicitude pour le monde du travail, au contraire. Or, leur réaction face à l’épidémie de COVID-19 est venue largement confirmer ces soupçons.
En effet, la plupart de ces institutions se montrent aujourd’hui bien moins préoccupées par l’avenir des travailleur.euse.s, qui ont à subir à la fois les conséquences de la pandémie et de sa gestion, que par l’avenir de la mondialisation économique et financière. « Tragiquement, les ministres du G20 se sont engagés en paroles, mais pas dans un plan d’action coordonné au niveau mondial réclamé par les syndicats » regrettait par exemple la Secrétaire générale de la Confédération syndicale internationale (CSI) fin avril [1].
L’Union internationale des travailleur.euse.s de l’alimentation, de l’agriculture, de l’hôtellerie-restauration, du tabac et des branches connexes (UITA) fustigeait quant à elle un communiqué conjoint de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Ce communiqué en appelait à « une action internationale coordonnée pour maintenir la circulation transfrontalière des denrées alimentaires dans le cadre de la crise du covid-19 », mais en oubliant au passage, selon l’UITA, un élément clé, à savoir les mesures « visant à protéger la vie, la sécurité et les moyens de subsistance des travailleurs agricoles dont la sécurité alimentaire dépend » [2].
Rien d’étonnant, évidemment. Mais cela confirme si besoin était que l’engouement international soudain pour « l’avenir du travail », ces dernières années, masquait surtout des intérêts et des stratégies dans lesquels l’intérêt des travailleur.euse.s n’occupaient qu’une place marginale.
Seule l’Organisation internationale du travail (OIT), fidèle à son mandat, s’est penchée un peu sérieusement ces derniers mois sur les conséquences de la pandémie et de sa gestion sur les conditions de travail et de vie des populations [3]. Mais là encore avec des biais et des limites déjà identifiés dans le livre. Parmi ceux-ci, on soulignera en particulier son appel, désormais traditionnel, à ce que les réponses à la crise se fassent le plus possible dans le respect du « dialogue social ». Ce genre d’appels sonne déjà creux dans les anciennes économies industrielles où ce « dialogue » s’est presque complètement vidé de sa substance ces dernières décennies, mais dans le Sud où priment le travail informel et l’absence de liberté syndicale, il apparaît tout simplement déconnecté de la réalité.
Des réalités du travail décidément opposées entre le Nord et le Sud
L’avenir du travail vu du Sud dénonce en outre le fait que la plupart des acteurs et des questions constitutives du débat sur « l’avenir du travail » correspondent à la réalité des sociétés du Nord où l’emploi salarié constitue toujours la forme dominante du travail. À l’inverse, les travailleur.euse.s du Sud relèvent en effet dans leur immense majorité des secteurs informels et/ou de l’agriculture. Cela signifie que les discussions sur la précarisation de l’emploi, l’avenir de la protection sociale ou encore les façons de renouveler le « dialogue social » n’ont pas les mêmes significations pour ces travailleur.euse.s ; à supposer qu’elles aient un sens tout court.
Or, ici encore, la pandémie et les conséquences de sa gestion ont montré avec brutalité à quel point la fracture dans ces domaines reste béante entre les sociétés du Nord et du Sud. « Près d’un milliard de personnes étaient confinées ce dimanche, remarquait par exemple il y a quelques semaines Frédéric Thomas du CETRI [4]. Cela n’en reste pas moins un luxe, tant, au niveau mondial, la majorité de la population n’a pas les moyens du confinement. Ainsi, 60% des travailleurs dans le monde (85% en Afrique) sont actifs dans le secteur informel, n’ayant d’autres ressources que de continuer à travailler. Une personne sur quatre vit dans des bidonvilles et des quartiers informels, et 40% ne disposent pas d’équipements de base pour se laver les mains à la maison ».
