• Contact
  • Connexion

L’Inde à la croisée des chemins

2014, année cruciale d’élections pour plusieurs pays émergents. En avril, ce sera le cas de l’Inde. Dans la « plus grande démocratie du monde », plus de 800 millions d’Indiens se rendront aux urnes pour élire la Lok Saba, la chambre basse du parlement. L’heure est au bilan dans un contexte économique teinté d’incertitude.

La combinaison du poids démographique de l’Inde et de son régime parlementaire en place tendent à première vue à valider la prétention de ses dirigeants à présenter ce pays comme « la plus grande démocratie du monde ». Stabilité politique, élections libres, respect de l’alternance, opposition politique et contre-pouvoirs civils sont quelques-uns des attributs qui ont donné une crédibilité à l’usage répété de ce superlatif.

Fort de cet atout de séduction, l’Inde a vu son potentiel d’attraction s’élever plus encore lorsqu’au tournant des années 1990, libéralisation politique et dynamisme économique sont venus à coïncider après les réformes structurelles adoptées par les autorités, de concert avec le FMI et la Banque mondiale. Cette singularité de l’acteur indien est certainement un élément qui a contribué à sa reconnaissance internationale comme puissance émergente.

Plus de vingt ans après le changement de cap dans la stratégie économique indienne, l’heure est au bilan. Si les réformes ont incontestablement donné un coup de fouet à la croissance [1] -, elles ont échoué à résorber la pauvreté de masse. Les inégalités ont explosé avec le processus de libéralisation : les riches se sont enrichis, les pauvres ont stagné ou se sont appauvris. La fragmentation par classes, castes et communautés religieuses, l’asymétrie des rapports hommes/femmes ainsi que la fracture géographique du pays ont accentué les différences et ont été à la source de conflits majeurs, parfois violents. Plus que jamais les pauvres ont un visage : ils sont pour l’essentiel ruraux, musulmans, Dalits (intouchables) et Adivasis (tribus). Leurs conditions d’existence contrastent avec celles de la classe moyenne privilégiée et témoignent d’un développement à deux vitesses.

À l’approche du prochain scrutin législatif, les enjeux auxquels le pays et ses dirigeants sont amenés à répondre sont multiples et complexes.

D’illusion en désillusion

Après un second mandat (2009-2014) qui touche à son terme, le gouvernement de coalition dirigé par Manmohan Singh [2] semble avoir perdu de son souffle et fait désormais face à un feu nourri de critiques.

Pourtant, le premier gouvernement de l’Alliance progressiste unie [3](UPA) avait emporté un certain succès de 2004 à 2009 et obtenu la reconduction d’un nouveau mandat en raison d’un « équilibre » trouvé entre l’agenda « pro-marché » du Premier ministre congressiste Singh et l’agenda social porté par la figure emblématique de Sonia Gandhi, tête de file du parti du Congrès. Des politiques innovantes, telles que le Right to Information Act [4], le National Rural Employment Guarantee Act [5], le National Rural Health Mission [6] ont été des programmes sociaux, qui en dépit d’imperfections et de ratés notoires, ont maintenu la tête hors de l’eau de millions de familles, et du même coup, écarté le spectre des flambées entre les communautés religieuses que le pays avait connues en 2002 avec le massacre de 2000 musulmans dans l’État du Gujarat. Au cours de cette première législature, gouvernement et partis ont « réussi » le grand écart entre des politiques néolibérales de croissance et d’autres, plus redistributives grâce à une conjoncture économique favorable et des recettes publiques en hausse. Résultat des courses : ce gouvernement a réussi à susciter une adhésion suffisante à la fois dans les rangs de la classe moyenne et des plus pauvres.

