Étonnant communiqué que celui publié le 8 août 2022 par le secrétaire général de l’Organisation des États Américains (OEA), Luis Amalgro, à propos d’Haïti [1]. Il s’ouvre sur un constat d’échec – l’un des « plus importants et manifestes » dans le cadre la coopération internationale –, dont la responsabilité incombe aux forces endogènes au pays et à la communauté internationale. Et d’affirmer que la crise institutionnelle que vit Haïti est le fruit de « 20 ans de stratégie politique erronée ». Non seulement, au cours de ces deux dernières décennies, aucune institution haïtienne ne s’est renforcée, mais, « sous le parapluie de la communauté internationale », les bandes criminelles et « le processus de désinstitutionnalisation » ont germé.
Il n’est guère d’exemple récent d’un mea culpa aussi général et affirmé d’une organisation internationale. Mais, cette autocritique est très vite faussée, puis retournée. Parce qu’elle avait échoué, la communauté internationale se serait retirée d’Haïti, et ce retrait serait pire que son échec. On peine cependant à voir à quel retrait de l’ingérence étrangère dans les affaires internes d’Haïti Amalgro fait référence.
Sous diverses formes, directes et indirectes, avec différents noms, par le biais d’institutions et d’ambassades multiples – dont certaines réunies dans le Core group [2] –, « l’international » a été et continue d’être partie prenante de toutes les décisions stratégiques prises en Haïti. Sans parler de l’allégeance du pouvoir haïtien à Washington, ni de la dépendance économique du pays envers la super-puissance voisine, qui hypothèque largement sa souveraineté.
Plus loin dans le communiqué, un paragraphe donne la clé de ce subterfuge. Il évoque en effet les « forces internes qui voulaient, avec une complicité externe, que la Minustah [Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti [3] ] se retire (…) pour préparer le terrain afin qu’une situation comme celle qu’on constate actuellement puisse exister ». Ainsi, malgré la propagation de l’épidémie de choléra et les violences sexuelles dont elle fut responsable, malgré son inefficacité et sa légitimité pour le moins problématique, cette « mission », emblématique de la stratégie internationale, ne participerait pas de son échec.
L’OEA prend de la sorte position contre les organisations haïtiennes qui critiquaient ou s’opposaient à la Minustah, ainsi qu’à l’encontre de la Chine – « une complicité externe » – qui s’est montrée, au fil de ces dernières années, de plus en plus critique envers les missions onusiennes en Haïti [4]. Finalement, l’échec de la communauté internationale ne serait donc pas si général.
Un mea culpa en trompe-l’œil
Reste que, même en adoptant un tel point de vue, on ne voit pas pourquoi les Haïtiens et Haïtiennes feraient confiance à des institutions qui échouent depuis vingt ans, dont ils payent les conséquences et qui ont contribué à la descente en enfer que subit leur pays. La réponse est simple pour l’OEA : parce qu’ils n’ont pas le choix. À elles seuls, dans les conditions actuelles, les organisations haïtiennes ne peuvent trouver une solution à la crise.
De son côté, la communauté internationale a certes échoué, mais elle ne peut faire autrement qu’intervenir en Haïti ; son pire échec serait de se retirer. De plus, pour important qu’il soit, cet échec est contrebalancé par l’impossibilité d’une solution uniquement haïtienne. Au regard de cette situation et du manque de ressources et de capacités des institutions haïtiennes – leitmotiv du texte –, le mea culpa de l’OEA se mue en un blanc-seing pour la communauté internationale. Et l’OEA de présenter son plan – un énième plan – pour sortir Haïti de la crise : un dialogue institutionnel, une nouvelle Constitution, une banque centrale autonome, etc.
Tout ça pour ça ? Le programme de l’OEA n’est guère original et reprend dans ses grandes lignes les injonctions du Binuh (Bureau intégré des Nations Unies en Haïti) et du Core group. Le constat de « 20 ans de stratégie politique erronée » se dilue dans la poursuite d’une même stratégie, sous couvert d’une vague autocritique et de vaines promesses de ne pas répéter les erreurs passées. L’inconséquence le dispute au cynisme. De quelle légitimité peut bien se prévaloir l’OEA auprès de la population haïtienne pour présenter une « solution » à un problème qu’elle a contribué à développer [5] ?
L’échec de la communauté internationale ne réside-t-il pas aussi et surtout dans l’élaboration de plans et solutions pour Haïti, comme si les Haïtiens et Haïtiennes n’avaient ni idée ni programme ? L’occultation de l’Accord de Montana, du 30 août 2021, au sein duquel a convergé un vaste ensemble d’organisations et de mouvements sociaux haïtiens, est emblématique en ce sens [6].
On feint d’ignorer les propositions et alternatives, parce que leur simple existence constitue en soi un démenti des présupposés de la stratégie internationale, et parce qu’elles s’y opposent explicitement. De même qu’on « oublie » que l’insécurité est le fruit de bandes armées qui ont été instrumentalisées par le pouvoir, dès novembre 2018 avec le massacre de La Saline, pour casser le mouvement social [7].