L’OIT, de son côté, rappelait que « aujourd’hui, 40% de la population mondiale n’a pas d’assurance-maladie, (…) qu’une écrasante majorité de travailleurs n’ont pas les moyens de se mettre en congés maladie ou de faire face à une situation d’urgence imprévue, (…) que la protection en cas de chômage est également insuffisante dans la plupart des pays du monde (…) et que 55% de la population mondiale – soit environ quatre milliards de personnes – ne bénéficient d’aucune forme de protection sociale » [5]...
Le mythe de la 4IR démasqué
Dans sa deuxième partie, l’ouvrage s’attaque également au mythe fondateur du débat sur « l’avenir du travail » : l’existence d’une supposée « quatrième révolution industrielle » (4IR selon l’acronyme anglais : 4th Industrial Revolution) appelée à bouleverser le travail de la même façon que les révolutions industrielles précédentes l’avaient fait jusqu’ici. Plus précisément, l’émergence d’un ensemble de nouvelles technologies numériques menacerait à terme à la fois la quantité et la qualité des emplois, à tel point que si pour les uns, c’est le travail lui-même qui serait progressivement appelé à disparaître, pour les autres, on pourrait déjà faire une croix sur le salariat et ses principales institutions.
Pourtant, s’il y a eu un « avantage » à cette crise, c’est celui d’avoir rappelé, souvent cruellement, que l’économie est encore très loin de pouvoir se passer de travailleur.euse.s… Cela a été dit et répété, mais il vaut la peine d’y insister : ce n’est pas le moindre des paradoxes que les métiers et les tâches unanimement célébrés comme essentiels depuis quelques semaines sont précisément ceux qui sont les plus souvent dévalorisés et invisibilisés en temps normal. Notamment parce que la plupart sont assumés par des femmes et/ou des personnes racisées. La liste inclut le travail dans les soins de santé, les écoles, l’entretien des rues, la livraison, etc. Mais aussi celui des travailleur.euse.s domestiques, dont les employeur.euse.s découvrent tout à coup la pénibilité des tâches [6], les travailleur.euse.s saisonnier.ère.s dans l’agriculture, que l’on s’empresse de régulariser pour ne pas se priver de tomates cet été [7] ou encore les travailleur.euse.s industriels chinois à qui l’on a sous-traité la production de l’essentiel de nos biens de consommation courante.
Même les fleurons de la nouvelle économie numérique, tels Amazon [8] ou Deliveroo [9], ont été obligés de reconnaître que leurs activités continuaient de reposer sur du travail humain - on ne peut plus humain. Quant à leurs discours cyniques sur la libération du salariat par l’auto-entrepreneuriat numérique, il apparaît aujourd’hui encore plus crûment pour ce qu’il a toujours été : un voile futuriste jeté sur des rapports d’exploitation qui rappellent bien plus le 19e siècle que le 21esiècle…
Ce qui change malgré tout
Si les discours sur la « quatrième révolution industrielle » relèvent surtout de la manipulation, il n’en existe pas moins des changements bien réels dans le domaine de l’économie sous l’impulsion des technologies numériques, avec des conséquences potentiellement considérables sur le travail, y compris au Sud. Or, la crise actuelle accentue et accélère un certain nombre de ces changements.
Ainsi, l’automatisation et la relocalisation au Nord de certaines activités productives pourraient effectivement impacter le Sud plus rapidement que ce qui était envisagé avant la crise. De même, le pouvoir des grandes plateformes numériques pourrait sortir considérablement renforcé de la situation actuelle. Les défis que pose cette domination pour les pays et populations du Sud en proie à de nouvelles formes de dépendance et d’exploitation apparaissent avec d’autant plus d’acuité [10].
L’avenir du travail au-delà de la 4IR
La troisième et dernière partie de L’avenir du travail vu du Sud est centré sur trois enjeux jugés plus déterminants pour l’avenir du travail en Afrique, en Asie et en Amérique latine que les imprimantes 3D et les algorithmes : le modèle de développement ; les migrations et l’organisation des travailleurs.