Lors de la seconde manche (2009-2014), la situation s’est renversée. Le gouvernement semble cette fois avoir fait l’unanimité contre lui. Il n’est parvenu à convaincre ni les uns ni les autres. Les directions contradictoires prises par les autorités ont été mises en relief par un contexte économique défavorable et ont dévoilé leurs limites. Le mécontentement est général et comble du paradoxe : les principaux bénéficiaires des réformes de libéralisation inspirées par Singh [7] se révèlent être les plus critiques.

Une classe moyenne insatisfaite

La minorité privilégiée (environ 20 % de la population) habituée depuis 10 ans à une croissance qui flirte avec des sommets encaisse mal le ralentissement soudain de l’économie et supporte peu de devoir brider ses ambitions. En cette fin de mandat, elle ne cesse de fustiger le gouvernement pour son incompétence et sa paralysie. Son maître mot est : « plus de réformes ». Au cours des derniers mois, le parti du Congrès a pourtant multiplié les efforts pour s’attirer les faveurs de la classe moyenne. Autrefois divisé et rétif à s’engager dans la voie de nouvelles réformes pour ne pas déplaire à son électorat populaire historique, il a décidé de privilégier la stratégie du « tout à la croissance ». Plusieurs secteurs encadrés de l’économie comme le commerce de détail ou l’aviation ont été ouverts au capital étranger et des aides publiques (sur le diesel, par exemple) ont été réduites à la demande pressante des milieux d’affaires. Mais rien n’y fait. L’insatisfaction reste de mise.

La fuite spectaculaire des investisseurs étrangers est au cœur des inquiétudes de la classe dirigeante. Ce phénomène s’explique par une conjonction de plusieurs éléments. Existent d’un côté les facteurs sur lesquels le pays n’a pas de prise directe, tels que le resserrement de la politique monétaire de la Réserve fédérale américaine (Fed). De l’autre, il y a une série de facteurs domestiques liés aux faiblesses structurelles de l’économie indienne : le pays souffre tout d’abord d’un déficit d’infrastructures en matière de transport, d’approvisionnement énergétique et de réseaux de distribution d’eau. La croissance par le biais de services, en particulier informatiques, n’exigeait pas des réseaux routiers ou ferroviaires très développés, au contraire de l’industrie dont l’essor dépend aujourd’hui. La corruption endémique est un second écueil. Elle a pénétré tous les niveaux de pouvoir et gangrène la vie économique et sociale. En 2011 et 2012, une vaste campagne anticorruption soutenue par la classe moyenne est progressivement montée en puissance. Elle a débouché sur l’adoption en décembre 2013 d’une loi historique contre la corruption : la lokpal. En dépit de cette avancée, le malaise reste palpable. La victoire aux élections législatives de Delhi du parti Aam Aadmi, le « parti de l’homme ordinaire », qui s’est mobilisé sur ce thème en est la plus récente manifestation. Les infrastructures et la lutte contre la corruption sont donc deux défis colossaux que l’Inde doit donc relever si elle veut poursuivre son essor.

La classe moyenne campe plus que jamais dans son rôle d’enfant gâté insatisfait et adopte une attitude ambivalente. Elle affiche ainsi, davantage que de coutume, un mépris envers une classe politique et des institutions démocratiques qu’elle juge dépassées et incompétentes. Dans les semaines à venir et avec les élections en ligne de mire, il y a fort à parier que les débats se durciront. Dans un climat de morosité ambiante, des voix s’élèvent pour prôner un retour à plus d’autoritarisme et à un rapprochement du modèle chinois.

Mécontentement de « l’autre Inde »

Le virage opéré par le parti du Congrès d’une politique plus redistributive vers un modèle de gouvernance laissant la part belle à la classe moyenne a de quoi surprendre. En 2009, l’une des clés de son succès avait tenu davantage à la mise sur pied de programmes sociaux qu’à l’évolution de la croissance. Pour un parti qui aime à se poser en champion des pauvres, ce choix interloque. Cela ne veut pas dire que le Congrès ait fait table rase du passé et se soit détourné de son électorat de base, car l’adoption d’une loi pour la sécurité alimentaire et un programme de transferts monétaires sont en cours. Insuffisant toutefois pour autonomiser les plus vulnérables et lutter efficacement contre la pauvreté et les inégalités. Pas sûr non plus que cela soit suffisant pour que le Congrès conserve son électorat populaire.

