Carte blanche publiée dans Le Soir, par un collectif de signataires (dont Bernard Duterme, du CETRI)*.
Un an après le début de la grève nationale, plus de 5 ans après la signature de l’Accord de paix et 10 ans après la signature de l’Accord de commerce avec l’UE, la Colombie reste un des pays les plus dangereux au monde pour les défenseurs et défenseuses des droits humains et de l’environnement, les responsables d’organisations syndicales ou les leaders de communautés indigènes et afro-colombiennes. La mise en œuvre de l’Accord de paix, signé en août 2016, s’est embourbée en raison d’un manque de volonté du gouvernement colombien, mais aussi d’un contexte international qui n’a pas pris la mesure des réalités de terrain. C’est peu dire que, depuis 2016, les violences se sont poursuivies en Colombie (déplacements forcés, disparitions forcées, assassinats ciblés) [1]. Elles sont les symptômes d’un mal profond qui touche une grande partie de la société civile, en particulier les secteurs les plus exposés à une violence endémique. Le monde paysan, éternel oublié des politiques gouvernementales depuis des décennies, est dans l’attente d’une réforme agraire qui ne vient pas. Les populations indigènes et afro-colombiennes, structurellement marginalisées, revendiquent l’application de leurs droits, elles aussi. De même, les taux d’informalité de l’emploi (47 %) et d’absence d’accès à la protection sociale restent très élevés. Toutes ces préoccupations soulignent l’immense fragilité de la situation actuelle, mais aussi le fait que cette violence structurelle ne peut être séparée du contexte économique international.
Un commerce mondial qui souffle sur les braises
Depuis les années 1990, la Colombie a intensifié son intégration dans le commerce mondial en accentuant la « re-primarisation » de son économie par sa dépendance à l’exportation de produits miniers, pétroliers et l’agro-exportation. Ce modèle a structuré une « économie de guerre » permettant aux groupes armés de financer leurs activités par le contrôle territorial de zones riches en matières premières. L’Accord de paix avait, entre autres, pour objectif de mettre un terme à une telle situation. L’UE l’a pleinement soutenu, sur le plan financier et logistique en particulier. Mais elle a cru pouvoir le faire sans remettre en question le modèle économique, pensant au contraire qu’il devrait faciliter les investissements, notamment dans les zones abandonnées par les guérillas, et qu’il devait être l’occasion d’une ouverture renforcée de l’économie colombienne au commerce mondial. Ce fut une erreur : dans une société profondément inégalitaire, où la violence armée a toujours noué un lien spécifique avec les enjeux socio-économiques, cette ouverture n’a fait que souffler sur les braises. Sans le vouloir, l’UE a donné du grain à moudre à tous ceux qui ont saisi l’occasion de cette internationalisation pour accentuer, sur le terrain, la lutte pour l’accès aux ressources naturelles et favoriser des logiques d’enrichissement fondées sur la violence. Mais c’est sans compter sur une société civile qui, bien que profondément affectée, notamment par des inégalités considérables, a connu ces dernières années des mobilisations populaires exemplaires.
À lire aussi Colombie : leurre du changement ?
Que doit faire l’UE ?
En 2012, l’Union européenne, soucieuse de garantir son accès aux matières premières et d’assurer sa compétitivité face aux autres puissances mondiales, finalisait un accord commercial multipartite avec la Colombie et le Pérou. A cette époque, le commissaire européen au Commerce, Karel De Gucht, avait insisté sur la possibilité d’activer des clauses de suspension en cas de non-respect des dispositions de l’Accord de commerce, notamment dans le domaine des droits humains ou environnementaux. Mais le caractère non-contraignant de ces clauses a rendu caduque leur application. Aucune violation des droits humains, aucun déplacement forcé ni aucun massacre n’auront incité l’UE à initier des mesures pouvant aller jusqu’à la suspension de l’Accord de commerce, sachant que son Article 1er énonce que le respect des droits humains et la démocratie sont des « éléments essentiels » de l’Accord. Et ce, alors que la Commission européenne avait pris la peine d’adresser officiellement sa préoccupation à son autre partenaire, le voisin péruvien, à la suite d’une plainte concernant la violation des droits syndicaux. Dans un tel contexte, nous, organisations de la société civile et universitaires belges et européens, plaidons pour que l’UE agisse dans trois directions :
1. Sortir de l’ambiguïté. L’UE doit tourner le dos à l’ambiguïté qui caractérise son action dans la région. Si elle entend prendre le parti de la paix et défendre, partout, les droits fondamentaux, elle doit en tirer les conséquences, y compris économiques, pour sa propre action. Paradoxalement, la guerre en Ukraine lui en fournit l’occasion : l’UE doit faire des choix et les assumer, partout dans le monde.
2. Envisager des sanctions. Dans cette perspective, l’UE doit agir beaucoup plus fermement : elle doit mettre en application un processus de sanctions envers les autorités colombiennes, pouvant aller jusqu’à la suspension des avantages liés à l’Accord de commerce. Ces suspensions pourraient être adaptées en fonction des secteurs et/ou des acteurs concernés par la violation des droits fondamentaux, afin de ne pas pénaliser la population colombienne en général. Par ailleurs, l’Accord de commerce devrait être renégocié pour rendre réellement contraignant son chapitre consacré au développement durable.
3. Mettre en œuvre le devoir de vigilance. Une contribution complémentaire pourrait provenir de l’adoption d’une directive européenne ambitieuse sur le devoir de vigilance [2]. De la sorte, l’UE pourrait contribuer de manière beaucoup plus substantielle au respect de droits humains et environnementaux. Cela devrait également permettre aux individus ou aux collectifs, victimes de ces violations, d’avoir accès à des mécanismes de recours.
*Signataires : Nicolas Van Nuffel, CNCD-11.11.11 ; Matthieu de Nanteuil, UCLouvain ; Marie-Hélène Ska, CSC, Confédération des Syndicats Chrétiens ; Laurent ATSOU, IFSI, Institut de coopération syndicale internationale FGTB ; Bernard Duterme, CETRI ; Veronique Wemaere, SolSoc ; Wies Willems, Broederlijk Denlen ; Anne Vereckeen, Comité Daniel Gillard ; Christine Vander Elst, ACDA, Action et coopération pour le Développement dans les Andes ; Paloma Cerdan, Agir ensemble pour les droits humains ; Red flamenca de Solidaridad con la Comunidad de Paz de San José de Apartadó ; Eva Willems (Philipps-Universität Marburg), Hanne Cottyn (University of York) et Sebastian De La Rosa Carriazo (KU Leuven), membres d’ENCUENTRO (Belgique) ; Tono Albareda, Asociación Cooperacció ; Rete italiana Colombia Vive ; Associazione Jambo, commercio equo – Fidenza ; IFOR Austria ; Reds, Red de solidaridad para la transformación ; Associação GRACE ; Red europea de Comités Oscar Romero (SICSAL-Europa) ; Taula Catalana por la Paz y los Derechos Humanos en Colombia ; Asociación Zehar-Errefuxiatuekin ; LaFede.cat, Federació d’organitzacions per la Justicia Global-Cataluña ; Trustbrand Watch Sweden/Colombia.