Polarisation et conflit social
Si la société civile haïtienne apparaît faible, polarisée, manquant de capacités et peu apte ou ouverte au dialogue, aux yeux de la communauté internationale, ce n’est pas seulement le fruit d’un regard néocolonial ; c’est aussi la validation du droit, voire de l’obligation, des pays dits « amis » d’avancer leurs propres solutions. De même, considérer les Haïtiens et Haïtiennes comme de grands enfants, souvent turbulents, incapables de s’asseoir autour d’une table pour discuter avec calme et raison [8], permet de rejeter sur eux la responsabilité de l’échec actuel, et d’en appeler à un « dialogue inclusif » et à une « solution consensuelle » vidés de tout contenu.
À l’instar de Washington, de l’Union européenne et des chancelleries occidentales, l’OEA se plaint de l’impasse du dialogue, qui serait largement dû à la polarisation de la société haïtienne. Mais les États-Unis sont, eux aussi, extrêmement polarisés. Pourtant, l’OEA ne cherche pas à y promouvoir un « dialogue institutionnel » entre les partisans d’extrême droite de Donal Trump et le mouvement Black Lives Matter ou entre les évangélistes pro-vie et les organisations féministes.
La polarisation est une réalité dont il faut prendre acte. Elle ne signifie cependant pas que deux parts égales de la société haïtienne s’affronte. Il y a, d’un côté, une oligarchie et ses relais, qui a fait de l’instrumentation des bandes armées et de la gangstérisation de l’État sa politique, et, de l’autre, la grande majorité des organisations féministes, de droits humains, des mouvements de jeunes et paysans, des églises et des syndicats. Ce vaste ensemble ne peut se prévaloir de représenter « la majorité silencieuse ». Il n’en est pas moins l’espace le plus représentatif à l’heure actuelle. Surtout, une grande part de ses revendications sont issues du mouvement social inédit de 2018-2019, auquel des centaines de milliers de personnes ont pris part .
En appeler sans cesse au dialogue sans autre conditions, c’est gommer, avec le conflit social, les inégalités et les antagonismes, les mécanismes de reproduction de cette élite et de ses moyens de prédation, ainsi que la soif de changement et de rupture d’une part importante de la population. C’est également, et tout aussi opportunément, occulter le fait que la stratégie internationale s’appuie sur cette oligarchie. Celle-ci, en tirant ses ressources de la dépendance d’Haïti, constitue l’autre versant de la subordination du pays sur la scène internationale, en général, et envers le géant voisin nord-américain, en particulier.
Dialoguer avec l’oligarchie haïtienne ne délivre aucune solution. Ce n’est pas en parlant avec celle-ci, mais bien en la renversant que s’ouvre la chance d’une sortie du cycle infernal de crises et de catastrophes. En fin de compte, loin donc d’être étranger à la polarisation qu’elle prétend dénoncer, la communauté internationale l’entretient et l’exacerbe, en soutenant l’un de ses pôles – ce qui revient à renforcer l’asymétrie du rapport de forces –, et en voulant s’assurer à n’importe quel prix, qu’à défaut du statu quo, le changement se fera à la marge, et sous (son) contrôle.
Le prétendu dilemme international
Luis Amalgro conclut son communiqué par une question posée à la communauté internationale, aux institutions financières internationales, au système multilatéral et à la communauté financière internationale des pays donateurs : veulent-ils « industrialiser Haïti » ou « continuer à absorber la migration haïtienne » ? La réponse déterminera « si la situation haïtienne reste dans un état de crise permanente aux dimensions de plus en plus tragiques, ou si nous nous dirigeons vers un processus de transformation dans lequel nous assurons des investissements suffisants et leur durabilité, et donc la stabilité sociale du pays ».
Mais, en-dehors du mirage d’un state building qui n’a réussi nulle part, la décision n’a-t-elle pas été prise de longue date ? La baisse des tarifs douaniers et l’ouverture du marché – notamment au riz américain, qui a précipité la destruction de l’agriculture haïtienne –, la multiplication des zones franches textiles, la stratégie appuyée, sinon téléguidée, de « l’international » du « Haïti is open for business », les expulsions massives des Haïtiens et Haïtiennes depuis les États-Unis, le soutien à un pouvoir corrompu et prédateur, lié aux bandes armées, alors que se multiplient et s’aggravent les massacres, et que la situation ne cesse de se détériorer – et continuera de le faire – en sont autant de marqueurs récents.
On connaissait le « guépardisme », en référence au roman Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa : prétendre que tout change pour que rien ne change. L’OEA en offre une version plus sobre, mais non moins efficace : reconnaître l’échec de sa stratégie pour mieux l’imposer. Haïti n’a rien à attendre de la communauté internationale. Celle-ci participe du problème ; pas de la solution. Ce n’est que sous une pression cumulée des acteurs et actrices nationaux et internationaux qu’elle peut être amenée à changer de politique. En attendant, ses mea culpa continueront à avoir le goût de l’impunité.