En dépit des promesses, l’autre Inde, celle des pauvres, est restée en marge du développement : 75 % de la population vit avec moins de 2 dollars par jour ! Cette persistance massive de la pauvreté résulte du peu de volonté de l’acteur politique de secouer un ordre social établi ainsi que de choix stratégiques désastreux. Dans les politiques mises en œuvre depuis 2004 et plus largement depuis les réformes des années 1990, deux échecs sont à souligner. La « croissance pour tous » est le premier raté notable de la Manmohanomics. Non seulement, la croissance a enregistré un net ralentissement depuis 2011 [8], mais en outre, le caractère déséquilibré et excluant des politiques de développement a accentué les fractures et disparités existantes. Le parti du Congrès se défend de faire la politique des élites en brandissant la liste des programmes sociaux dont il est à l’initiative, mais en dépit de leurs apports, cette « politique de subvention » n’a pas permis aux masses d’embrayer et de participer à l’émergence du pays. Deuxième revers : celui de la théorie du « ruissellement ». Depuis le virage néolibéral des années 1990, les dirigeants ont misé sur le développement d’une partie de la population (les classes moyennes urbaines et instruites) et d’un secteur de l’économie (des services de pointe et de haute technologie). Cet investissement sélectif avait pour but de créer un effet d’entraînement qui était censé se propager au reste du pays, mais au final, le résultat est désolant. L’émergence d’un segment de la population s’est fait au détriment de l’ensemble, la modernisation du pays aux dépens des services de base et des campagnes. De l’aveu même du président indien, Pranab Mukherjee [9] , cette stratégie a été un échec : « la théorie du ruissellement n’a pas permis de répondre aux attentes légitimes des pauvres ».

Développement des campagnes

Avec la modernisation et la libéralisation, la société indienne est perçue et vécue par les plus vulnérables comme de plus en plus inégalitaire, injuste et dès lors conflictuelle. Apaiser un climat social aussi tendu ne sera pas une mince affaire pour le prochain gouvernement. Pour tendre vers cet objectif, l’État doit prioritairement investir les campagnes et les extraire des oubliettes dans lesquelles elles ont été jetées. Le taux de croissance annuel moyen du produit agricole a été de 2% dans les années 2000-2010 – au moment où l’industrie et les services enregistraient des taux record, réduisant considérablement la part de l’agriculture dans l’économie nationale. L’agriculture et les 60% de la population active qui en dépendent ont été les parents pauvres du développement indien. La puissance publique doit à présent s’atteler à faire « émerger » cette partie encore « immergée » du pays. Elle seule est en mesure de réaliser les travaux dont les campagnes ont cruellement besoin en matière d’irrigation et d’électricité, d’entreprendre des politiques sociales audacieuses qui dépassent les politiques de subvention actuelles, de s’atteler à une réforme agraire longtemps reportée et d’améliorer l’accès et la qualité des services de base.

Mécontentement des pauvres, frustration des élites dorées, le principal parti au pouvoir est en mauvaise posture à la veille des élections. Toutefois, en dépit de son affaiblissement et des récents succès de son rival (le parti nationaliste hindou), la spécificité du système électoral indien (scrutin majoritaire uninominal à un tour) et la logique des coalitions font que le parti du Congrès reste dans la compétition. Le résultat des urnes sera certes crucial pour ces deux partis dominants, mais un autre élément décisif sera leur capacité à attirer les nombreux partis régionaux au sein d’alliances qu’ils entendent diriger, car le poids de ces acteurs sera sans nul doute considérable. En 2009, l’électorat indien avait déjà voté massivement pour des partis régionaux identifiés à une caste, une religion ou une langue [10].