Sur le premier point, on voit bien que la quête d’alternatives à la mondialisation néolibérale, voire au capitalisme tout court, ont connu un sérieux regain d’intérêt dans la foulée de la crise du COVID-19, et ce aussi bien au Nord qu’au Sud. Rien d’étonnant, tant la responsabilité de notre modèle économique est écrasante à la fois dans les causes de cette crise et dans notre incapacité à y faire face. Or, certaines des stratégies de dépassement de la mondialisation mises en avant dans le livre trouvent justement aujourd’hui un écho particulier.
C’est le cas, notamment, de la proposition d’un modèle de développement centré sur l’agriculture ; proposition formulée par l’activiste philippin Walden Bello à destination de pays agraires, comme la Birmanie par exemple [11]. Dans la foulée, ce dernier est également revenu, plus récemment, sur la nécessité connexe de revoir de fond en comble le système alimentaire mondial à la lumière des nombreuses failles révélées par la crise du COVID-19 [12].
« Les droits des migrant.e.s sont des droits de travailleur.euse.s »
Sur la question des migrations, nous soutenions notamment, avec d’autres, qu’il s’agit d’un enjeu étroitement lié au travail, ne serait-ce que parce que la toute grande majorité des migrant.e.s sont des travailleur.euse.s. Nous avons relayées les analyses qui voient dans les durcissements récents des politiques migratoires des pays industrialisés une logique de gestion de l’exploitation et de la misère, plutôt qu’une volonté d’arrêt pur et simple des migrations [13]. Or, encore une fois, la crise du COVID-19 est venue confirmer ces analyses, en montrant avec quel cynisme les politiques migratoires pouvaient être mobilisées au service d’intérêts purement mercantiles.
Frontières ouvertes, d’un côté, pour les travailleur.euse.s et les marchandises jugé.e.s essentiel.le.s, mais fermées, de l’autre, pour les réfugié.e.s qui s’entassent dans les camps de la mort en Grèce. Si on peut se réjouir de la régularisation massive de sans-papiers dans des pays comme le Portugal ou l’Italie, force est de reconnaître qu’elle sert principalement à leur permettre d’aller travailler dans les champs, en révélant au passage toute l’hypocrisie des discours d’extrême droite sur « les étrangers qui volent le travail des nationaux ». En réalité, ces travailleur.euse.s font simplement le travail dont personne ne veut. Et ils et elles le font dans des conditions d’autant plus abjectes que l’on s’obstine à les traiter comme des citoyen.ne.s de seconde zone.
Redécouvrir des réalités et pratiques alternatives du travail au Sud
Concernant l’organisation des travailleur.euse.s, enfin, le propos du livre est double. D’un côté, s’inscrire en faux contre les discours « déclinistes » sur la classe ouvrière - ses institutions, ses pratiques -, en montrant notamment qu’à l’échelle mondiale elle n’a jamais été aussi nombreuse. Simplement, ses effectifs se sont massivement « sudifiés » et féminisés au cours de ces dernières décennies, comme le révèlent aujourd’hui de façon exemplaire les conséquences pour l’économie mondiale de l’arrêt des grands centres de production que sont la Chine ou l’Inde, par exemple.
Mais de l’autre côté, le livre vise également à montrer que le travail et ses pratiques au Sud ne peuvent pas être réduits à une simple antichambre du travail du Nord. L’histoire du travail au Sud n’est pas celle du Nord, avec quelques décennies de retard. Il s’agit d’une histoire autre, qui repose sur des expériences et des pratiques différentes du travail, dont les travailleur.euse.s du Nord pourraient en partie s’inspirer, notamment au moment de faire face à la déliquescence des droits et des garanties historiquement fournis par l’emploi salarié.
En effet, dans la mesure où ces droits et garanties n’ont jamais eu la même portée dans les pays du Sud - loin de là -, on y retrouve davantage de stratégies de lutte et de solidarité qui ne passent pas par les institutions classiques du salariat dans leur version occidentale. Des stratégies qui montrent à nouveau l’étendue de leur créativité dans le cadre de la crise du COVID-19 [14], même si, ici comme ailleurs, il faut se garder d’idéaliser des situations qui restent très largement dramatiques.