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L’Espagne et le Mexique, deux frères fâchés

Une crise diplomatique divise le Mexique et l’Espagne à la veille de l’investiture de la nouvelle présidente mexicaine, Claudia Sheinbaum. Le roi d’Espagne, Felipe VI, n’y a pas été invité. Une première.

Interview de Bernard Duterme (CETRI) par Estelle Falzone (RTBF) pour l’émission Ici le monde.
Enregistrement audio (5 min.) à écouter ici :

Interview de Bernard Duterme (CETRI) par Estelle Falzone (RTBF) pour l’émission Ici le monde.
Enregistrement audio (5 min.) à écouter ci-dessus.


Compte-rendu écrit par Estelle Falzone (RTBF)

L’Espagne n’a pas été conviée à cause d’une lettre. En 2019, le président sortant, Andres Manuel Lopez Obrador, avait demandé à l’Espagne de s’excuser et de reconnaître « de manière publique et officielle » les « dommages » provoqués par la conquête espagnole entre 1521 et 1821. Lettre restée à tout jamais sans réponse.

Le temps est passé, mais pas l’amertume. En guise de réponse, le Mexique a décidé de ne pas inviter le Roi d’Espagne à la cérémonie. Le Premier ministre, Pedro Sanchez, a lui bien été invité, mais il a refusé cette invitation, en signe de « contestation » à cette « exclusion » du Roi qu’il juge « inexplicable » et « inacceptable ».

Le début d’une crise diplomatique ?

Outre la polémique, cette querelle entre l’Espagne et le Mexique touche à une question identitaire profonde au Mexique. Bernard Duterme, directeur du CETRI, le Centre tricontinental, explique : « C’est une polémique symboliquement forte car elle renvoie à des questions identitaires historiques, à la constitution même de la société mexicaine. La colonisation espagnole fut une colonisation de peuplement, donc l’essentiel de la population mexicaine aujourd’hui est d’origine espagnole, dont une part métissée avec les populations indigènes. C’est une question fondamentale d’injustice historique donc, en cela cette crise est symboliquement importante ». Selon l’expert, cette polémique apparaît cependant comme légèrement décalée, au regard des nombreux enjeux qui secouent le pays, comme la violence extrême, la migration ou encore la pauvreté très présente.

Par ailleurs, l’enjeu de la reconnaissance de la violence de la conquête espagnole ne représente pas, à ce stade, un frein à la coopération entre les deux pays. Souvent considérés comme des « pays frères », l’Espagne et le Mexique sont des partenaires économiques privilégiés, et le restent. « En Europe, le premier partenaire du Mexique est l’Espagne, et en Amérique latine, le premier client de l’Espagne est le Mexique », précise le directeur du CETRI. Cette crise diplomatique ne devrait donc sans doute pas remettre en question les relations économiques entre les deux États.

Ce contentieux existe, en plus, depuis l’arrivée au pouvoir de l’ex-président mexicain, Andres Manuel Lopez Obrador. Ce dernier n’a jamais visité l’Espagne, il est le premier président mexicain à ne pas le faire : « Mais ces relations économiques sont si importantes qu’il n’ira pas au-delà du champ politique, symbolique, sans incidence dès lors sur les relations prolifiques que les deux États entretiennent entre eux », ajoute Bernard Duterme.

La question coloniale : un enjeu politique au Mexique

Si cette question semble « décalée » par rapport aux préoccupations des Mexicains, c’est parce qu’elle sert également la popularité du président sortant : « Andres Manuel Lopez Obrador est le président le plus populaire de l’histoire du Mexique. Malgré les crises en cours, il termine son mandat sur un bilan relativement positif. Dans ses adresses quotidiennes à la nation mexicaine, il exerce souvent ce que les observateurs appellent »un populisme habile« , en jouant régulièrement le peuple contre les élites. Ici, en l’occurrence, les peuples indigènes mexicains contre la monarchie espagnole. »

Le président mexicain surfe également régulièrement sur le clivage entre la gauche mexicaine et la droite monarchique espagnole. Précisons qu’en Espagne, les partis de gauche dénoncent aussi cette « arrogance » de la monarchie espagnole – pour reprendre les termes d’Andres Manuel Lopez Obrador - à refuser toute reconnaissance de la violence de la colonisation au Mexique.

Dans le Sud-Est du Mexique, une partie des peuples d’origine indigène, les rebelles zapatistes mayas, a carrément tourné cette lettre du président sortant en ridicule. Ils invitent Andres Manuel Lopez Obrador à lui-même s’excuser des politiques menées par le Mexique contre les indigènes, le Mexique pays indépendant depuis deux siècles : « Il est vrai qu’au bas de l’échelle de la société mexicaine actuelle, il y a les peuples d’origine indigène. Ils représentent près de 20% de la population, soit entre 20 et 25 millions de personnes. Des peuples surreprésentés parmi les populations les plus marginalisées, les plus exploitées, et les premières victimes de racisme. Dans le Sud-Est mexicain, dans l’État du Chiapas, un indigène sur deux vit sans électricité... dans une région qui fournit pourtant l’essentiel de l’hydroélectricité du reste du pays ».

Côté espagnol, aucune remise en question en vue

Nous avons abordé le point de vue mexicain sur la question, mais qu’en est-il en Espagne ? Pourquoi l’ex-colonisateur refuse-t-il de s’excuser encore aujourd’hui ? Voici la réponse de Bernard Duterme : « Parce qu’en Espagne, on ne voit pas pourquoi on devrait s’excuser. Dans les milieux proches de la monarchie, on considère que l’Espagne n’a à s’excuser de rien, que le bilan de la période coloniale est au final plus positif que négatif. Nombre d’historiens espagnols, plutôt à droite politiquement, dressent un bilan globalement positif de la colonisation et n’acceptent pas ce qu’ils perçoivent comme une injonction mexicaine à reconnaître leurs torts dans les crimes et massacres commis à l’égard des populations indigènes de l’époque de la conquête, et pendant les trois siècles de colonisation qui ont suivi ».


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.

Pedro Sánchez (Photo : La Moncloa - Gobierno de España CC https://link.infini.fr/N9Ejndqo) et Claudia Sheinbaum (Photo : Secretaría de Cultura Ciudad de México CC https://link.infini.fr/hURLXPQV)
Pedro Sánchez (Photo : La Moncloa - Gobierno de España CC https://link.infini.fr/N9Ejndqo) et Claudia Sheinbaum (Photo : Secretaría de Cultura Ciudad de México CC https://link.infini.fr/hURLXPQV)