Résistance des mouvements sociaux

Pour sortir de l’impasse, New Delhi doit cesser les grands écarts impossibles et s’attaquer aux conditions d’inégalité extrême qui règnent entre les États de l’Union, entre villes et des campagnes, entre riches et pauvres ; elle doit bousculer les rapports de domination qui s’expriment sur des bases sociales, de caste, de culture, de religion ou de sexe ; et mettre fin aux zones de non-droit où règnent la loi du plus fort et l’impunité.

La mutation de l’Inde et la reconfiguration de la société sont lentes et laborieuses. Néanmoins, des formes de résistance émergent contre la violence structurelle [11]. Ainsi, les basses castes se sont constituées en groupes d’intérêt et ont usé de leur identité, de leur ethnicité pour réclamer une société plus juste et des mouvements paysans ont revendiqué un meilleur accès à la terre et aux ressources contre l’appétit des grandes compagnies. L’émoi inédit suscité par les viols collectifs au cours de l’année écoulée a braqué l’attention sur les crimes commis contre les femmes et a permis d’interroger le statut, le rôle, les relations entre les sexes. Quelques avancées ont été obtenues, mais sans toutefois remettre en cause les méfaits de traditions patriarcales, archaïques et discriminantes.

Les acteurs sociaux, de par leur vitalité et leur nombre, ont prouvé à plusieurs reprises qu’ils font partie de l’équation politique. Ils sont en mesure d’affecter l’attitude des dirigeants et de peser de leur influence sur les politiques. De leur côté, au nom de la paix sociale, les autorités se sont résolues à concéder des réformes, à octroyer des mesures compensatoires. Toutefois, elles versent encore trop souvent dans la répression et la violence d’Etat lorsque les structures de leur pouvoir et le statu quo social dont ils tirent avantage sont questionnés. Plus que jamais donc, l’avenir de « la plus grande démocratie du monde » dépend de la volonté des autorités indiennes de solutionner ce paradoxe.

Télécharger L’Inde à la croisée des chemins PDF - 105.9 ko

Notes

[1Une moyenne de 7% par an sur la décennie 2000-2010

[2En 2004, le parti du Congrès (également appelé Congrès national indien ou plus simplement encore, le Congrès) de Sonia Gandhi remporte les élections, mais sa figure de proue devra renoncer au poste de Premier ministre. C’est Manmohan Singh qui sera nommé. En 2009, il sera à nouveau désigné comme Premier ministre pour un second mandat.

[3L’Alliance progressiste unie est une coalition de partis politiques qui dirige le gouvernement de l’Inde. Le parti du Congrès en est le principal parti.

[4Le droit à l’information est officialisé en Inde par une loi de 2005 : le « Right to Information Act ». Cet acte force les gouvernements nationaux, régionaux et locaux à la transparence. Tout citoyen a dorénavant le droit de savoir où et comment l’on dépense l’argent qu’il paie pour ses taxes.

[5Le NREGA est un programme à l’attention des pauvres qui leur garantit 100 jours de travail au salaire minimum dans les zones rurales.

[6La Mission nationale pour la santé rurale, lancée par le gouvernement indien en 2005, a encouragé différentes initiatives au niveau du pays et des États, pour améliorer les prestations et les services de soin de santé dans les zones rurales.

[7Comme ministre des Finances d’abord (1991-1996) et Premier ministre ensuite ( 2004-2014)

[8En 2012-2013, le rythme de croissance n’a été « que » de 5%

[9Pranab Mukherjee est président de l’Inde depuis juillet 2012. Il a été élu pour un mandat de cinq ans.

[10D’ailleurs à l’époque, le parti du Congrès et le parti du peuple indien (BJP) n’avaient récolté ensemble que 47% des voix

[11celle qui maintient des structures permettant la domination d’un groupe de personnes sur un autre


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.